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littp://www.arcli ive.org/details/larecliercliedut10prou
SODOME
ET GOMORRHE
ŒUVRES DE MARCEL PROUST
Xirf"
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (2 VOl.).
A l'ombre des jeunes filles en fleurs (3 vol.).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES (3 VoL).
SODOME ET GOMORRHE (2 vol.)o
LA PRISONNIÈRE (2 VoL).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ (2 VoL).
PASTICHES ET MELANGES.
LES PLAISIRS ET LES JOURo.
CHRONIQUES.
LETTRES A LA N. R. F.
MORCEAUX CHOISIS.
UN AMOUR DE SWANN
(édition illustrée par Laprade).
Collection in-S « A la Gerhe »
ŒUVRES COMPLÈTES (18 VoL).
3IARCEL PROUST
A LA RECHERCHE
M TEMPS PERDU
X
SODOME ET GOMORRHE
• •
ru/*
GALLIMARD
587398 r~,r~.
t. 10
ToMS droits de reproduction, de traduction et d' adaptation réservés
pouf tous pays, y compris la Russie.
Copyright by Gaston Gallimard. Paris 192 1-1924.
SODOME ET GOMORRHE
DEUXIÈME PARTIE
(suite)
LE lendemain, le fameux mercredi, dans ce
même petit chemin de fer que je venais de
prendre à Balbec, pour aller dîner à la Raspe-
lière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard à
Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage
de ]\I'^^ Verdurin m'avait dit que je le retrouverais.
Il devait monter dans mon train et m'indiquerait oii
il fallait descendre pour trouver les voitures qu'on
envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le petit
train ne s'arrêtant qu'un instant à Graincourt,
première station après Doncières, d'avance je m'étais
mis à la portière tant j'avais peur de ne pas voir
Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintes bien
vaines ! Je ne m'étais pas rendu compte à quel point
le petit clan ayant façonné tous les « habitués » sur
le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue
de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de
suite reconnaître à un certain air d'assurance, d'élé-
gance et de familiarité, à des regards qui franchis-
8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
saient comme un espace vide, où rien n'arrête l'atten-
tion, les rangs pressés du vulgaire public, guettaient
l'arrivée de quelque habitué qui avait pns le tram à
une station précédente et pétillaient déjà de la
causerie prochaine. Ce signe d'élection, dont l'habi-
tude de dîner ensemble avait marqué les membres du
petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand,
nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une
tache plus brillante au milieu du troupeau des
voyageurs — ce que Brichot appelait le « pecus » —
sur les ternes visages desquels ne pouvait se lire
aucune notion relative aux Verdurin, aucun espoir
de jamais dîner à la Raspelière. D'ailleurs ces voya-
geurs vulgaires eussent été moins intéressés que moi
si devant eux on eût prononcé — et malgré la noto-
riété acquise par certains — les noms de ces fidèles
que je m'étonnais de voir continuer à dîner en
ville, alors que plusieurs le faisaient déjà, d'après
les récits que j'avais entendus, avant ma naissance,
à une époque à la fois assez distante et assez vague
pour que je fusse tenté de m'en exagérer l'éloigne-
ment. Le contraste entre la continuation non seule-
ment de leur existence, mais du plein de leurs forces,
et l'anéantissement de tant d'amis que j'avais déjà
vus, ici ou là, disparaître, me donnait ce même sen-
timent que nous éprouvons quand, à la dernière
heure des journaux, nous lisons précisément la
nouvelle que nous attendions le moins, par exemple
celle d'un décès prématuré et qui nous semble fortuit
Darce que les causes dont il est l'aboutissant nous
sont restées inconnues. Ce sentiment est celui que la
mort n'atteint pas uniformément tous les hommes,
mais qu'une lame plus avancée de sa montée tragique
emporte une existence située au niveau d'autres que
longtemps encore les lames suivantes épargneront.
Nous verrons, du reste, plus tard la diversité des
morts qui circulent invisibiement être la cause de
SODOME ET GOMORRHE g
l'inattendu spécial que présentent, dans les journaux,
les nécrologies. Puis je voyais' qu'avec le temps,
non seulement des dons réels, qui peuvent coexister
avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent
et s'imposent, mais encore que des individus mé-
diocres arrivent à ces hautes places, attachées dans
l'imagination de notre enfance à quelques vieillards
célèbres, sans songer que le seraient, un certain
nombre d'années plus tard, leurs disciples devenus
maîtres et wn pirant maintenant le respect et .a crainte
qu'ils éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèles
n'étaient pas connus du a pecus », lem* aspect pour-
tant les désignait à ses yeux. Même dans le tram
(lorsque le hasard de ce que les uns et les autres
d'entre eux avaient eu à faire dans la journée les y
réunissait tous ensemble), n'ayant plus à cueillir à
une station suivante qu'un isolé, le wagon dans
lequel ils se trouvaient assemblés, désigné par le
coude du sculpteur Ski, pavoisé par le « Temps » de
Cottard, fleurissait de loin comme une voiture de
luxe et ralliait, à la gare voulue, le camarade retar-
dataire. Le seul à qui eussent pu échapper, à cause
de sa demi-cécité, ces signes de promission était
Brichot. Mais aussi l'un des habitués assurait volon-
tairement à l'égard de l'aveugle les fonctions de
aruetteur et, dès qu'on avait aperçu son chapeau de
aille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on
le dirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment
d'élection. De sorte qu'il était sans exemple qu'un des
hdèles, à moins d'exciter les plus graves soupçons
de bamboche ou même de ne pas être venu par le
train », n'eût pas retrouvé les autres en cours de
route. ^Quelquefois l'inverse se produisait : un fidèle
avait dû aller assez loin dans l'après-midi et, en
conséquence, devait faire une partie du parcours
seu avant d'être rejoint par le groupe ; mais, même
amsi isolé, seul de son espèce, il ne manquait pas
lo A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
le plus souvent de produire quelque effet. Le Futur
vers lequel il se dirigeait le désignait à la personne
assise sur la banquette d'en face, laquelle se disait :
« Ce doit être quelqu'un », discernait, fût-ce autour
du chapeau mou de Cottard ou du sculpteur Ski,
une vague auréole, et n'était qu'à demi étonnée
quand, à la sta.ion suivante, une foule élégante, si
c'était leur point terminus, accueillait le fidèle à la
portière et s'en allait avec lui vers l'une des voitures
qui attendaient, salués tous très bas par l'employé
de Doville, ou bien, si c'était à une station intermé-
diaire, envahissait le compartiment. C'est ce que
fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés
en retard, juste au moment où le train déjà en gare
allait repartir, la troupe que Cottard mena au pas
de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu
mes signaux. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles,
l'était devenu davantage au cours de ces années
qui, pour d'autres, avaient diminué leur assiduité.
Sa vue baissant progressivement l'avait obligé,
même à Paris, à diminuer de plus en plus les travaux
du soir. D'ailleurs il avait peu de sympathie pour la
Nouvelle Sorbonne où les idées d'exactitude scienti-
fique, à l'allemande, commençaient à l'emporter
sur l'humanisme. Il se bornait exclusivement main-
tenant à son cours et aux jurys d'examen ; aussi
avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mon-
danité. C'est-à-dire aux soirées chez les Verdurin,
ou à celles qu offrait parfois aux Verdurin tel ou
tel fidèle, tremblant d'émotion. Il est vrai qu'à deux
reprises l'amour avait manqué de faire ce que les
travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du
petit clan. Mais M°»e Verdurin, qui « veillait au grain»,
et d'ailleurs, en ayant pris l'habitude dans l'.ntérêt
de son salon, avait fini par trouver un plaisir désin-
téressé dans ce genre de drames et d'exécutions,
l'avait irrémédiablement brouillé avec la personne
SODOME ET GOMORRHE ii
dangereuse, sachant, comme elle le disait, «mettre
bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la
plaie ». Cela lui avait été d'autant plus aisé pour
l'une des personnes dangereuses que c'était simple-
ment la blanchisseuse de Brichot, et M™e Verdurin,
ayant ses petites entrées dans .e cinquième du
professeur, écarlate d'orgueil quand elle daignait
monter ses étages, n'avait eu qu'à mettre à la porte
cette femme de rien. « Comment, avait dit la Patronne
à Brichot, une femmç comme moi vouî fait l'honneur
de venir chez vous, et vous recevez une telle créa-
ture ? » Brichot n'avait jamais oublié le service que
jMme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa
vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de
plus en plus attaché, alors qu'en contraste avec ce
regain d'affection, et peut-être à cause de lui, la
Patronne commençait à se dégoûter d'un fidèle par
trop docile et de l'obéissance de qui elle était sûre
d'avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez
les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses
collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les
récits qu'il leur faisait de dîners auxquels on ne les
inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou
par le portrait exposé au Salon, qu'avaient fait de lui
te écrivam ou tel peintre réputés dont les titulaires
des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient
le talent mais n'avaient aucune chance d'attirer
l'attention, enfin par l'éiégance vestimentaire elle-
même du philosophe mondain, élégance qu'ils
avaient prise d'abord pour du laisser-alier jusqu'à ce
que leur collègue leur eût bienveillamment exphqué
que le chapeau haute forme se laisse volontiers
poser par terre, au cotu^s d'une visite, et n'est pas de
mise pour les dîners à la campagne, si élégants
soient-ils, oii il doit être remplacé par le chapeau
mou, fort bien porté avec le smoking. Pendant les
premières seconaes où le petit groupe se fut engouffré
12 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard,
car il était suffoqué, moins d'avoir couru pour ne pas
manquer le train, que par l'émerveillement de l'avoir
attrapé si juste. Il en éprouvait plus que la joie
d'une réussite, presque l'hilarité d'une joyeuse farce.
« Ah ! elle est bien bonne ! dit-il quand il se fut
remis. Un peu plus ! nom d'une pipe, c'est ce qui
s'appelle arriver à pic ! » ajouta-t-iJ en chgnant de
l'oeil, non pas pour demander si l'expression était
juste, car il débordait maintenant d'assurance, mais
par satisfaction. Enfin il put me nommer aux autres
membres du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu'ils
étaient presque tous dans la tenue qu'on appelle à
Paris smoking. J'avais oublié que les Verdurin com-
mençaient vers le monde une évolution timide,
ralentie par l'affaire Dreyfus, accélérée par la musique
« nouvelle », évolution d'ailleurs démentie par eux,
et qu'ils continueraient de démentir jusqu'à ce
qu'elle eût abouti, comme ces objectifs militaires
qu'un général n'annonce que lorsqu'il les a atteints, de
façon à ne pas avoir l'air battu s'il les manque. Le
monde était d'ailleurs, de son côté, tout préparé à
aller vers eux. Il en était encore à les considérer commue
des gens? chez qui n 'allait personne de la société mais
qui n'en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin
passait pour un Temple de la Musique. C'était là,
assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration,
encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait
entièrement ncomprise et à peu près inconnue, son
nom prononcé comme celui du plus grand musicien
contempora n, exerçait un prestige extraordinaire.
Enfin certains jeunes gens du faubourg s'étant avisés
qu'ils devaien*: être aussi instruits que des bourgeois,
il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la
musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil
jouissait d'une réputation énorme. Us en parlaient,
rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait
SODOME ET GOMORRHE 13
poussés à se cultiver. Et s'intéressant aux études
de leurs fils, au concert les mères regardaient avec
un certain respect M°ie Verdurin, dans sa première
loge, qui suivait la partition. Jusqu'ici cette monda-
nité latente des Verdurin ne se traduisait que par
deux faits. D'une part, M™^ Verdurin disait de la
princesse de Caprarola : « Ah ' celle-là est intelligente,
c'est une femme agréable. Ce que je ne peux pas
supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui m'en-
nuient, ça me rend folle. » Ce qui eût donné à penser
à quelqu'un d'un peu fin que la princesse de Capra-
rola, femme du plus grand monde, avait fait une
visite à M^^^ Verdurin. Elle avait même prononcé
son nom au cours d'une visite de condoléances
qu'elle avait faite à W^^ Swann après la mort du
mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle les
connaissait. « Comment dites-vous ? avait répondu
Odette d'un air subitement triste. — Verdurin. —
Ah ! alors je sais, avait-elle repris avec désolation, je
ne les connais pas, ou plutôt je les connais sans les
connaître, ce sont des gens que j'ai vus autrefois
chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. »
La princesse de Caprarola partie, Odette aurait
bien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le
mensonge immédiat était non le produit de ses
calculs, mais la révélation de ses craintes, de ses
désirs. Elle niait non ce qu'il eût été adroit de nier,
mais ce qu'elle aurait voulu qui ne fût pas même si
l'interlocuteur devait apprendre dans une heure que
cela était en effet. Peu après elle avait repris son
assurance et avait même été au-devant des questions
en disant, pour ne pas avoir l'air de les craindre :
« M^ie Verdurin, mais comment, je l'ai énormément
connue », avec une affectation d'humilité comme une
grande dame qui raconte qu'elle a pris le tramway.
« On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque
temps », disait M°»e ^e Souvré. Odette, avec im
14 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dédain souriant de duchesse, répondait : « Mais
oui, il me semble en effet qu'on en parle beaucoup.
De temps en temps il y a comme cela dés gens
nouveaux qui arrivent dans la société », sans pexiser
qu'elle était elle-même une des plus nouvelles. « La
princesse de Caprarola y a dîné, reprit M°»« de
Souvré. — Ah ! répondit Odette en accentuant son
sourire, cela ne m'étonne pas. C'est toujours par la
princesse de Caprarola que ces choses-là commencent,
et puis il en vient une autre, par exemple la comtesse
Mole. » Odette, en disant cela, avait l'air d'avoir
un profond dédain pour les deux grandes dames
qui avaient l'habitude d'essuyer les plâtres dans
les salons nouvellement ouverts. On sentait à son
ton que cela voulait dire qu'elle, Odette, comme
M™s de Souvré, on ne réussirait pas à les embarquer
dans ces galères-là.
Après l'aveu qu'avait fait M^^^ Verdurin de l'intel-
ligence de la princesse de Caprarola, le second signe
que les Verdurin avaient conscience du destin futur
était que (sans l'avoir formellement demandé, bien
entendu) ils souhaitaient vivement qu'on vînt
maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M.
Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte
par son neveu, celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à
Graincourt se trouvait Saniette, qui jadis avait été
chassé de chez les Verdurin par son cousin Forche-
ville, mais était revenu. Ses défauts, au point de
vue de la vie mondaine, étaient autrefois — malgré
des qualités supérieures — un peu du même genre
que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire,
efforts infructueux pour y réussir. Mais si la vie,
en faisant revêtir à Cottard (sinon chez les Verdurin,
où il était, par la suggestion que les minutes anciennes
exercent sur nous quand nous nous retrouvons dans
un milieu accoutumé, resté quelque peu le même.
SODOME ET GOMORRHE 15
du moins dans sa clientèle, dans son service d'hô-
pital, à l'Académie de Médecine) des dehors de
froideur, de dédain, de gravité qui s'accentuaient
pendant qu'il débitait devant, ses élèves complaisants
ses calembours, avait creusé une véritable coupure
entre .e Cottard actuel et l'ancien, les mêmes défauts
s'étaient au contraire exagérés chez Saniette, au
fur et à mesure qu'il cherchait à s'en corriger. Sentant
qu'il ennuyait souvent, qu'on ne l'écoutait pas, au
lieu de ralentir alors, comme l'eût fait Cottard, de
forcer l'attention par l'air d'autorité, non seulement
il tâchait, par un ton badin, de se faire pardonner
le tour trop sérieux de sa conversation, mais pressait
scn débit, déblayait, usait d'abréviations pour
paraître moins long, plus familier avec les choses
dont il parlait, et parvenait seulement, en les rendant
inintelligibles, à sembler mterminable. Son assurance
n'était pas comme celle de Cottard qui glaçait ses
malades, lesquels aux gens qui vantaient son amé-
nité dans le monde répondaient : « Ce n'est plus
le même homme quand il vous reçoit dans son ca-
binet, vous dans la lumière, lui à contre-jour et les
yeux perçants. » Elle n'imposait pas, on sentait
qu'elle cachait trop de timidité, qu'un rien suffirait
à la mettre en fuite. Saniette, à qui ses amis avaient
toujours dit qu'il se défiait trop de lui-même, et
qui, en effet, voyait des gens qu'il jugeait avec
raison fort inférieurs obtenir aisément les succès
qui lui étaient refusés, ne commençait plus une
histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de
peur qu'un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir
sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au
comique que lui-même avait l'air de trouver à ce
qu'il allait dire, on lui faisait la faveur d'un silence
général. Mais le récit tombait à plat. Un convive
doué d'un bon cœur glissait parfois à Saniette
l'encouragement, privé, presque secret, d'un sourire
16 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
d'approbation, le lui faisant parvenir furtivement,
sans éveiller l'attention, comme on vous glisse
im billet. Mais personne n'allait jusqu'à assumer
la responsabilité, à risquer l'adhésion publique d'un
éclat de rire. Longtemps après l'histoire finie et
tombée, Saniette, désolé, restait seul à se sourire à
lui-même, comme goûtant en elle et pour soi la
délectation qu'il feignait de trouver sufh santé et que
les autres n'avaient pas éprouvée. Quant an sculpteur
Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu'on trou-
vait à prononcer son nom polonais, et parce que
lui-même affectait, depuis qu'il vivait dans une
certaine société, de ne pas vouloir être confondu
avec des parents fort bien posés, mais un peu en-
nuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cmq
ans et fort laid, une espèce de gammerie, de fan-
taisie rêveuse qu'il avait gardée pour avoir été
jusqu'à dix ans le plus ravissant enfant prodige
du monde, coqueluche de toutes les dames. M"»*
Verdurin prétendait qu'il était plus artiste qu'Elstir.
Il n'avait d'ailleurs avec celui-ci que des ressem-
blances purement extérieures. Elles suffisaient pour
qu'Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour
lui la répulsion profonde que nous mspirent, plus
encore que les êtres tout à fait opposés à nous,
ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui
s'étale ce que nous avons de moins bon, les défauts
dont nous nous sommes guéns, nous rappelant
fâcheusement ce que nous avons pu paraître à
certains avant que nous fussions devenus ce que
nous sommes. Mais M™e V'erJurin croyait que Ski
avait plus de tempérament qu Elstir parce qu'il n'y
avait aucun art pour lequel il n'eût de la facilité,
et elle était persuadée que cette facilité il l'eût
poussée jusqu'au talent s'il avait eu moins de paresse.
Celle-ci paraissait même à la Patronne un don de
plus, étant le contraire du travail, qu'elle croyait
SODOME ET GOMORRME 17
le lot des êtres sans génie. Ski peignait tout ce qu'on
voulait, sur des boutons de manchette ou sur des
dessus de porte. Il chantait avec une voix de com-
positeur louait de mémoire en donnant au piano
l'impression de l'orchestre, moins par sa virtuosité
que par ses tausses basses signifiant l'impuissance
des doigts à indiquer qu'ici iJ y a un piston que, du
reste, il imitait avec la bouche. Cherchant ses mots
en parlant pour taire croire à une 'mpressicn curieuse,
de la même laçon qu'il retardait un accord plaqué
ensuite en disant : « Ping », pour taire sentir les
cuivres, il passait pour merveilleusement intelligent,
mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou
trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation
de fantaisiste, il s'était mis en tête de montrer qu'il
était un être pratique, positif, d'oia chez lui une
triomphante affectation de fausse précision, de
taux bon sens, aggravés parce qu il n'avait aucune
mémoire et des informations toujours inexactes.
Ses mouvements de tête, de cou. de iambes, eussent
été gracieux s'il eût eu encore neuf ans, des boucles
blondes, un grand col de dentelles et de petites
bottes de cuu- rouge. Arrivés en avance avec Cottard
et Bnchot à la gare de Graincourt, 'is avaient laissé
Bnchot dans la salle d'attente et étaient allés taire
un tour, yuand Cottard avait vouju ^-evenir. Ski
avait répondu : « Mais rien ne presse. .Aujourd'hui
ce n'est pas le train local, c'est le train départe-
mental. » Ravi de voir l'effet que cette nuance dans
la précision produisait sur Cottard, J ajouta pariant
de lui-même : « Oui, parce que Ski aime es arts,
parce qu'u modèle la glaise, on croit qu'il n'est pas
pratique. Personne ne connaît la ligne mieux que
moi. » Néanmoins ils étaient revenue vers la gare,
quand tout d'un coup, apercevani la tumée du petit
tram qui arrivait, Cottard, poussant un hurlement,
avaat crié ; « Nous n avons qu'à prendre nos jambes
VoL x. a
i8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
à notre cou. » Ils étaient en effet arrivés iuste, la
distinction entre le train local et départemental
n'avarii jamais existé que dans l'esprit de Ski. « Mais
est-ce que la pnnces.se n'est pas dans le tram ? »
demanda d'une voix vibrante Bnchot; dont les
lunettes énormes, resplendissantes comme ces réflec-
teurs que les laryngologues s rttachent au Iront poux
éclairer la yorge de leurs malades, semblaient avoir
emprunté leur vie aux yeux du professeur, et, peut-
être à cause de l'effort qu'il faisait pour accommoder
sa vision avec elles, semblaient, même dans les
momenis les plus insignifiants, regarder elles-mêmes
avec une attention soutenue et une fixité extraordi-
naire. D'ailleurs la maladie, en retirant peu à peu
la vue à Bnchot, lui avait révélé les beautés de ce
sens, comme il faut souvent que nous nous décidions
à nous séparer d'un objet, à en faire cadeau par
exemple, pour le regarder, le regretter, l 'admirer.
«Non, non, la princesse a été reconduire lusqu'à
Maineville des invités de M™^ Verdurin qui prenaient
le train de Pans. Il ne serait même pas impossible
que M"»* Verdurin, qui avait affaire à Saint-Mars,
fût avec elle \ Comme cela elle voyagerait avec nous
et nous tenons route tous ensemble, ce serait char-
mant. Il s'agira d'ouvrir l'œil à Maineville, et le
bon ! Ah ! ça ne fa^t nen, on peut dire que nous
avons bien faiih manquer le coche. Quand i'ai vu
le train i'ai été sidéré. C'est ce qui s'appelle arriver
au moment psychologique. Vo5'ez-vous ça que nous
ayions manqué le train } M°" Verdurin s'apercevant
que les voitures revenaient sans nous ? Tableau 1
ajouta le docteur qui n'était pas encore remis de son
émoi. Voilà .me équipée qui n'est pas banale. Dites
donc, bnchot, qu'est-ce que vous dites de notre
petite escapade ? demanda le docteur avec une
certaine nerté. — Par ma foi, répondit Bnchot, en
eflei, SI vous n'aviez plus trouvé ie train, c'eiit été.
SODOME ET GOMORRHE i^
comme eût parlé teu Viliemam, un sale coup pour
la fanfare ! » Mais moi, d'strait dès les premiers
instants par ces gens que le ne connaissais pas, je
me rappoiai tout d'un coup ce que Cottard m'avait dit
dans la saiie de danse du 'etit Casino, et, comme si
un chaînon invisible eût pu relier un organe et les
ima^îes du souvenir, celle d'Albertine api>uyant ses
seins contre ceux d'Andrée me faisan un mal terri', .e
au coeur. Ce ma ne dura pas : l'idée de relations
possibles entre Albertine et des temmes ne me
semblait plus possible depuis .'avant-veille, oîi les
avances que mon amie avait faites à Saint-Loup
avaient excité en moi une nouvelle jalousie qui
m'avait fait oublier la première, [avais a naïveté
des gens qui croient qu'uT goût en exclut lorcément
un autre. A Harambouville, comme le tram était
bondé, un te-mier en blouse bleue, qui n'avait qu un
billet de troisième, monta dans notre compartiment.
Le docteur, trouvant qu'on ne pourrait pas laisser
voyager la princesse avec lui, appela un employé,
exhiba sa carte de médecin d'une grande compagnie
de chemin de 'er et torça le chef de i^are à faire
descendre le fermier. Cette scène peina et aiar.iia à
un tel point la timidité de Saniette que, dès qu'il la
vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité
de paysans qui étaient sur le quai, qu'elle ne prit
les proportions d'une jacquerie, il feignit d'avoir
ma; au ventre, et pour qu'on ne pût l'accuser d'avoir
sa part de responsabilité dans a violence du docteur,
iJ enfila le oou.oir en feignant de chercher ce que
Cottard appelait les a water ». N'en trouvan' pas,
il re^^arda le paysage de l'autre extrémité du tortUiard.
« Si ce sont vos débuts chez M™* Verdunn, Monsieur,
me dit Bnchot, qui tenait à montrer ses talents a un
« nouveau », vous verrez qu'il n'y a pas ûe milieu
où l'on sente mieux la « douceur de vivre », comme
disait un des mvenieurs du dilettantisme, du je
20 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
m'enfichisme, de beaucoup de mots en « isme » à
la mode chez nos snobinettes, je veux dire M. le
prince de Talleyrand. » Car, quand iJ parlait de ces
grands seigneurs du passé, li trouvait spirituel et
«couleur de rép:que » de faire précéder leur titre
de Monsieur et disait Monsieur le duc de La Roche-
foucauld, Monsieur ^e cardinal de Retz, qu iJ appe-
lait aussi de temps en temps : « Ce struggle for iifer
de Gondi, ce « bouJantiiste » de Marsillac. » Et il
ne manquait jamais, avec un sourire, d'appeler
Montesquieu, quand ii parlait de lui : « Monsieur le
Président Secondât de Montesquieu. » Un homme du
monde spirituel eût été agacé de ce pédantisme, qui
sent l'école. Mais, dans les parlaiies manières de
l'homme du monde, en parlant d'un prince, il y a
un pédantisme aussi qui trahit une autre caste, celle
où l'on fan précéder le nom Guillaume de « l'Em-
pereur ' et où l'on parle à la troisième personne à une
Altesse. « Ah ! ceiui-là, reprit Brichot, en panant de
« Monsieur le prince de Talleyrand », i' faut le saluer
chapeau bas. C'est un ancêtre. — C'est un milieu
charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peu
de tout, car M™« Verdurin n'est pas exclusive : des
savants illustres comme Brichot de la t.aute noblesse
comme, par exemple, la princesse Sherbatoft, une
grande dame russe amie de la grande-duchesse
Eudoxie qu même la voit seule aux heures où
personne n'est admis. » En effet, la grande-duchesse
Eudoxie, ne se souciant pas que la princesse Sher-
batoft, qui depuis ongtemps n'était plus reçue par
personne, vînt chez elle quai.d elle eût pu v avoir
du monde ne a laissait venir que de très bonne
heure, quand l'Altesse n'avait auprès d'elle aucun
des amis à qui il eût été aussi désagréable de rencon-
trer la princesse que cela eût été gênant pour celle-ci.
Comme depuis trois ans, aussitôt après avoir quitté,
comme une manucure, la grande-duchesse. M""*
SODOME ET GOMORRHE 21
Sherbatoff partait chez M°>« Verdurin, qui venait
seulement de s'éveiller, et ne la quittait plus, on
peut dire que la fidélité de la princesse passait
infiniment celle même de Brichot, si assidu pourtant
à ces mercredis, oîi il avait le plaisir de se croire, à
Paris, une sorte de Chateaubriand à l'Abbaye-aux-
Bois et oîi, à la campagne, il se faisait l'effet de
devenir l'équivalent de ce que pouvait être chez
Mme du Châtelet celui qu'il nommait toujours (avec
une malice et une satisfaction de lettré) : « M. de
Voltaire. »
Son absence de relations avait permis à la princesse
Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux
Verdurin une fidélité qui faisait d'elle plus qu'une
« fidèle » ordinaire, la fidèle type, l'idéal que M°»«
Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu'ar-
rivée au retour d'âge, elle trouvait enfin incarné en
cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalousie
qu'en eût été torturée la Patronne, il était sans
exemple que les plus assidus de ses fidèles ne l'eussent
« lâchée » une fois. Les plus casaniers se laissaient
tenter par im voyage ; les plus continents avaient
eu une bonne fortune ; les plus robustes pouvaient
attraper la grippe, les plus oisifs être pns par leurs
vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les
yeux à leur mère mourante. Et c'était en vain que
jjme Verdurin leur disait alors, comme l'impératrice
romaine, qu'elle était le seul général à qui dût obéir
sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui
qui aimait son père et sa mère autant qu'elle et
n'était pas prêt à les quitter pour la suivre n'était
pas digne d'elle, qu'au lieu de s'affaiblir au ht ou de
se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de
rester près d'elle, elle, seul remède et seule volupté.
Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la
fin des existences qui se prolongent tard, avait fait
rencontrer à Mp-^ Verdurin la princesse Sherbatoff.
22 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Brouillée avec sa tamille, exilée de son pays, ne
connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-
duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu'elle
n'avait pas envie de rencontrer les amies de la pre-
mière, et parce que la seconde n'avait pas envie que
ses amies rencontrassent la prmcesse, elle n'allait
qu'aux heures matinales où M™* Verdurin dormait
encore, ne se souvenant pas d'avoir gardé la chambre
une seule fois depuis l'âge de douze ans, où elle avait
eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à
M"** Verdurin qui, inquiète d'être seule, lui avait
demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à
iimproviste, malgré le jour de l'an : « Mais qu'est-ce
qui pourrait m'en empêcher n'importe quel jour ?
D'ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes
ma famille », vivant dans une pension et changeant
de « pension » quand les Verdi ^in déménageaient, les
suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait
SI bien réalisé pour M"* Verdurin le vers de Vigny :
Toi seule me parus ce qu'on cherche toujours
que la Présidente du petit cercle, désireuse de s'as-
surer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait
demandé que celle des deux qui mourrait la dernière
se fît enterrer à côté de l'autre. Vis-à-vis des étrangers
— parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui
nous mentons le plus parce que c'est celui par qui
il nous serait le plus pénible d'être méprisé : nous-
même, — la princesse Sherbatoft avait soin de
représenter ses trois seules amitiés — avec la grande-
duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne l'utbus
— comme les seules, non que des cataclysmes
indépendant de sa volcnté eussent laissé émerger au
milieu de la destruction de tout le reste, mais qu'im
libre choix lui avait fait élire de préférence à toute
autre, et auxquelles un certain goût de solitude et
de simplicité l'avait fait se borner. « Je ne vois
I
SODOME ET GOMORRHE 23
personne d'autre », disait-elle en insistant sur le
caractère inflexible de ce qui avait plutôt l'air d'une
règle qu'on s'impose que d'une nécessité qu'on subit.
Elle ajoutait : « Je ne fréquente que trois maisons »,
comme les auteurs qui, craignant de ne pouvoir
aller jusqu'à la quatrième, annoncent que leur |)ièce
n'aura que trois représentations. Que M. et M™*
Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils
avaient aidé la princesse à l'inculquer dans l'esprit
des fidèles. Et ceux-ci étaient persuadés à la fois
que la princesse, entre des milliers de relations qui
s'offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et
que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute
aristocratie, n'avaient consenti à faire qu'une
exception, en faveur de la princesse.
A leurs yeux, la princesse, irop supérieure à son
milieu d'origine pour ne pas s'y ennuyer, entre tant
de gens qu'elle eût pu fréquenter ne trouvait agréables
que les seuls Verdurin, et réciproquement ceux-ci,
sourds aux avances de toute l'aristocratie qui
s'ofïrait à eux, n'avaient consenti à faire qu'une
seule exception, en faveur d'une grande dame plus
intelligente que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.
La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les
premières une grande baignoire où, avec l'autorisation
de M™* Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais
personne d'autre. On se montrait cette personne
énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir,
et plutôt en rougissant comme certains fruits du-
rables et ratatinés des haies. On admirait à la fois
sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec
elle un acadomicien, Brichot, un célèbre savant,
Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard
M. de Charlus, elle s'efforçait pourtant de retenir
exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond,
ne s'occupait en nen de la salle, vivait exclusivement
pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la
24 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
représentation, se retirait en suivant cette souveraine
étrange et non dépourvue d'une beauté timide,
fascinante et usée. Or, si M™^ Sherbatoft ne regardait
pas la salle, restait dans l'ombre, c'était pour tâcher
d'oublier qu'il existait un monde vivant qu'elle
désirait passionnément et ne pouvait pas connaître ;
la « coterie » dans une « baignoire » était pou elle ce
qu'est pour certains animaux l'immobilité quasi
cadavérique en présence du danger. Néanmoins,
le goiit de nouveauté et de curiosité qui travaille les
gens du monde faisait qu'ils prêtaient peut-être plus
d'attention à cette mystérieuse inconnue qu'aux
célébrités des premières loges, chez qui chacun
venait en visite. On s'imaginait qu'elle était autre-
ment que les personnes qu'on connaissait ; qu'une
merveilleuse intelligence, jointe à une bonté divina-
trice, retenaient autour d'elle ce petit milieu de gens
éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait
de quelqu'un ou si on lui présentait quelqu'un, de
feindre une grande froideur pour maintenir la fiction
de son horreur du monde. Néanmoins, avec l'appui
de Cottard ou de M™^ Verdurin, quelques nouveaux
réussissaient à la connaître, et son ivresse d'en con-
naître un était telle qu'elle en oubliait la fable de
l'isolement voulu et se dépensait follement pour le
nouveau venu. S'il était fort médiocre, chacun s'éton-
nait. « yuelle chose singulière que la princesse, qui
ne veut connaître personne, aille faire une exception
pour cet être si peu caractéristique. » Mais ces fécon-
dantes connaissances étaient rares, et la princesse
vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le
verrai mercredi chez les Verdurin », que : o Je le
verrai mardi à l'Académie. » Il parlait aussi des
mercredis comme d'une occupation aussi importante
et aussi inéluctable. D'ailleurs Cottard était de ces
gens peu recherchés qui se font un devoir aussi
SODOME ET GOMORRHE 25
impérieux de se rendre à une invitation que si elle
constituait un ordre, comme une convocation mili-
taire ou judiciaire. Il fallait qu'il fût appelé par une/
visite bien importante pour qu'il « lâchât » les Ver-
durin le mercredi, l'importance ayant trait, d'ailleurs,
plutôt à la qualité du malade qu'à la gravité de la
maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait
aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé
d'une attaque, mais pour le coryza d'un ministre.
Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme : « Excuse-
moi bien auprès de M™^ Verdurm. Préviens que
j'arriverai en retard. Cette Excellence aurait bien
pu choisir un autre lour pour être enrhumée. » Un
mercredi, leur vieille cuisinière s'étant coupé la
veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller
chez les Verdurm, avait haussé les épaules quand sa
femme lui avait timidement demandé s'il ne pourrait
pas panser la blessée : « Mais je ne peux pas, Léontme,
s'était-il écrié en gémissant ; tu vois bien que j'ai
mon gilet blanc. » Pour ne pas impatienter son mari,
M™^ Cottard avait fait chercher au plus vite le chef
de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris
une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la
cour au moment oîi celle de Cottard allait sortir
pour le mener chez les Verdurm, on avait perdu cinq
minutes à avancer, à reculer. M™« Cottard était
gênée que le chef de clinique vît son maître en tenue
de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par
remords, et partit avec une humeur exécrable qu'il
fallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à
dissiper.
Si un client de Cottard lui demandait : 0 Rencon-
trez-vous quelquefois les Guermantes ? » c'est de la
meilleure foi du monde que le professeur répondait :
0 Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais
pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à
moi. Vous avez certainement entendu parler des
26 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis
eux, du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis.
Il y a du répondant. On évalue généralement que
M™* Verdurm est riche à trente-cinq millions. Dame,
trente-cinq millions, c'est un chiffre. Aussi elle n'y
va pas avec le dos de la cuiller. Vous me parliez de
la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la
différence : iM""* Verdurin c'est une grande dame, la
duchesse de Guermantes est probablement une
purée. Vous saisissez bien la nuance, n'est-ce pas ?
En tout cas, que ies Guermantes aillent ou non chez
jjme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les
d'Sherbatoff, les d'Forche ville, et tutti quanti, des
gens de la plus haute volée, toute la noblesse de
France et de Navarre, à qui vous me verriez parler
de pair à compagnon. D'ailleurs ce genre d'individus
recherche volontiers les nrinces de la science »,
ajoutait-il avec un sourire d'amour-propre béat,
amené à ses lèvres par la satisfaction crgueilleuse,
non pas tellement que l'expression jadis réservée aux
Potain, aux Charcot, s'appliquât maintenant à lui,
mais qu'il sût enfin user comme il convenait de
toutes celles que l'usage autorise et, qu'après les
avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi,
après m 'avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les
personnes que recevait M°"= Verdurm. Cottard
ajoutait en clignant de l'œil : « Voi;s voyez le genre
de la maison, vous comprenez ce que je veux dire ? »
Il voulait dire ce qu'il y a de plus chic. Or, recevoir
une dame russe qui ne connaissait que la grande-
duchesse Eudoxie, c'était/ peu. Mais la princesse
Sherbatoft eût même pu ne pas la connaître sans
qu'eussent été amoindries l'opinion que Cottard
avait relativement à la suprême élégance du salon
Verdurin et sa joie d'y être reçu. La splendeur dont
nous semblent revêtus les gens que nous fréquentons
n'est pas plus mtnnsèque que celle de ces person-
SODOME ET GOMORRHE 27
nages de théâtre pour l'habillement desquels il est
bien inutile qu'un directeur dépense des centaines
de mille francs à acheter des costumes authentiques
et des biioux vrais -|Ui ne feront aucun ettet, quana
un grand décorateur donnera une impression de
luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant un
rayon factice sur un pourpomt de grosse toiie semé
de bouchons de verre et sur un manteau en papier.
Tel homme a passé sa vie au milieu des grands de la
terre qui n'étaient pour lui que d'ennujeux parents
ou de fastidieuses connaissances, parce qu'une habi-
tude contractée dès le berceau les avait dépouillés à
ses yeux de tout prestige. Mais, en revanche, il a
suffi que celui-ci vînt, par queiv^ue hasard, s'ajouter
aux personnes les plus obscures, pour que d'innom-
brables Cottard aient vécu éblouis par des femmes
titrées dont ils s'imaginaient que le saion était le
centre des élégances aristocratiques, et qui n'étaient
même pas ce qu'étaient M'ns de Villepansis et ses
amies (des grandes dames déchues que l'aristocratie
qui aval' été élevée avec elles ne fréquentait plus) ;
non, celles dont l'amitié a été l'orgueil de tant de
gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et y
donnaient les noms de ces femmes et de celles qu'elles
recevaient, personne, pas plus M™'' de Cambremer
que M™* de Guermantes, ne pourrait les identiher.
Mais qu'importe ! Un Cottard a ainsi sa marquise,
laquelle est pour lu la « baronne », comme, dans
Marivaux, .a baronne dont on ne dit jamais le nom
et dont on n'a même pas l'idée ju'el'e en a lamais eu
un. Cottard croit d'autant plus y trouver résumée
l'aristocratie — laquelle ignore ce 'e dame — que plus
les titres sont douteux plus les couronnes tiennent
de place sur les verres, sur l'argentene, sur le papier
à lettres, siu" les malles. De nombreux Cottard, qui
ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-
Germam, ont eu leur unagmation peut-être plus
28 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient
effectivement vécu parmi des princes, de même que,
pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois
visiter des édifices « du vieux temps b, c'est quelque-
fois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre,
et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-
le-Duc, peintes en bleu et semées d'étoiles d'or,
qu'ils ont le plus la sensation du moven âge. « La
princesse sera à Maineville. Elle voyagera avec nous.
Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il
vaudra mieux que ce soit M™* Verdunn qui fasse cela.
A moins que je ne trouve un jomt. Comptez alors
que je sauterai dessus. — De quoi parliez-vous, dit
Saniette, qui fit semblant d'avoir été prendre l'air. —
Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous
connaissez bien de celui qui est à mon avis le premier
des fins de siècle (du siècle i8 s'entend), le prénommé
Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il avait commencé
par promettre d'être im très bon journaliste. Mais
il tourna mal, je veux dzre qu'il devint ministre !
La vie a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux
au demeurant, qui, avec des dédains de grand
seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses
heures pour le roi de Prusse, c'est le cas de le dire,
et mourut dans la peau d'un centre gauche. »
A Saint-Pierre-des-Ifs monta une spiendide jeun*
fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie dï
petit groupe. Je ne pouvais détacher mes yeux de sa
chaii' de magnolia, de ses yeux noirs de la construc-
tion admirable et haute de ses formes. Au bout d'une
seconde elle voulut ouvnr une glace, car il faisait
un peu chaud dans le compartiment, et ne voulant
pas demander la permission à tout le monde, comme
seul je n'avais pas de manteau, elle me dit d'une
VOIX rapide, fraîche et rieuse : « Ça ne vous est pas
désagréable. Monsieur, l'air ? » J'aurais voulu lui
SODOME ET GOMORRHE 29
dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou :
« Dites-moi votre nom et votre adresse. » Je répondis :
(t Non, l'air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et
après, sans se déranger de sa place : « La fumée, ça
ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette.
A la troisième station elle descendit d'un saut. Le
lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait
être. Car, stupidement, croyant qu'on ne peut
aimer qu'une chose, jaloux de l'attitude d'Albertine
à l'égard de Robert, j'étais rassuré quant aux femmes.
Albertine me dit, je crois très smcèrement, qu'elle
ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver,
m'écnai-je. — Tranquillisez-vous, on se retrouve
toujours », répondit Albertme. Dans le cas particulier
elle se trompait ; je n'ai jamais retrou\'é ni identifié
la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi,
pendant longtemps, je dus cesser de la chercher.
Mais je ne l'ai pas oubliée. Il m'arrive souvent en,
pensant à elle d'être pris d'une folle envie. Mais ces
retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on
voulait retrouver ces jeunes hlles-là avec le même
plaisir, il faudrait revenir aussi à l'année, qui a été
suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la
jeune fîlle s'est fanée. On peut quelquefois retrouver
un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu'au
jour imprévu et triste comme une nuit d'hiver où
on ne cherche plus cette jeune fille-là, m aucune
autre, où trouver vous effraierait même. Car on
ne se sent plus assez d'attraits pour plaire, ni de
force pour aimer. Non pas, bien entendu, qu'o»" soit,
au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer,
on aimerait plus que lamais. Mais on sent que c'est
une trop grande entreprise pour le peu de forces
qu'on garde. Le repos éternel a déjà mis des inter-
valles où l'on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied
sur la marche qu'il laut, c'est une réussite comme
de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans /
30 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
icet état par une jeune fille qu'on aime, même si
[l'on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds
de jeune homme ! On ne peut plus assumer la fa-
tigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis
SI le désir charnel redouble au lieu de s'amortir !
On fait venir pour lui une femme à qui l'on ne se
souciera pas de plaire, qui ne partagera qu'un soir
votre couche et qu'on ne re verra jamais.
« On doit être toujours sans nouvelles du violo-
niste », dit Cottard. L'événement du jour, dans le
petit clan, était en effet le lâchage du violoniste
favori de M™* Verdunn. Celui-ci, qui faisait son
service militaire près de Doncières, venait trois fois
par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la
permission de minuit. Or, l'avant- veille, pouf la
première fois, les fidèles n'avaient pu arriver à le
découvrir dans le tram. On avait supposé qu'il
l'avait manqué. Mais M°»^ Verdurin avait eu beau
envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture
était revenue vide. « Il a été sûrement fourré au
bloc, il n'y a pas d'autre explication de sa fugue.
Ah ! dame, vous savez, dans le métier militaire, avec
ces gaillards-là, il suffit d'un adjudant grincheux.
— Ce sera d'autant plus mortifiant pour M™* Ver-
durin, dit Bnchot, s'il lâche encore ce soir, que notre
aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour la
première fois les voisins qui lui ont loué la Raspelière,
le marquis et la marquise de Cambremer. — Ce
soir, le marquis et la marquise de Cambremer I
s'écria Cottard. Mais je n'en oavais absolument
rien. Naturellement ie savais comme vous tous
qu'ils devaient venir un jour, mais je ne savais
pas que ce fiât si proche. Sapristi, dit-il en se tournant
vers moi, qu'est-ce que je vous ai dit : la princesse
Sherbatoff, le ma'-quis et la marquise de Cambremer.»
Et après avoir répété ces noms en se berçant de
SODOME ET GOMORRHE 31
leur mélodie : « Vous voyez que nous nous mettons
bien, me dit-il. N'importe, pour vos débuts, vous
mettez dans le mille. Cela va être une chambrée
exceptionnellement brillante. » Et se tournant vers
Bncliot, il ajouta : « La Patronne doit être luneuse.
Il n est* que temps que nous arrivions lui prêter
mam forte. » Depuis que >!'"« Verdurm était à la
Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèies d'être,
en ertet, dans obligation et au désespoir d'inviter
une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meil-
leures conditions pour l'année suivante, disait-elle,
et ne le laisait que par intérêt. Mais elle prétendait
avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d'un
dîner avec des gens qui n'étaient pas du petit groupe,
qu'elle le remettait toujours. Il l'effrayait, du reste,
un peu pour les motifs qu'elle proclamait, tout en
les exagérant, si par un autre côté il l'enchantait
pour des raisons de snobisnie qu'elle préférait taire.
Elle était donc à demi sincère, elle croyait le petit
clan quelque chose de si unique au monde, un de
ces ensembles comme il faut des siècles pour en
constituer un pareil, qu'elle tremblait à la pensée
d'y voir introduits ces gens de province, ignorants
de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient
pas tenir leur partie dans le concert de la conversa-
tion générale et étaient capable^ en venant chez
M™« Verdurm, de détruire un des tameu.x mercredis,
chefs-d'œuvre incomparables et fragiles, pareils à
ces verreries de Venise qu'une fausse note suffit à
briser. « De plus, ils doivent être tout ce qu'il v a
de plus anti, et galonnards, avait dit M. Verdurm.
— Ah ! ça, pai exemple, ça m'est égal, voila assez
longtemps qu'on en parle de cette histoire-ià »,
avait répondu M™^ Verdurin qui, sincérenient
dreyfusarde, eût cependant voulu trouver dans la
prépondérance de son salon dreyfusiste une récom-
pense mondame. Or le dreyfusisme triomphait
32 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
politiquement, mais non pas mondainement. Labori,
Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du
monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient
que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette
incursion dans la politique, M™« V'erdurin tenait-
elle à rentrer dans l'art. D'ailleurs d'indy, Debussy,
n'étaient-iis pas <> mal b dans l'Affaire ? « Pour ce
qu) est de l'Aflaire, nous n'aurions qu'à les mettre
à côté de Brichot, dit-elle (l'universitaire étant le
seul des hdèles qui avait pris le parti ce l'Etat-
Maior, ce qui l'avait fait beaucoup baisser dans
l'estime de M^^ Verdunn). On n'est pas obligé de
parier éternellement de l'affaire Dreyfus. Non, la
vérité, c'est que les Cambremer m'embêtent. »
Quant aux fidèles, aussi excités par ie désir mavoué
qu'ils avaient de connaître les Cambremer, que
dupes de l'ennui affecté que M""* Verdurin disait
éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour,
en causant avec elle, les vils arguments qu'elle
donnait elle-même en faveur de cette invitation,
tâchaient de les rendre irrésistibles, o Décidez-vous
une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez
les concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront
le jardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout
cela vaut bien de s'ennuyer une soirée. Je n'en parle
que pour vous », ajoutait-il, bien que le coeur lui
eût battu une fois que, dans la voiture de M™* Ver-
dunn, li avait croisé celle de la vieille M™« de Cam-
bremer sur la route, et surtout qu'il fût humilié pour
:es employés du chemin de ter, quand, à la gare, il
se trouvait près du marquis. De leur côté, les Cam-
bremer, vivant bien trop loin du mouvement mon-
dain pour pouvoir même se douter que certaines
femmes élégantes parlaient avec quelque considé-
ration de M""* Verdurin, s'imagmaient que celle-ci
était une personne qui ne pouvait connaître que
des bohèmes, n'était même peut-être pas légitime-
SODOME ET GOMORRHE 33
ment mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait
jamais qu'eux. Ils ne s'étaient résignés à y dîner
que pour être en bons termes avec une locataire
dont ils espéraient le retour pour de nombeuses
saisons, surtout depuis qu'ils avaient, le mois précé-
cédent, appris qu'elle venait d'hériter de tant de
millions. C'est en silence et sans plaisanteries de
mauvais goût qu'ils se préparaient au our fatal.
Les fidèles n'espéraient plus qu'il vînt jamais, tant
de fois M^^e Verdurin en avait déjà fixé devant eux
la date, toujours changée. Ces fausses résolutions
avaient pour but, non seulement de faire ostentation
de l'ennui que lui causait ce dîner, mais de tenir en
haleine les membres du petit groupe qui habitaient
dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher.
Non que la Patronne devinât que le « grand jour »
leur était aussi agréable qu'à elle-même, mais parce
que, les ayant persuadés que ce dîner était pour
elle la plus terrible des corvées, elle pouvait faire
appel à leur dévouement. « Vous n'allez pas me
laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là ! Il
faut au contraire que nous soyons en nombre pour
supporter l'ennui. Naturellement nous ne pourrons
parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un
mercredi de raté, que voulez-vous 1 »
— En effet, répondit Bnchot, en s'adressant à
moi, le crois que M™® Verdunn, qui est très intelli-
gente et apporte une grande coquetterie à l'élabora-
tion de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir
ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit.
Elle n'a pu se résoudre à inviter la marquise douai-
rière, mais s'est résignée au fils et à la belle-fille.
— Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ?
dit Cottard avec un sourire oii il crut devoir mettre
de la paillardise et du marivaudage, bien qu'il
ignorât si M°^t ^e Cambremer était jolie ou non. Mais
le titre de marquise éveillait en lui des images pres-
VoL X. 3
34 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
tigieuses et galantes. « Ah ! je la connais, dit Ski,
qui l'avait rencontrée, une fois qu'il se promenait
avec M^e Verdurin. — Vous ne la connaissez pas
au sens biblique, dit, en coulant un regard louche
sous son lorgnon, le docteur, dont c'était une des
plaisanteries favorites. — Elle est intelligente, me
dit Ski. Naturellement, reprit-il en voj'ant que je ne
disais rien et appuyant en souriant sur chaque
mot, elle est mtelligente et elle ne l'est pas, il lui
manque l'instruction, elle est frivole, mais elle a
l'instinct des jolies choses. Elle se taira, mais elle
ne dira jamais une bêtise. Et puis elle est d'une
jolie coloration. Ce serait un portrait qui serait
amusant à. peindre », ajouta-t-il en fermant à demi
les 3eux comme s'il la regardait posant devant lui.
Comme je pensais tout le contraire de ce que Ski
exprimait avec tant de nuances, je me contentai de
dire qu'elle était la sœur d'un ingénieur très distin-
gué, M. Legrandin. « Hé bien, vous voyez, vous
serez présenté à une jolie femme, me dit Brichot, et
on ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre
n'était même pas une grande dame, c'était la petite
femme, la petite femme inconsciente et terrible de
notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seule-
ment pour ce jobard d'Antoine, mais pour le monde
antique. — J'ai déjà été présenté à M™» de Cambre-
mer, répondis-je. — Ah ! mais alors vous allez vous
trouver en pays de connaissance. — Je serai d'autant
plus heureux de la voir, répondis-je, qu'elle m'avait
promis un ouvrage de l'ancien curé de Combray sur
les noms de lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir
lui rappeler sa promesse. Je m'intéresse à ce prêtre
et aussi aux étymologies. — Ne vous fiez pas trop à
celles qu'il indique, me répondit Brichot ; l'ouvrage,
qui est à la Raspelière et que je me suis amusé à
feuilleter, ne me dit rien qui vaille ; il fourmille
d'erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le
SODOME ET GOMORRHE 35
mot Bricq entre dans la formation d'une quantité
de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclé-
siastique a eu l'idée passablement biscornue qu'il
vient de Briga, hauteur, lieu fortifié. Il le voit déià
dans les peuplades celtiques, Latobnges, Neme-
tobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme
Briand, Brion, etc.. Pour en revenir au pays que
nous avons le plaisir de traverser en ce moment
avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de ir
hauteur, Bricqueville l'habitation de la hauteur
Bricquebec, où nous nous arrêterons dans un instant
avant d'arriver à MaineviUe, la hauteur près du
ruisseau. Or ce n'est pas du tout cela, pour la raison
que bricq est le vieux mot norois qui signifie tout
simplement : un pont. De même que fieur, que le
protégé de M""- de Cambremer se donne une peine
infinie pour rattacher tantôt aux mots Scandinaves
ftoi, fto, tantôt au mot irlandais ae et aer, est au
contraire, à n'en point douter, le fiord des Danois
et signifie : port. De même l'excellent prêtre croit
que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine
la Raspelière, signifie Saint-Martin- le- Vieux (vêtus).
Il est certain que le mot de vieux a joué un grand
rôle dans la toponymie de cette région. Vieux vient
généralement de vadunt et signifie un gué, comme
au lieu dit : les Vieux. C'est ce que les Anglais
appelaient « ford » (Oxford, Hereford). Mais, dans le
cas particulier, vieux vient non pas de vêtus, mais
de vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d'ici
Sottevast, le vast de Setold ; Brillevast, le vast de
Berold. Je suis d'autant plus certain de l'erreur du
cure, que Saint-Martm-le- Vieux s'est appelé autre-
fois Saint-Martin-du-Gast et même Saint-Martin-de-
Terregate. Or le v et le g dans ces mots sont la même
lettre. On dit : dévaster mais aussi ■ gâcher. Jachères
et gâtines (du haut allemand wastinna) ont '^e même
sens : Terregate c'est donc terra vasiata. yuant à
36 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y pense) Saint-
Merd, c'est Saint-Medardus, qui est tantôt Saint-
Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et
jusqu'à Dammas. Il ne faut du reste pas oublier
que, tout près d'ici, des lieux, portant ce même
nom de Mars, attestent simplement une origine
païenne (le dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais
que le samt homme se refuse à reconnaître. Les
hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort
nombreuses, comme la montagne de Jupiter (Jeu-
mont). Votre curé n'en veut rien voir et, en revanche,
partout où le christianisme a laissé des traces, elles
lui échappent. Il a poussé son voyage jusqu'à Loc-
tudy, nom barbare, dit-il, alors que c'est Locus
sancti Tudeni, et n'a pas davantage, dans Sammar-
çoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua
Brichot, en voyant qu'il m'intéressait, fait venir les
mots en hon, home, holm, du mot holl (hullus), colline,
alors qu'il vient du norois holm, île, que vous con-
naissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce
pays-ci est si répandu, la Houlme. Engohomme,
Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehon, etc. »
Ces noms me firent penser au jour où Albertine
avait voulu aller a Amfreville-la-Bigot ( du nom de
deux de ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et
où elle m'avait ensuite proposé de dîner ensemble
à Robehomme. Quant à Montmartm, nous allions
y passer dans un mstant. o Est-ce que Néhomme,
demandai-je, n'est pas près de Carquethuit et de
Chtourps ? — Parfaitement, Néhomme c'est le
hohn, rUe ou presqu'île du fameux vicomte Nigei
dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuit
et Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le
protégé de M™« de Cambremer, l'occasion d'autres
erreurs. Sans doute il voit bien que carque, c'est une
église, ia Kirche des Allemands. Vous connaissez
Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car mieux
SODOME ET GOMORRHE 37
vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de
Dun qui, pour les Celtes, signifiait une élévation. Et
cela vous le retrouverez dans toute la France. Votre
abbé s'hypnotisait devant Duneville repris dans
l'Eure-et-Loir ; il eût trouvé Châieaudun. Dun-le-Roi
dans le Cher ; Duneau dans la Sarthe ; Dun dans
l'Ariège ; Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc.
Ce Dun lui fait commette une curieuse erreur en
ce qui concerne Doville, où nous descendrons et
où nous attendent les confortables voitures de
jyfme Verdurm. Doville, en latm donvilla, dit-il. En
effet Doville est au pied de grandes hauteurs. Votre
curé, qui sait tout, sent tout de même qu'il a fait
une bévue. Il a lu, en effet, dans un ancien Fouillé
Domvilla. Alors il se rétracte ; Douville, selon lui,
est un hef de l'Abbé, Domino Abbati, du mont
Saint-Michel. Il s'en réjouit, ce qui est assez bizarre
quand on pense à la vie scandaleuse que, depuis
le Capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte, on menait au
mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus
extraordinaire que d° voir le roi de Danemark
suzerain de toute cette côte où il faisait célébrer
beaucoup plus le culte d'Odin que celui du Christ.
D'autre part, la supposition que \'n a été changée
en m ne me choque pas et exige moins d'altération
que le très correct Lyon qui, lui aussi, vient de
Dun {Lî(gduntim). Mais enfin l'abbé se trompe.
Douville n'a jamais été Douville, mais Doville,
Eudonis Villa, le village d'Eudes. Douville s'appelait
autrefois Escalecliff, l'escalier de la pente. Vers
1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d'Escalechff,
partit pour la Terre-Sainte ; au moment de partir il
fit remise de l'église à l'abbaye de Blanchelande.
Echange de bons procédés : le village prit son nom,
d'où actuellement Douville. Mais j'ajoute que la
toponymie, où je suis d'ailleurs fort ignare, n'est pas
une science exacte ; si nous n'avions ce témoignage
38 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
historique, Douville pourrait fort bien venir d'Ou-
ville, c'est-à-dire : les Eaux. Les formes en ai (Aigues-
Mortes), de aqua, se changent fort souvent en eu.
en ou. Or il y avait tout près de Douville des eaux
renommées, Carquebut. Vous pensez que le curé
était trop content de trouver là quelque trace chré-
tienne, encore que ce pays semble avoir été assez
difficile à évangéliser, puisqu'il a fallu que s'y re-
prissent successivement saint Ursal, saint Gofroi,
saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel
passa enfin la main aux moines de Beaubec. Mais
pour tuit l'auteur se trompe, il y voit une forme
de toft, masure, comme dans Criquetot, Ectot,
Yvetot, alors que c'est le thveit, essart, défrichement,
comme dans Braquetuit, le Thuit, Regnetuit, etc.
De même, s'il reconnaît dans Clitourps le thorp
normand, qui veut dire : village, il veut que la
première partie du nom dérive de clivus, pente,
alors qu'elle vient de cliff, rocher. Mais ses plus
grosses bévues viennent moins de son ignorance que
de ses préjugés. Si bon Français qu'on soit, faut-il
nier l'évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray
pour le prêtre romain si connu, alors qu'il s'agit
de saint Lawrence 'Toot, archevêque de Dublin ?
Mais plus que le sentiment patriotique, le parti pris
religieux de votre ami lui fait commettre des erreurs
grossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos
hôtes de la Raspelière deux Montmartin, Mont-
martin-sur-Mer et Montmartin-en-Graignes. Pour
Craignes, le bon curé n'a pas commis d'erreur, il a
bien vu que Craignes, en latin Grania, en grec
crêné, signifie étangs, marais ; combien de Cresmays,
de Croen, de Grenieville, de Lengronne, ne pourrait-
on pas citer ? Mais pour Montmartin, votre prétendu
linguiste veut absolument qu'il s'agisse de paroisses
dédiées à saint Martin. Il s'autorise de ce que le
saint est leur patron, mais ne se rend pas compte
SODOME ET GOMORRHE 39
qu'il n'a été pris pour tel qu'après coup ; ou plutôt
il est aveuglé par sa haine du paganisme ; il ne veut
pas voir qu'on aurait dit Mont-Saint-Martin comme
on dit le mont Saint-Michel, s'il s'était agi de saint
Martm, tandis que le nom de Montmartin s'applique,
de façon beaucoup plus païenne, à des temples
consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne pos-
sédons pas, il est vrai, d'autres vestiges, mais que
la présence incontestée, dans le voisinage, de vastes
camps romains rendrait des plus vraisemblables
même sans le nom de Montmartin qui tranche le
doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez
trouver à la Raspehère n'est pas des mieux faits. »
J'objectai qu'à Combray le curé nous avait appris
souvent des étymologies intéressantes. « Il était
probablement mieux sur son terram, le voyage en
Normandie l'aura dépaysé. — Et ne l'aura pas
guéri, ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique
et est reparti rhumatisant. — Ah ! c'est la faute à la
neurasthénie. Il est tombé de la neurasthénie dans
la philologie, comme eût dit mon bon maître Poc-
quelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que la
neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur
la philologie, la philologie une influence calmante
sur la neurasthénie, et la guénson de la neurasthénie
conduire au rhumatisme ? — Parfaitement, le rhu-
matisme et la neurasthénie sont deux formes vica-
riantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l'une
à l'autre par métastase. — L'éminent professeur, dit
Brichot, s'exprime. Dieu me pardonne, dans un
français aussi mêlé de latin et de grec qu'eût pu le
faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire !
A moi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey natio-
nal... » Mais il ne put achever sa phrase. Le profes-
seur venait de sursauter et de pousser un hurlement :
a Nom de d'ià, s'écna-t-il en passant enfin au langage
articulé, nous avons passé Maineville (hé ! hé 1) et
40 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDb
même Renneville. » Il venait de voir que le train
s'arrêtait à Saint-Mars-le- Vieux, où presque tout
les voyageurs descendaient. « Ils n'ont pas dû pour-
tant brûler l'arrêt. Nous n'aurons pas fait attention
en parlant des Cambremer. — Écoutez-moi, Ski,
attendez, je vais vous dire « une bonne chose », dit
Cottard qui avait pris en affection cette expression
usitée dans certains milieux médicaux. La princesse
doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus
et sera montée dans un autre compartiment. Allons
à sa recherche. Pourvu que tout cela n'aille pas
amener de grabuge !» Et il nous emmena tous à la
recherche de la princesse Sherbatoft. Il la trouva
dans le- coin d'un wagon vide, en train de lire la
Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de
longues années, par peur des rebuffades, l'habitude
de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans
la vie comme dans le train, et d'attendre pour donner
la main qu'on lui eût dit bonjour. Elle contmua à
lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je
la reconnus aussitôt ; cette femme, qui pouvait avoir
perdu sa situation mais n'en était pas moins d'une
grande naissance, qui en tout cas était la perle d'un
salon comme celui des Verdurin, c'était la dame que,
dans le même train, j'avais cru, l'avant- veille,
pouvoir être une tenancière de maison publique. Sa
personnalité sociale, si incertaine, me devint claire
aussitôt quand je sus son nom, comme quand, après
avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le
mot qui rend clair tout ce qui était resté obscur
et qui, pou; les personnes, est le nom. Apprendre
le surlendemain quelle était la personne à côté de
qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trou-
ver son rang social est une surprise beaucoup plus
amusante que de lire dans la Uvraison nouvelle d'une
revue le mot de l'énigme proposée dans la précédente
livraison. Les grands restaurants, les casinos, les
SODOME ET GOMORRHE 41
« tortillards » sont le musée des familles de ces
énigmes sociales. « Princesse, nous vous aurons
manquée à Mai ne ville ! Vous permettez que nous
prenions place dans votre compartiment ? — Mais
comment donc », fit la princesse qui, en entendant
Cottard ui parler, leva seulement alors de sur sa
revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus,
quoique plus doux, voyaient très bien les personnes
de la présence de qui elle faisait semblant de ne pas
s'apercevoir. Cottard, réfléchissant à ce que le fait
d'être invité avec .es Cambremer était pour moi
une recommandation suffisante, prit, au bout d'un
moment, la décision de me présenter à la princesse,
laquelle s'inclina avec une grande politesse, mais
eut l'air d'entendre mon nom pour la première fois.
« Cré nom, s'écria le docteur, ma femme a oublié de
faire changer les boutons de mon gilet blanc. Ah 1
les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous mariez jamais,
voyez-vous », me dit-il. Et comme c'était une des
plaisanteries qu'il jugeait convenables quand on
n'avait rien à dire, il regarda du coin de l'œil la
princesse et les autres fidèles, qui, parce qu'il était
professeur et académicien, sourirent en admirant sa
bonne humeur et son absence de morgue. La prmcesse
nous apprit que le jeune violoniste était retrouvé.
Il avait gardé le lit la veille à cause d'une migraine,
mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami *de
son père qu'il avait retrouvé à Doncières. Elle l'avait
su par M'^^ Verdun n avec qui elle avait déjeuné
le matm, nous dit-aile d'une voix rapide oîi le rou-
lement des r, de l'accent russe, était doucement
marmonne au fond de la gorge, comme si c'étaient
non des >• mais des . :< Ah ! vous ave? déieuné ce
matin a ver elle dit Cottard à la princesse ; mais en
me regardant, car ces paroles avaient pour but de
me montrer combien la princesse ^tait mtime avec
la Patronne. Vous êtes une naèie, vous ! — Oui,
42 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
j'aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas mé-
chant, tout simple, pas snob et où on a de l'esplit
jusqu'au bout des ongles. — Nom d'une pipe, j'ai
dû perdre mon billet, je ne le retrouve pas », s'écria
Cottard sans s'inquiéter d'ailleurs outre mesure. Il
savait qu'à Douville, où deux landaus allaient nous
attendre l'employé le laisserait passer sans billet
et ne s'en découvrirait que plus bas afin de donner
par ce salut l'explication de son mdulgence. à savoir
qu'il avait bien reconnu en Cottard un habitué des
Verdurin. « On ne me mettra pas à la salle de police
pour cela, conclut le docteur. — Vous disiez, Mon-
sieur, demandai-je à Brichot, qu'il y avait près
d'ici des eaux renommées ; comment le sait-on ?
— Le nom de la station suivante l'atteste entre
bien d'autres témoignages. Elle s'appehe Fervaches.
— Je ne complends pas ce qu'il veut dil », grommela
la princesse, d'un ton dont elle m'aurait dit par
gentillesse : « Il nous embête, n'est-ce pas ?» « Mais,
princesse, Fervaches veut dire, eaux chaudes,
fervtdae aquae... Mais à propos du jeune violoniste,
continua Bnchot, j'oubliais, Cottard, de vous parler
de la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre
ami Dechambre, l'ancien pianiste favon de M^^e
Verdurm, vient de mourir ? C'est effrayant. — Il
était encore jeune, répondit Cottard, mais il devait
faire quelque chose du côté du foie, il devait avoir
quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête
depuis quelque temps. — Mais il n'était pas si leune,
dit Brichot ; du temps où Elstir et Swann allaient
chez M°»e Vefdunn, Dechambre était déjà une
notoriété parisienne, et, chose admirable, sans avoir
reçu 3 l'étranger le baptême du succès. Ah 1 vl n était
pas un adepte de l'Evangile selon saint Barnum,
celui-là. — Vous confondez, il ne pouvait aller chez
Mme Verdurin à ce moment-là, il était encore en
nournce. — Mais, à moins que ma vieille mémoire
SODOME ET GOMORRHE 43
ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre iouait
la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux,
en rupture d'aristocratie, ne se doutait guère qu'il
serait un jour le pnnce consori embourgeoisé de notre
Odette nationale. — C'est impossible, la sonate de
Vinteuil a été jouée chez M°>e Verdurin loui^temps
après que Swann n'y allait plus », dit le docteur qui,
comme les gens qui travaillent beaucoup e' croient
retenir beaucoup de choses qu'ils se figurent être uti-
les, en oubfienî beaucoup d'autres, ce qui leur permet
de s'extasier devant a mémoire de gens qui n'ont
nen à faire. « Vous taites tort à vos connaissances,
vous n'êtes pourtant pas ramolli », dit en souriant le
docteur. Brichot convint de son erreur. Le train
s'arrêta. C'était la Sogne. Ce nom m'intriguait.
«Comme j'aimerais savoir ce que veulent dire tous
ces noms, dis-je à Cottard. — -Mais demandez à
M. Brichot, il le sait peut-être. — Mais 'a Sogne, c'est
la Cicogne, Siconia », répondit Brichot que je brûlais
d'interroger sur bien d'auures noms.
Oubliant qu'elle tenait à son « coin », M™^ Sher-
batoff m'offrit aimablement de changer de place
avec moi pour que je pusse mieux causer avec
Brichot à qui je voulais demander d'autres étymo-
iogies qui m'intéressaient, et elle assura qu'il lui
était indifférent de voyager en avant, en arrière,
debout, etc.. Elle restait sur la défensive tant
qu'elle gnorait les intentions des nouveaux venus,
mais quand elle avait reconnu que celles-ci étaient
aimables, elle cherchait de toutes manières à taire
plaisir à chacun. Enfin le train s'arrêta à la station
de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près
à égaie distance du village de Féterne et de celm
de Doville portait, à cause de cette particularité,
letirs deux noms. - SaperUpopette, s'écria le locteur
Cottard, quand nous fiimes devant la barrière où
on prenait les billets et feignant seulement de s'en
44 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
apercevoir, je ne peux pas retrouver mon ticket, i'ai
dû le perdre. » Mais ^ 'employé, ôtant sa casquette,
assura que cela ne taisait rien et sourit respec-
tueusement. La princesse (donnant des explications
au cocher comme eûi fait une espèce de dame
d'honneur de M'"^ Verdurin, laquelle, à cause des
Cambremer, n'avait pu venir à la gare, ce qu'elle
faisait du reste rarement) me prit ainsi que Brichot,
avec elle dans une des voitures. Dans l'autre
montèrent le docteur, Saniette et Sk\
Le cocher, bien que tout ieune, était le premier
cocher des Verdurin, le seul qui fût vraiment cocher
en titre ; il leur faisait faire, dans le jour, toutes
leurs promenades car il connaissait tous les chemins,
et le soir allait chercher et reconduire ensuite les
fidèles. Il était accompagné d'extras (qu'il choisissait)
en cas de nécessité. C'était un excellent garçon,
sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélanco-
liques où le regard, trop fixe, signifie qu'on se fait
pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais
il était en ce moment .ort heureux car iJ avait réussi
à placer son irère, autre excellente pâte d'homme,
chez les Verdurin. Nous traversâmes d'abord Doviile.
Des mamelons herbus y descendaient jusqu'à la
mer en amples pâtés auxquels la saturation de
l'humidité et du sel donnent une épaisseur, un moel-
leux, une v'vacité de tons extrêmes. Les ilôts et
les découpures de Rivebelle, beaucoup plus rappro-
chés ici qu'à Balbec, donnaient à cette partie de la
mer l'aspect nouveau pour moi d'un plan en relief.
Nous passâmes devant de petits chalets loués
presque tous par des peintres ; nous primes un sentier
où des vaches en liberté, aussi effra\'ées que nos
chevaux, nous barrèrent dix minutes le passage, et
nous nous engageâmes dans la route de la corniche,
a Mais, par les dieux immortels, demanda tout à coup
Brichot, revenons à ce pauvre Dechambre ; croyez-
SODOME ET GOMORRHE 45
vous que M'"^ Verdurin sache ? Lui a-t-on dit ? »
Mme Verdurin, comme presque tous les gens du
monde, justement parce qu'elle avait besoin de la '
société des autres, ne pensait plus un seul jour à ^
eux après qu'étant morts, ils ne pouvaient plus
venir aux mercredis, ni aux samedis, ni dîner en
robe de chambre. Et oa ne pouvait pas dire du petit
clan, image en cela de tous les salons, qu'il se com-
posait de plus de morts que de vivants, vu que,
dès qu'on était mort, c'était comme si on n'avait
jamais existé. Mais pour éviter l'ennui d'avoir à
parler des défunts, voire de suspendre les dîners,
chose impossible à la Patronne, à cause d'un deuil,
M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât
tellement sa femme que, dans l'intérêt de sa santé,
il ne fallait pas en parler. D'ailleurs, et peut-être
justement parce que la mort des autres lui semblait
un accident si définitif et si vulgaire, la pensée de
la sienne propre lui faisait horreur et il fuyait toute
réflexion pouvant s'y rapporter. Quant à Brichot,
comme il était très brave homme et parfaitement
dupe de ce que M. Verdurin disait de sa femme, il
redoutait pour son amie les émotions d'un pareil
chagrin. « Oui, elle sait tout depuis ce matin, dit la
princesse, on n'a pas pu lui cacher. — Ah ! mille
tonnerres de Zeus, s'écria Brichot, ah ! ça a dû être
un coup terrible, un ami de vingt-cinq ajis ! En
voilà un qui était des nôtres ! — Évidemment,
évidemment, que voulez- vous, dit Cottard. Ce sont
des circonstances toujours pénibles ; mais M™*
Verdurin est une femme orte, c'est une cérébrale
encore plus qu'une émotive. — Je ne suis pas tout
à fait de l'avis du docteur, dit la princesse, à qui
décidément son parler rapide, son accent murmuré,
donnait l'air à la fois boudeur et mutin. M"»^ Verdurin,
sous une apparence froide, cache des trésors de
sensibilité. M. Verdurin m'a dit qu'il avait eu beau-
46 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
coup de peine à l'empêcher d'aller à Paris poiar la
cérémonie ; il a été obligé de lui faire croire que tout
se ferait à la campagne. — Ah ! diable, elle voulait
aller à Paris. Mais je sais bien que c'est une femme
de cœur, peut-être de trop de cœur même. Pauvre
Dechambre ! Comme le disait M"^* Verdurin il n'y
a pas deux mois : « A côté de lui Planté, Paderewski,
Risler même, rien ne tient. » Ah ! il a pu dire plus
justement que ce m'as-tu vu de Néron, qui a trouvé
le moyen de rouler la science allemande elle-même :
« Qualis artifex fereo ! » Mais lui, du moins. De-
chambre, a dû mourir dans l'accompHssement du
sacerdoce, en odeur de dévotion beethovenienne ; et
bravement, je n'en doute pas ; en bonne justice, cet
officiant de la musique allemande aurait mérité de
trépasser en célébrant la messe en ré. Mais il était,
au demeurant, homme à accueillir la camarde avec
un trille, car cet exécutant de génie retrouvait par-
fois, dans son ascendance de Champenois parisianisé,
des crâneries et des élégances de garde-française. »
De la hauteur où nous étions déjà, la mer n'ap-
paraissait plus, ainsi que de Balbec, pareille aux
ondulations de montagnes soulevées, mais, au con-
traire, comme apparaît d'un pic, ou d'une route qui
contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une
plaine éblouissante, situés à une moindre altitude.
Le déchiquetage des remous y semblait immobiUsé
et avoir dessiné pour toujours leurs cercles concen-
triques ; l'émail même de la mer, qui changeait
insensiblement de couleur, prenait vers le fond de
la baie, où se creusait un estuaire, la blancheur bleue
d'un lait où de petits bacs noirs qui n'avançaient
pas semblaient empêtrés comme des mouches. Il
ne me semblait pas qu'on pût découvrir de nulle
part un tableau plus vaste. Mais à chaque tournant
une partie nouvelle s'y ajoutait, et quand nous
arrivâmes à l'octroi de Doville, l'éperon de falaise
SODOME ET GOMORRHE 47
qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baie
rentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe
aussi profond que celui que j'avais eu jusque-là
devant moi, mais dont il changeait les proportions
et doublait la beauté. L'air à ce point si élevé devenait
d'une vivacité et d'une pureté qui m'enivraient.
J'aimais les Verdurm ; qu'ils nous eussent envoyé
une voiture me semblait d'une bonté attendrissante.
J'aurais voulu embrasser la princesse. Je lui dis que
je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. Elle fit pro-
fession d'aimer aussi ce pays plus que tout autre.
Mais je sentais bien que, pour elle comme pour les
Verdurin, la grande affaire était non de le contempler
en touristes, mais d'y faire de bons repas, d'y recevoir
une société qui leur plaisait, d'y écrire des lettres,
d'y lire, bref d'y vivre, laissant passivement sa
beauté les baigner plutôt qu'ils n'en faisaient l'objet
de leur préoccupation.
De l'octroi, la voiture s'étant arrêtée pour un ins-
tant à une telle hauteur au-dessus de la mer que,
comme d'un sommet, la vue du gouffre bleuâtre
donnait presque le vertige, j'ouvris le carreau ; le
bruit distinctement perçu de chaque fiot qui se
brisait avait, dans sa douceur et dans sa netteté,
quelque chose de sublime. N'était-il pas comme un
indice de mensuration qui, renversant nos impres-
sions habituelles, nous montre que les distances
verticales peuvent être assimilées aux distances
horizontales, au contraire de la représentation que
notre esprit s'en fait d'habitude ; et que, rapprochant
ainsi de nous le ciel, elles ne sont pas grandes ;
qu'elles sont même moins grandes pour un bruit
qui les tranchit, comme taisait celui de ces petits
flots, car le milieu qu'il a à traverser est plus pur ?
Et, en effet, si on reculait seulement de deux mètres
en arrière de l'octroi, on ne distinguait plus ce bruit
de vagues auquel deux cents mètres de falaise
48 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
n'avaient pas enlevé sa délicate, minutieuse et
douce précision. Je me disais que ma grand 'mère
aurait eu pour lui cette admiration que lui mspi-
raient toutes les manifestations de la nature ou de
l'art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur.
Mon exaltation était à son comble et soulevait tout
ce qui m'entourait. J'étais attendri que les Verdurin
nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à
la princesse, qui parut trouver que j'exagérais
beaucoup une si simple politesse. Je sais qu'elle
avoua plus tard à Cottard qu'elle me trouvait bien
enthousiaste ; il lui répondit que j'étais trop émotif
et que j'aurais eu besoin de calmants et de faire du
tricot. Je faisais remarquer à la princesse chaque
arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses,
je lui faisais tout adm.irer, j'aurais voulu la serrer
elle-même contre mon cœur. Elle me dit qu'elle
voyait que j'étais doué pour la peinture, que je
devrais dessiner, qu'elle était surprise qu'on ne me
l'eût pas encore dit. Et elle confessa qu'en effet
ce pays était pittoresque. Nous traversâmes, perché
sur la hauteur, le petit village d'Englesque ville
{Engleberti Villa), nous dit Brichot. « Mais êtes- vous
bien sûr que le dîner de ce soir a lieu, malgré la
mort de Dechambre, princesse ? ajouta-t-il sans
réfléchir que la venue à la gare des voitures dans
lesquelles nous étions était déjà une réponse. —
Oui, dit la princesse, M. Veldulin a tenu ô ce qu'il
ne soit pas remis, justement pour empêcher sa
femme de « penser ». Et puis, après tant d'années
qu'elle n'a jamais manqué de recevoir un mercredi,
ce changement dans ses habitudes aurait pu l'impres-
sionner. Elle est tlès nerveuse ces temps-ci. M.
Verdurin était particulièrement heureux que vous
veniez dîner ce soir parce qu'il savait que ce serait
une grande distraction pour M™® Verdurin, dit la
princesse, oubUant sa feinte de ne pas avoir entendu
SODOME ET GOMORRHE 49
parler de moi. Je crois que vous ferez bien de ne
parler de rien devant M™« Verdurin, ajouta la prin-
cesse. — Ah ! vous faites bien de me le dire, répondit
naïvement Brichot. Je transmettrai la recommanda-
tion à Cottard. » La voiture s'arrêta un instant. Elle
repartit, mais le bruit que faisaient les roues dans
le village avait cessé. Nous étions entrés dans l'allée
d'honneur de la Raspelière où M. Verdurin nous
attendait au perron. « J'ai bien fait de mettre un
smokmg, dit-il, en constatant avec plaisir que les
fidèles avaient le leur, puisque i'ai des hommes si
chics. » Et comme je m'excusais de mon veston :
« Mais, voyons, c'est parfait. Ici ce sont des dîners
de camarades. Je vous offrirais bien de vous prêter
un des mes smokings mais il ne vous irait pas. »
Le shake hand plein d'émotion que, en pénétrant
dans le vestibule de la Raspelière, et en manière de
condoléances pour la mort du pianiste, Brichot
donna au Patron ne provoqua de la part de celui-ci
aucun commentaire. Je lui dis mon admiration pour
ce pays. « Ah ! tant mieux, et vous n'avez rien vu,
nous vous le montrerons. Pourquoi ne viendriez-
vous pas habiter quelques semaines ici ? l'air est
excellent. » Brichot craignait que sa poignée de mains
n'eût pas été comprise. « Hé bien ! ce pauvre De-
chambre ! dit-il, mais à mi-voix, dans la crainte que
]yime Verdurin ne fût pas loin. — C'est affreux,
répondit allègrement M. Verdurin. — Si jeune »,
reprit Brichot. Agacé de s'attarder à ces inutilités,
M. Verdurin réphqua d'un ton pressé et avec un
gémissement suraigu, non de chagrin, mais d'impa-
tience irritée : « Hé bien oui, mais qu'est-ce que
vous voulez, nous n'y pouvons rien, ce ne sont pas
no£ paroles qui le ressusciteront, n'est-ce pas ? »
Et la douceur lui revenant avec la joviahté : « Allons,
mon brave Brichot, posez vite vos affaires. Nous
avons une bouillabaisse qui n'attend pas. Surtout,
VoU X. 4
50 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
au nom du ciel, n'allez pas parler de Dechambre à
j^jme Verdurin ! Vous savez qu'elle cache beaucoup
ce qu'elle ressent, mais elle a une véritable maladie
de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quand elle
a appris que Dechambre était mort, elle a presque
pleuré », dit M. Verdurin d'un ton profondément
ironique. A l'entendre on aurait dit qu'il fallait une
espèce de démence pour regretter un ami de trente
ans, et d'autre part on devinait que l'union perpétuel-
le de M. Verdurin avec sa femme n'allait pas, de la
part de celui-ci, sans qu'il la jugeât toujours et
qu'elle l'agaçât souvent. « Si vous lui en parlez elle
va encore se rendre malade. C'est déplorable, trois
semaines après sa bronchite. Dans ces cas-là, c'est
moi qui suis le garde-malade. Vous comprenez que
je sors d'en prendre. Affligez-vous sur le sort de
Dechambre dans votre cœur tant que vous voudrez.
Pensez-y, mais n'en parlez pas. J'aimais bien De-
chambre, mais vous ne pouvez pas m'en vouloir
d'aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard,
vous allez pouvoir lui demander. » Et en effet, il
savait qu'un médecin de la famille sait rendre bien
des petits services, comme de prescrire par exemple
qu'il ne faut pas avoir de chagrin.
Cottard, docile, avait dit à la Patronne : « Boule-
versez-vous comme ça et vous me ferez demain 39
de fièvre », comme il aurait dit à la cuisinière : « Vous
me ferez demain du ris de veau. » La médecine,
faute de guérir, s'occupe à changer le sens des verbes
et des pronoms.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette,
malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées
l'avant-veilie, n'avait pas déserté le petit noyau.
En effet, M^^f Verdurin et son mari avaient contracté
dans l'oisiveté des instincts cruels à qui les grandes
circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait
bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec
SODOME ET GOMORRHE 51
sa maîtresse. On recommencerait avec d'autres,
c'était entendu. Mais l'occasion ne s'en présentait
pas tous les jours. Tandis que, grâce à sa sensibilité
frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée,
Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien.
Aussi, de peur qu'il lâchât, avait-on soin de l'inviter
avec des paroles aimables et persuasives comme
en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens
pour un bleu qu'on veut amadouer afin de pouvoir
s'en saisir, à seules tins alors de le chatouiller et de
lui faire des brimades quand il ne pourra plus s'échap-
per. « Surtout, rappela Cottard à Brichot qui n'avait
pas entendu M. Verdurin, motus devant M*"*^ Verdurin.
— Soyez sans crainte, ô Cottard, vous avez affaire
à un sage, comme dit Théocrite. D'ailleurs M. Ver-
durin a raison, à quoi servent nos plaintes, a'outa-t-il,
car, capable d'assimiler des formes verbales et les
idées qu'elles amenaient en lui, mais n'ayant pas de
finesse, il avait admiré dans les paroles de M. Ver-
durin le plus courageux stoïcisme. N'importe, c'est
un grand talent qui disparaît. — Comment, vous
parlez encore de Dechambre ? dit M. Verdurin qui
nous avait précédés et qui, voyant que nous ne le
suivions pas, était revenu en arrière. Écoutez, dit-il
à Brichot, il ne faut d'exagération en rien. Ce n'est
pas une raison parce qu'il est mort pour en faire
un génie qu'il n'était pas. Il jouait bien, c'est entendu,
il était surtout bien encadré ici ; transplanté, il
n'existait plus. Ma femme s'en était engouée et
avait fait sa réputation. Vous savez comme elle
est. Je dirai plus, dans l'intérêt même de sa réputation
il est mort au bon moment, à point, comme les
demoiselles de Caen, grillées selon les recettes incom-
parables de Pampille, vont l'être, j'espère (à moins
que vous ne vous éternisiez par vos jérémiades
dans cette kasbah ouverte à tous les vents). Vous ne
voulez tout de même pas nous faire crever tous
52 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
parce que Dechambre est mort et quand, depuis
un an, i] était obligé de faire des gammes avant de
donner un concert, pour retrouver momentanément,
bien momentanément, sa souplesse. Du reste, vous
allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car
ce mâtin-là délaisse trop souvent après dîner l'art
pour les cartes, quelqu'un qui est un autre artiste
que Dechambre, un petit que ma femme a découvert
(comme elle avait découvert Dechambre, et Pade-
rewski et le reste) : Morel. Il n'est pas encore arrivé,
ce bougre-là. Je vais être obligé d'envoyer une
voiture au dernier train. Il vient avec un vieil ami
de sa famille qu'il a retrouvé et qui l'embête à
crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour ne
pas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela
à Doncières à lui tenir compagnie : le baron de
Charlus, » Les fidèles entrèrent. ÏVI. Verdurin, resté
en arrière avec moi pendant que j'ôtais mes affaires,
me prit le bras en plaisantant, comme fait à un dîner
un maître de maison qui n'a pas d'invitée à vous
donner à conduire. « Vous avez fait bon voyage ?
— Oui, M. Brichot m'a appris des choses qui m'ont
beaucoup intéressé », dis-je en pensant aux étymo-
logies et parce que j'avais entendu dire que les
Verdurin admiraient beaucoup Brichot. « Cela m'au-
rait étonné qu'il ne vous eût rien appris, me dit
M. Verdurin, c'est un homme si effacé, qui parle si
peu des choses qu'il sait. » Ce compliment ne me
parut pas très juste. « Il a l'air charmant, dis-je. —
Exquis, délicieux, pas pion pour un sou, fantaisiste,
léger, ma femme l'adore, moi aussi ! » répondit
M. Verdurin sur un ton d'exagération et de réciter
une leçon. .A.lors seulement e compris que ce qu'il
m'avait dit de Brichot était ironique. Et je me
demandai si M. Verdurin, depuis le temps lointain
dont j'avais entendu parler, n'avait pas secoué la
tutelle de sa femme.
SODOME ET GOMORRHE 53
Le sculpteur fut très étonné d'apprendre que les
\'erdurin consentaient à recevoir M. de Charlus.
Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de
Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses
mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de
doute pour d'autres, qui croyaient plutôt à des
amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences,
et enfin soigneusement dissimu'ées par les seuls
renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque
malveillante Gallardon risquait une insinuation),
ces mœurs, connues à peine de quelques intimes,
étaient au contraire journellement décriées loin du
milieu ovi il vivait, comme certains coups de canon
qu'on n'entend qu'après l'interférence d'une zone
silencieuse. D'ailleurs dans ces milieux bourgeois et
artistes où il passait pour l'incarnation même de
l'inversion, sa grande situation mondaine, sa haute
origine, étaient entièrement ignorées, par un phé-
nomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain,
fait que le nom de Ronsard est connu comme celui
d'un grand seigneur, tandis que son œuvre poétique
y est inconnue. Bien plus, la noblesse de Ronsard
repose en Roumanie sur une erreur. De même, si
dans le monde des peintres, des comédiens, M. de
Charlus avait si mauvaise réputation, cela tenait à
ce qu'on le confondait avec un comte Leblois de
Charlus, qui n'avait même pas la moindre parenté
avec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été
arrêté, peut-être par erreur, dans une descente de
police restée fameuse. En somme, toutes les histoires
qu'on racontait sur M. de Charlus s'appliquaient au
faux. Beaucoup de professionnels juraient avoir eu
des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne
foi, croyant que le faux Charlus était le vrai, et le
faux peut-être favorisant, moitié par ostentation de
noblesse, moitié par dissimulation de vice, une
confusion qui, pour le vrai (le baron que nous con-
54 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
naissons), fut longtemps préjudiciable, et ensuite,
quand il eut glissé sur sa pente, devint commode,
car à lui aussi elle permit de dire: «Ce n'est pas
moi. » Actuellement, en effet, ce n'était pas de lui
qu'on pariait. Enfin, ce qui ajoutait à la fausseté
des commentaires d'un fait vrai (les goûts du baron),
il avait été l'ami intime et parfaitement pur d'un
auteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on
ne sait pourquoi, cette réputation et ne la méritait
nullement. Quand on les apercevait à une première
ensemble, on disait : ^i Vous savez », de même qu'on
croyait que la duchesse de Guermantes avait des
relations immorales avec la princesse de Parme ;
légende indestructible, car elle ne se serait évanouie
qu'à une proximité de ces deux grandes dames où
les gens qui la répétaient n'atteindraient vraisem-
blablement amais qu'en les lorgnant au théâtre et
en les calomniant auprès du titulaire du fauteuil
voism. Des mœurs de M. de Charlus le sculpteur
concluait, avec d'autant moins d'hésitation, que la
situation mondaine du baron devait être aussi mau-
vaise, qu'il ne possédait sur la famille à laquelle
appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son
nom, aucune espèce de renseignement. De même
que Cottard croyait que tout le monde sait que
le titre de docteur en médecine n'est rien, celui d'in-
j.^ terne des hôpitaux quelque chose, les gens du monde
se trompent en se figurant que tout le monde possède
sur l'importance sociale de leur nom les mêmes
notions qu'eux-mêmes et les personnes de leur
milieu.
Le prince d'Agrigente passait pour un « rasta »
aux yeux d'un chasseur de cercle à qui il devait
vingt-cinq louis, et ne reprenait son importance que
dans le faubourg Saint-Germain oia il avait trois
sœurs duchesses, car ce ne sont pas sur les gens mo-
destes, aux yeux de qui il compte peu, mais sur les
SODOME ET GOMORRHE 55
gens brillants, au courant de ce qu'il est, que fait
quelque effet le grand seigneur. M. de Charlus
allait, du reste, pouvoir se rendre compte, dès le
5oir même, que le Patron avait sur les plus illustres
famille? ducales des notions peu approlondiçs. Per-
suadé que les Verc'urin allaient faire un pas de clerc
en laissant s'introduire dans leur salon si « sélect »
un individu taré, le sculpteur crut devou prendre
à part la Patronne. « Vous faites entièrement erreur,
d'ailleurs je ne crois jamais ces choses-là, et puis,
quand ce serait vrai, je vous dirai que ce ne serait
pas très con. promettant pour moi ! » lui répondit
M">« Verdurin, furieuse, car, Morel étant le principal
élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne
pas le mécontenter. Quant à Cottard il ne put donner
d'avis, car il avait demandé à monter un instant
« faire une petite commission » dans le « buen retire »
et à écrire ensuite dans la chambre de M. Verdurin
une lettre très pressée pour un malade.
Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui
avait pensé qu'on le retiendrait, s'en alla brutalement,
avec rapidité, comprenant qu'il n'était pas assez
élégant pour le petit clan. C'était un homme giand
et fort, très brun, studieux, avec quelque chose
de tranchant. II avait l'air d'un couteau à papier en
ébène.
]Vîme Verdurin qui, potu" nous recevoir dans son
immense salon, oii des trophées de graminées, de
coquelicots, de fleurs des champs, cueillis le jour
même, alternaient avec le même motif peint en
camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste
d'un goût exquis, s'était levée un instant d'une
partie qu'elle faisait avec un vieil ami, nous de-
manda la permission de la finir en deux mmutes et
tout en causant avec nous. D'ailleurs, ce que je lui
dis de mes impressions ne lui fut qu'à demi agréable.
D'abord j'étais scandalisé de voir qu'elle et son
56 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
mari rentraient tous les jours longtemps avant
l'heure de ces couchers de soleil qui passaient pour
si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la
terrasse de la Raspelière, et pour lesquels j'aurais
fait des lieues. « Oui, c'est incomparable, dit légè-
rement M°ie Verdurin en jetant un coup d'oeil sur
les immenses croisées qui faisaient porte vitrée.
Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne
nous en assons pas », et elle ramena ses regards
vers ses cartes. Or, mon enthousiasme même me
rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du
salon les rochers de Darnetal qu'Elstir m'avait dit
adorables à ce moment oii ils réfractaient tant de
couleurs. « Ah ! vous ne pouvez pas les voir d'ici,
il faudrait aller au bout du parc, à la « Vue de la
baie ». Du banc qui est là-bas vous embrassez tout
le panorama. Mais vous ne pouvez pas y aller tout
seul, vous vous perdr.ez. Je vais vous y conduire,
si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. — Mais
non, voyons, tu n'as pas assez des douleurs que tu
as prises l'autre jour, tu veux en prendre de nouvelles.
Il reviendra, il verra la vue de la baie une autre
fois. » Je n'insistai pas, et je compris qu'il suffisait
aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était,
jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,
comme une magnifique peinture, comme un précieux
émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils
louaient la Raspelière toute meublée, mais vers
equel il- levaient rarement les yeux ; leur grande
• rtaire ici était de vivre agréablement, de se pro-
mener, de bien manger, de causer, de recevoir
d'agréables amis à qui ils faisaient faire d'amusantes
parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters.
Je vis cependant plus tard avec quelle intelligence
ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faire
à leurs hôtes des promenades aussi « inédites » que
la musique qu'ils leur faisaient écouter. Le rôle que
SODOME ET GOMORRHE 57
les fleurs de la Raspelière, les chemins le long de la
mer, les vieilles maisons, les églises inconnues,
jouaient dans la vie de M. Verdurin était si grand,
cjue ceux qui ne le voyaient qu'à Pans et qui, eux,
remplaçaient la vie au bord de la mer et à a cam-
pagne par des luxes citadins, pouvaient à peine
comprendre l'idée que lui-même se faisait de sa
propre vie, et l'importance que ses joies lui donnaient
à ses propres yeux. Cette mportance était encore
accrue du fait que le^ Verdurin étaient persuadés
que la Raspelière, qu'ils comptaient acheter, était
une propriété unique au monde. Cette supériorité
que leur amour-propre leur faisait attribuer à la
Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme
qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des
déceptions qu'il comportait (comme celles que l'au-
dition de la Berma m'avait jadis causées) et dont
je leur faisais l'aveu sincère.
« J'entends la voiture qui revient », murmura
tout à coup la Patronne. Disons en un mot que
Mme Verdurin, en dehors même des changements
inévitables de l'âge ne ressemblait plus à ce qu'elle
était au temps oîi Swann et Odette écoutaient chez
elle la petite 'phrase. Même quand on la jouait,
elle n'était plus obligée à J'air exténué d'admiration
qu'elle prenait au refois, car celui -ri était devenu sa
figure. Sous l'action des innombrables névralgies
que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil,
de Debussy lui avait occasionnées le front de M°i«
Verdurin avait pris des proportions r^normes, comme
les membres qu'un rhumatisme finit par déformer.
Ses tempes, pareilles à deux belles sphères briilantes,
endolories et laiteuses, où roule immortellement
l'Harmonie, rejetaient de chaque côté, des mèches
argentées, et proclamaient, pour le compte de la
Patronne, sans que celle-ci eiit besoin de parler :
« Je sais ce qui m'attend ce soir. » Ses traits ne
5.8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
prenaient plus la peine de formuler successivement
des impressions esthétiques trop fortes, car ils
étaient eux-mêmes comme leur expression perma-
nente dans un visage ravagé et superbe. Cette
attitude de résignation aux souffrances toujours
prochaines infligées par le Beau, et du courage qu'il
y avait eu à mettre une robe quand on relevait à
peine de la dernière sonate, faisait que M™" Verdurin,
même pour écouter la plus cruelle musique, gardait
un visage dédaigneusement impassible et se cachait
même pour avaler les deux cuillerées d'aspirine.
0 Ah ! oui, les voici », s'écria M. Verdurin avec
soulagement en voyant la porte s'ouvrir sur Morel
suivn de M. de Charlus. Celui-ci, pour qui dîner chez
les Verdurin n'était nullement aller dans le monde,
mais dans un mauvais lieu, était intimidé comme
un collégien qui entre pour la première fois dans une
maison publique et a mille respects pour la patronne.
Aussi le désir habituel qu'avait M. de Charlus de
paraître viril et froid tut-il dominé (quand il apparut
dans la porte ouverte) par ces idées de politesse
traditionnelles qui se réveillent dès que la timidité
détruit une attitude factice et fait appel aux res-
sources de l'inconscient. Quand c'est dans un Charlus,
qu'il soit d'ailleurs noble ou bourgeois, qu'agit un tel
sentiment de politesse instinctive et atavique envers
des inconnus, c'est toujours l'âme d'une parente
du sexe féminin, auxiliatrice comme une déesse ou
incarnée comme un double, qui se charge de l'in-
troduire dans un salon nouveau et de modeier son
attitude jusqu'à ce qu'il soit arrivé devant la maî-
tresse de maison. Tel jeune peintre, élevé par une
sainte cousine protestante, entrera la tête oblique
et chevrotante, les yeux au ciel, les mains crampon-
nées à un manchon invisible, dont la torme évoquée
et la présence réelle et tutélaire aideront l'artiste
intimidé à franchir sans agoraphobie l'espace creusé
SODOME ET GOMORRHE 59
d'abîmes qui va de l'antichambre au petit salon.
Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guide
aujourd'hui entrait il y a bien des années, et d'un
air si gémissant qu'on se demandait quel malheur
elle venait annoncer quand, à ses premières paroles,
on comprenait, comme maintenant pour le pemtre,
qu'elle venait faire une visite de digestion. En vertu
dé cette même loi, qui veut que la vie, dans l'intérêt
de l'acte encore inaccompli, tasse servir, utilise,
dénature, dans une perpétuelle prostitution, les
legs les plus respectables, parfois les plus saints,
quelquefois seulement les plus innocents du passé,
et bien qu'elle engendrât alors un aspect différent,
celui des neveux de M™^ Cottard qui affligeait sa
famille par ses manières efféminées et ses fréquen-
tations faisait toujours une entrée joyeuse, comme
s'il venait vous faire une surprise ou vous annoncer
un héritage, illuminé d'un bonheur dont il eiàt été
vain de lui demander la cause qui tenait à son
hérédité inconsciente et à son sexe déplacé. Il mar-
chait sur les pointes, était sans doute lui-même
étonné de ne pas tenir à la main un carnet de cartes
de visites, tendait la main en ouvrant la bouche en
cœur comme il avait vu sa tante le faire, et son seul
regard inquiet était pour la glace oii il semblait vou-
loir vérifier, bien qu'il fût nu-tête, si son chapeau,
comme avait un jour demandé M^^^ Cottard à Swann,
n'était pas de travers. Quant à M. de Charlus, à qui
la société où il ava^t vécu fournissait, à cette minute
critique, des exemples différents, d'autres arabesques
d'amabilité, et enfin la maxime qu'on doit savoir
dans certains cas, pour de simples petits bourgeois,
mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rares
et habituellement gardées en réserve, c'est en se
trémoussant, avec mièvrerie et la même ampleur
dont un enjuponnement eût élargi et gêné ses dandi-
nements, qu'il se dirigea vers M'as Verdurin, avec
6o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
un air si flatté et si honoré qu'on eût dit qu'être
présenté chez elle était pour lui une suprême faveur.
Son visage à demi incliné, oii la satisfaction le
disputait au comme iJ faut, se plissait de petite
rides d'affabilité. On aurait cru voir s'avancer
M™« de Marsantes, tant ressortait à ce moment la
lemme qu'une erreur de la nature avait mise dans le
corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron
avait durement peiné pour la dissimuler et prendre
une apparence masculine. Mais à peine y étaii-il
parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les
mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui
donnait une nouvelle apparence féminine, née celle-là
non de 'hérédité, mais de la vie individuelle. Et
comme il arrivait peu à peu à penser, même les
choses sociales, au féminin, et cela sans s'en aperce-
voir, car ce n'est pas qu'à force de mentir aux autres,
mais aussi de se mentir à soi-même, qu'on cesse de
s'apercevoir qu'on ment, bien qu'il eût demandé à
son CDrps de rendre manifeste (au moment où il
entrait chez les Verdurin) toute la courtoisie d'un
grand seigneur, ce corps, qui avait bien compris ce
que M. de Charlus avait cessé d'entendre, déploya,
au point que le baron eût mérité l'épithète de lady-
like, toutes les séductions d'une grande dame.
Au reste peut-on séparer entièrement l'aspect de
M. de Charlus du fait que les fils, n'ayant pas toujours
la ressemblance paternelle même sans être invertis
et en recherchant des femmes consomment dans
leur 'nsage la profanation de leur mère ? Mais laissons
ic. ce qui mériterait un chapitre à part : les mères
profanées.
Bien que d'autres raisons présidassent à cette trans-
formation de ]M. de Charlus et que des ferments pure-
ment physiques fissent a travailler chez lui » la
matière, et passer peu à peu son corps dans la caté-
gorie des corps de femme, pourtant le changement
SODOME ET GOMORRHE 6i
que nous marquons ici était d'origine spirituelle. A
force de se croire malade, on le devient, on maigrit, on
n'a plus la force de se lever, on a des entérites ner-
veuses. A force de penser tendrement aux hommes
on devient femme, et une robe postiche entrave vos
pas. L'idée fixe peut modifier (aussi bien que, dans
d'autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui
le suivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là,
à cause d'un double changement qui se produisit
en lui, il me donna (hélas ! je ne sus pas assez tôt
en tenir compte) une mauvaise impression. Voici
pourquoi. J'ai dit que Morel, échappé de la servitude
de son père, se complaisait en général à une fami-
liarité fort dédaigneuse. Il m'avait parlé, le jour où
il m'avait apporté les photographies, sans même me
dire une seule fois Monsieur, me traitant de haut
en bas. Quelle fut ma surprise chez M™^ Verdurin
de le voir s'inchner très bas devant moi, et devant
moi seul, et d'entendre, avant même qu'il eût pro-
noncé d'autre parole, les mots de respect, de très
respectueux — ces mots que je croyais impossibles à
amener sous sa plume ou sur ses lèvres — à moi
adressés. J'eus aussitôt l'impression qu'il avait
quelque chose à me demander. Me prenant à part
au bout d'une minute : « Monsieur me rendrait bien
grand service, me dit-il, allant cette fois jusqu'à me
parler à la troisième personne, en cachant entière-
ment à M™e Verdurin et à ses invités le genre de
profession que mon père a exercé chez son oncle.
Il vaudrait mieux dire qu'il était, dans votre famille,
l'intendant de domaines si vastes, que cela le faisait
presque l'égal de vos parents. » La demande de
Morel me contrariait infiniment, non pas en ce qu'elle
me forçait à grandir la situation de son père, ce qui
m'était tout à fait égal, mais la fortune au moins
apparente du mien, ce que je trouvais ridicule.
Mais son air était si malheureux, si urgent que je ne
62 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
refusai pas. « Non, avant dîner, dit-il d'un ton
suppliant, Monsieiir a mille prétextes pour prendre à
part M™s Verdurin. » C'est ce que je fis en effet, en
tâchant de rehausser de mon mieux l'éclat du père
de Morel, sans trop exagérer le « train » ni les « biens
au soleil » de mes parents. Cela passa comme une lettre
à la poste, malgré l'étonnement de M"»* Verdurin qui
avait connu vaguement mon grand-père. Et comme
elle n'avait pas de tact, haïssait les familles (ce
dissolvant du petit noyau), après m'avoir dit qu'elle
avait autrefois aperçu mon arrière-grand-père et
m'en avoir parlé comme de quelqu'un d'à peu près
idiot qui n'eût rien compris au petit groupe et qui,
selon son expression, « n'en était pas », elle me dit :
« C'est, du reste, si ennuyeux les familles, on n'aspire
qu'à en sortir » ; et aussitôt elle me raconta sur le
père de mon grand-père ce trait que j'ignorais, bien
qu'à la maison j'eusse soupçonné (je ne l'avais pas
connu, mais on parlait beaucoup de lui) sa rare
avarice (opposée à la générosité un peu trop fas-
tueuse de mon grand-oncle, l'ami de la dame en
rose et le patron du père de Morel) : « Du moment
que vos grands-parents avaient un intendant si
chic, cela prouve qu'il y a des gens de toutes les
couleurs dans les familles. Le père de votre grand-
père était si avare que, presque gâteux à la fin de
sa vie — entre nous il n'a jamais été bien fort, vous
les rachetez tous, — il ne se résignait pas à dépenser
trois sous pour son omnibus. De sorte qu'on avait
été obligé de le faire suivre, de payer séparément
le conducteur, et de faire croire au vieux grigou que
son ami, M. de Persigny, ministre d'État, avait
obtenu qu'il circulât pour rien dans les omnibus.
Du reste, je suis très contente que le père de notre
Morel ait été si bien. J'avais compris qu'il était
professeur de lycée, ça ne fait rien, j'avais mal
compris. Mais c'est de peu d'importance car je vous
SODOME ET GOMORRHE 63
dirai qu'ici nous n'apprécions que la valeur propre,
la contribution personnelle, ce que j'appelle la partici-
pation. Pourvu qu'on soit d'art, pourvu en un mot
qu'on soit de la confrérie, le reste importe peu. »
La façon dont Morel en était — autant que j'ai pu
l'apprendre — était qu'il aimait assez les lemmes et
les hommes pour faire plaisir à chaque sexe à l'aide
de ce qu'il avait expérimenté sur l'autre — c'est ce
qu'on verra plus tard. Mais ce qui est essentiel à
dire ici, c'est que, dès que je lui eus donné ma parole
d'intervenir auprès de M™^ Verdurin, dès que je l'eus
fait surtout, et sans retour possible en arrière, le
« respect » de Morel à mon égard s'envola comme par
enchantement, les formules respectueuses dispa-
rurent, et même pendant quelque temps il m'évita,
s'arràngeant pour avoir l'air de me dédaigner, de
sorte que, si M°»« Verdurin voulait que je lui disse
quelque chose, lui demandasse tel morceau de mu-
sique, il continuait à parler avec un fidèle, puis
passait à un autre, changeait de place si j'allais à
lui. On était obligé de lui dire jusqu'à trois ou quatre
fois que je lui avais adressé la parole, après quoi il
me répondait, l'air contraint, brièvement, à moins
que nous ne fussions seuls. Dans ce cas-là il était
expansif, amical, car il avait des parties de caractère j
charmantes. Je n'en conclus pas moins de cette
première soirée que sa nature devait être vile, qu'il
ne reculait quand il le fallait devant aucune platitude,
ignorait la reconnaissance. En quoi il ressemblait
au commun des hommes. Mais comme j'avais en moi
un peu de ma grand'mère et me plaisais à la diversité
des hommes sans rien attendre d'eux ou leur en
vouloir, je néglif?eai sa bassesse, je me plus à sa
gaieté quand cela se présenta, même à ce que je crois
avoir été une sincère amitié de sa part quand,
ayant fait tout le tour de ses fausses connaissances
de la nature humaine, il s'aperçut (par à-coups, car
64 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
il avait d'étranges retours à sa sauvagerie primitive
et aveugle) que ma douceur avec lui était désinté-
ressée, que mon indulgence ne venait pas d'un
manque de clairvoyance, mais de ce qu'il appela
bonté, et surtout ie m'enchantai à son art, qui n'était
guère qu'une virtuosité admirable mais me faisait
(sans qu'il fût au sens intellectuel du mot un vrai
musicien) réentendre ou connaître tant de belle
musique. D'ailleurs un manager, M. de Charlus
(chez qui j'ignorais ces talents, bien que M.'^^ de
Guermantes, qui l'avait connu fort différent dans leur
jeunesse prétendît qu'il lui avait fait une sonate,
peint un éventail, etc.), modeste en ce qui concer-
nait ses vraies supériorités, mais de tout premier
ordre, sut mettre cette virtuosité au service d'un
sens artistique multiple et qu'il décupla. Qu'on
imagine quelque artiste, purement adroit, des
ballets russes, stylé, instruit, développé en tous sens
par M. de D^aghilew.
Je venais de transmettre à M"^^ Verdurin le mes-
sage dont m'avait chargé Morel, et je parlais de Saint-
Loup avec M. de Charlus, quand Cottard entra au
salon en annonçant, comme s'il y avait le feu, que les
Cambremer arrivaient. M^^ Verdurin, pour ne pas
avoir l'air, vis-à-vis de nouveaux comme M. de
Charlus (que Cottard n'avait pas vu) et comme moi,
d'attacher tant d'importance à l'arrivée des Cam-
bremer, ne bougea pas, ne répondit pas à l'annonce
de cette nouvelle et se contenta de dire au docteur,
en' s'éventant avec grâce, et du même ton factice
qu'une marquise du Théâtre-Français : « Le baron
nous disait justement... » C'en était trop pour
Cottard ! Moins vivement qii'il n'eût lait autretois,
car l'étude et les hautes situations avaient ralenti
son débit, mais avec cette émotion tout de même
qu'il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron !
Où ça, un baron ? Où ça, un baron ? » s'écria-t-il
SODOME ET GOMORRHE 65
en le cherchant des yeux avec un étonneraent qui
frisait l'incréduhté. M°»e Verdurin, avec l'indifférence
affectée d'une maîtresse de maison à qui un domes-
tique vient, devant les invités, de casser un verre de
prix, et avec l'intonation artificielle et surélevée d'un
premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils,
répondit, en désignant avec son éventail le protec-
teur de Morel : « Mais, le baron de Charlus, à qui je
vais vous nommer... Monsieur le professeur Cottard. »
Il ne déplaisait d'ailleurs pas à IM™^ Verdurin d'avoir
l'occasion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit
deux doigts que le professeur serra avec le sourire
bénévole d'un « prince de la science ». Mais il s'arrêta
net en voyant entrer les Cambremer, tandis que M. de
Charlus m'entraînait dans un coin pour me dire un
mot, non sans palper mes muscles, ce qui est une
manière allemande. M. de Cambremer ne ressemblait
guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le
disait avec tendresse, « tout à îait du côté de son
papa ». Pour qui n'avait entendu que parler de lui,
ou même de lettres de lui, vives et convenablement
tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on
s'y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir
se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être
la seule ligne obhque, entre tant d'autres, qu'on
n'eût eu l'idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait
une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage
d'un teint normand à la rougeur de pommes. Il est
possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent
dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin,
si doux par les beaux iours ensoleillés, oix le prome-
neur s'amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et
à compter par centames les ombres des peupUers,
mais ces paupières lourdes, chassieuses et mai
rabattues, eussent empêché l'intelhgence elle-même
de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce
regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers.
Vol X, 5
66 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Par une transposition de sens, M. de Cambremer
vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cam-
bremer n'était pas laid, plutôt un peu trop beau,
trop fort, trop fier de son importance. Busqué,
astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé
à compenser l'insuffisance spirituelle du regard ;
malheureusement, si les yeux sont quelquefois
l'organe oîi se révèle l'intelligence, le nez (quelle
que soit d'ailleurs l'mtime solidarité et la répercus-
sion msoupçonnée des traits les uns sur les autres),
le nez est généralement l'organe où s'étale le plus
aisément la bêtise.
La convenance de vêtements sombres que portait
toujours, même le matin, M. de Cambremer, avait
beau rassurer ceux qu'éblouissait et exaspérait
l'insolent éclat des costumes de plage des gens qu'ils
ne connaissaient pas, on ne pouvait comprendre que
la femme du premier président déc'arât d'un air de
flair et d'autorité, en personne qui a plus que vous
l'expérience de la haute société d'Alençon, que devant
M. de Cambremer on se sentait tout de suite, même
avant de savoir qui il était, en présence d'un homme
de haute distinction, d'un homme parfaitement bien
élevé, qui changeait du genre de Balbec, un homme
enfin auprès de qui on pouvait respirer. Il était pour
elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, qui ne
connaissaient pas son monde, comme un flacon
de sels. Il me sembla au contraire qu'il était des gens
que ma grand'mère eût trouvés tout de suite « trè^
mal », et, comme elle ne comprenait pas le snobisme,
elle eût sans doute été stupéfaite qu'il eût réussi à
être épousé par M^i® Legrandin qui devait être
difficile en fait de distinction, elle dont le frère était
« si bien ». Tout au plus pouvait-on dire de la laideur
vulgaire de M. de Cambremer qu'elle était un peu
du pa V i et avait quelque chose de très anciennement
local ; on pensait, devant ses traits lautils et qu'on
SODOME ET GOMORRHE 67
eût voulu rectifier, à ces noms de petites villes nor-
mandes sur l'étymologie desquels mon curé se trom-
pait parce que les paysans, articulant mal ou ayant
compris de travers le mot normand ou latin qui les
désigne, ont fini par fixer dans un barbarisme qu'on
trouve déjà dans les cartulaires, comme eût dit
Brichot, un contre-sens et un vice de prononciation.
La vie dans ces vieilles petites villes peut d'ailleurs
se passer agréablement, et M. de Cambremer devait
avoir des qualités, car, s'il était d'une mère que la
vieille marquise préférât son fils à sa belle-fille, en
revanche, elle qui avait plusieurs enfants, dont deux
au moms n'étaient pas sans mérites, déclarait sou-
vent que le marquis était à son avis le meilleur de la
famille. Pendant le peu de temps qu'il avait passé
dans l'armée, ses camarades, trouvant trop long de
dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de
Cancan, qu'il n'avait d'ailleurs mérité en rien. Il
savait orner un dîner où on l'invitait en disant au
moment du poisson (le poisson fût-il pourri) ou à
l'entrée : « Mais dites donc, il me semble que voilà
une belle bête. » Et sa femme, ayant adopté en
entrant dans la lamille tout ce qu'elle avait cru faire
partie du genre de ce monde-là, se mettait à la
hauteur des amis de son mari et peut-être cherchait
à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle
avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant
d'un air dégagé, quand elle parlait de lui à des
officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé
à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse
de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne
le faisait qu'à la prière de sa belle-mère et de son
mari, dans l'intérêt de la location. Mais, moins bien
élevée qu'eux, eile ne se cachait pas du motif et depuis
quinze jours faisait avec ses amies des eorges chaudes
de ce dîner. « Vous savez que nous dînons chez nos
locataires. Cela vaudra bien une a.ugraentatioii. Au
68 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
ionà., je suis assez curieuse de savoir ce qu'ils ont pu
faire de notre pauvre vieille Raspelière (comme si
elle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs
des siens). Notre vieux garde m'a encore dit hier
qu'on ne reconnaissait plus rien. Je n'ose pas penser
à tout ce qui doit se passer là dedans. Je crois que
nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de
nous réinstaller. » EUe arriva hautaine et morose, de
l'air d'une grande dame dont le château, du fait
d'une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui
se sent tout de même chez elle et tient à montrer
aux vainqueurs qu'ils sont des intrus. M°i« de Cam-
bremer ne put me voir d'abord, car j'étais dans une
baie latérale avec M. de Charlus, lequel me disait
avoir appris par Morel que son père avait été « inten-
dant » dans ma famille, et qu'il comptait suffisam-
ment, lui Charlus, siir mon intelligence et ma magna-
nimité (terme commun à lui et à Swann) pour me
refuser l'ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires
petits imbéciles (j'étais prévenu) ne manqueraient
pas, à ma place, de prendre en révélant à nos hôtes
des détails que ceux-ci pourraient croire amoindris-
sants. « Le seul fait que je m'intéresse à lui et étende
sur lui ma protection a. quelque chose de suréminent
et aboht le passé », conclut le baron. Tout en 'écou-
tant et en lui promettant le silence, que j aurais
gardé même sans l'espoir de passer en échange pour
intelligent et magnanime, je regardais M™« de Cam-
bremer. Et j'eus peine à reconnaître la chose fondante
et savoureuse que j'avais eue l'autre jour auprès de
moi à l'heure du goûter, sur la terrasse de Balbec,
dans la galette normande que je voyais, dure comme
un galet, où les fidèles eussent en vain essayé de
mettre la dent. Irritée d'avance du côté bonasse que
son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un
air honoré quand on lui présenterait l'assistance des
fidèles, désireuse pourtant de remplir ses fonctions
1
SODOME ET GOMORRHE 69
de femme du monde, quand on lui eut nommé Brichot,
elle voulut lui faire faire la connaissance de son mari
parce qu'elle avait vu ses amies plus élégantes faire
ainsi, mais la rage ou l'orgueil l'emportant sur l'os-
tentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle
aurait dû : « Permettez-moi de vous présenter mon
mari », mais : « Je vous présente à mon mari »,
tenant haut ainsi le drapeau des Cambremer, en
dépit d'eux-mêmes, car le marquis s'inclina devant
Brichot aussi bas qu'elle avait prévu. Mais toute
cette humeur de M™« de Cambremer changea soudain
quand elle aperçut M. de Charlus, qu'elle connaissait
de vue. Jamais elle n'avait réussi à se le faire pré-
senter, même au temps de la haison qu'elle avait eue
avec Swann. Car M. de Charlus, prenant toujours
le parti des femmes, de sa belle-sœur contre les
maîtresses de M. de Guermantes, d'Odette, pas
encore mariée alors, mais vieille liaison de Swann,
contre les nouvelles, avait, sévère défenseur de la
morale et protecteur fidèle des ménages, donné à
Odette — et tenu — la promesse de ne pas se laisser
nommer à M™« de Cambremer. Celle-ci ne s'était
certes pas doutée que c'était chez les Verdurin qu'elle
connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de
Cambremer savait que c'était une si grande joie
poiir elle qu'il en était lui-même attendri, et qu'il
regarda sa femme d'un air qui signifiait : « Vous êtes
contente de vous être décidée à venir, n'est-ce pas ? »
Il parlait du reste fort peu, sachant qu'il avait
épousé une femme supérieure. « Moi, indigne »,
disait-il à tout moment, et citait volontiers une
fable de La Fontaine et une de Florian qui lui parais-
saient s'appliquer à son ignorance, et, d'autre part,
lui permettre, sous les formes d'une dédaigneuse
flatterie, de montrer aux hommes de science qui
n'étaient pas du Jockey qu'on pouvait chasser et
avoir lu des fables. Le malheur est qu'il n'en con-
70 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
naissait guère que deux. Aussi revenaient-elles
souvent. M™^ de Cambremer n'était pas bête, mais
elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez
elle la déformation des noms n'avait absolument rien
du dédain aristocratique. Ce n'est pas elle qui,
comme la duchesse de Guermantes (laquelle par sa
naissance eût dû être, plus que M™^ de Cambremer,
à l'abri de ce ridicule), eût dit, pour ne pas avoir
l'air de savoir le nom peu élégant (alors qu'il est
maintenant celui d'une des femmes les plus difficiles
à approcher) de Julien de Monchâteau : « une petite
Madame... Pic de la Mirandole ». Non, quand M™* de
Cambremer citait à faux un nom, c'était par bien-
veillance, pour ne pas avou l'air de savoir quelque
chose et quand, par sincérité, pourtant elle l'avouait,
croyant le cacher en le démarquant. Si, par exemple,
elle défendait une femme, elle cherchait à dissimuler,
tout en voulant ne pas mentir à qui la suppliait de
dire la vérité, que Madame une telle était actuelle-
ment la maîtresse de M. Sylvain Lévy, et elle disait :
«Non... je ne sais absolument rien sur elle, je crois
qu'on lui a reproché d'avoir inspiré une passion à
un monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque
chose comme Cahn, Kohn, Kuhn ; du reste, je crois
que ce monsieur est mort depuis fort longtemps et
qu'il n'y a jamais rien eu entre eux. » C'est le procédé
semblable à celui des menteurs — et inverse du leur —
qui, en altérant ce qu'ils ont fait quand ils le racon-
tent à une maîtresse ou simplement à un ami. se
figurent que l'une ou l'autre ne verra pas immédia-
tement que la phrase dite (de même que Cahn,
Kohn, Kuhn) est interpolée, est d'une autre espèce
que celles qui composent la conversation, est à
double fond.
^me Verdurin demanda à l'oreille de son mari :
« Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ?
Comme tu auras à ta droite M™^ de Cambremer, on
SODOME ET GOMORRHE 71
aurait pu croiser les politesses. — Non, dit M. Ver-
durin, puisque l'autre est plus élevé en grade (voulant
dire que M. de Cambremer était marquis), M. de
Charlus est en somme son inférieur. — Eh bien,
je le mettrai à côté de la princesse, d Et M™^ Verdurin
présenta à M. de Charlus M^^ Sherbatoff ; ils s'in-
clinèrent en silence tous deux, de l'air d'en savoir
long l'un sur l'autre et de se promettre un mutuel
secret. M. Verdurin me présenta à M. de Cambremer.
Avant même qu'il n'eût parlé de sa voix forte et
légèrement bégayante, sa haute taille et sa figure
colorée manifestaient dans leur oscillation l'hésitation
martiale d'un chef qui cherche à vous rassurer et
vous dit : « On m'a parlé, nous arrangerons cela ; je
vous ferai lever votre punition ; nous ne sommes
pas des buveurs de sang ; tout ira bien. » Puis, me
serrant la main : « Je crois que vous connaissez ma
mère », me dit-il. Le verbe « croire » iui semblait
d'ailleurs convenir à la discrétion d'une première
présentation mais nullement exprimer un doute,
car il ajouta : « J'ai du reste une lettre d'elle pour
vous. » M. de Cambremer était naïvement heureux
de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps.
« Je me retrouve », dit-il à M'oe Verdurin, tandis que
son regard s'émerveillait de reconnaître les peintures
de fleurs en trumeaux au-dessus des portes, et les
bustes en marbre sur leurs hauts socles. Il pouvait
pourtant se trouver dépaysé, car M'as Verdurin avait
apporté quantité de vieilles belles choses qu'elle
possédait. A ce point de vue, M°ie Verdurin, tout en
passant aux yeux des Cambremer pour tout bou-
leverser, était non pas révolutionnaire mais intelli-
gemment conservatrice, dans un sens qu'ils ne
comprenaient pas. Ils l'accusaient aussi à tort de
détester la vieille demeure et de la déshonorer par
de simples toiles au lieu de leur riche peluche, comme
un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain
72 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de remettre en place de vieux bois sculptés laissés
au rancart et auxquels l'ecclésiastique avait cru bon
de substituer des ornements achetés place Saint-
Sulpice. Enfin, un ardin de curé commençait à
remplacer devant le château les plates-bandes qui
faisaient l'orgueil non seulement des Cambremer mais
de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cam-
bremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le
joug des Verdurin, comme i la terre eût été momen-
tanément occupée par un envahisseur et une troupe
de soudards, allait en secret porter ses doléances à la
propriétaire dépossédée, s'indignait du mépris où
étaient tenus ses araucarias, ses bégonias, ses jou-
barbes, ses dahlias doubles, et qu'on osât dans une
aussi riche demeure faire pousser des fleurs aussi
communes que des anthémis et des cheveux de
Vénus. ..I™® Verdurin sentait cette sourde opposition
et était décidée, si elle faisait un long bail ou même
achetait la Raspelière, à mettre comme condition le
renvoi du jardinier, auquei la vieille propriétaire au
contraire tenait extrêmement. Il l'avait servie pour
rien dans des temps difficiles, l'adorait : mais par
ce morcellement bizarre de l'opinion des gens du
peuple, oii le mépris mora le plus profond s'enclave
dans l'estime la plus passionnée, laquelle chevauche
à son tour de vieilles rancunes inabolies, il disait
souvent de M°»^ de Cambremer qui, en 70, dans un
château qu'elle avait dans l'Est, surprise par l'inva-
sion, avait dû souffrir pendant un mois le contact
des Allemands : « Ce qu'on a beaucoup reproché à
Madame la marquise, c'est, pendant la guerre, d'avoir
pris le parti des Prussiens et de les avoir même
logés chez elle. A un autre moment, i 'aurais compris ;
mais en temps de guerre, elle n'aurait pas dû. C'est
pas bien. » De sorte qu'il lui était fidèle jusqu'à la
mort, la vénérait pour sa bonté et accréditait qu'elle
se fût rendue coupable de trahison. M™"^ Verdurin fut
SODOME ET GOMORRHE 73
piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître
si bien la Kaspelière. « Vous devez pourtant trouver
quelques changements, répondit-elle. Il y a d'abord
de grands diables de bronze de Barbedienne et de
petits coquins de sièges en peluche que je me suis
empressée d'expédier au grenier, qui est encore trop
bon pour eux. » Après cette acerbe riposte adressée
à M, de Cambremer elle lui offrit le bras pour aller
à table. Il hésita un mstant, se disant : « Je ne peux
tout de même pas passer avant M. de Charlus. »
Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la
maison du moment qu'il n'avait pas la place d'hon-
neur, il se décida à prendre le bras qui lui était
offert et dit à M™^ Verdurin combien il était fier
d'être admis dans le cénacle (c'est ainsi qu'il appela
le petit noyau, non sans rire un peu de la satisfaction
de connaître ce terme). f^ottard, qui était assis à côté
de M. de Charlus, le regardait, pour faire connais-
sance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace,
avec des clignements beaucoup plus insistants qu'ils
n'eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et
ses regards engageants, accrus par leur sourire,
n'étaient plus contenus par le verre du lorgnon et le
débordaient de tous côtés. Le baron, qui voyait
facilement partout des pareils à lui, ne (k>uta pas
que Cottard n'en fût un et ne lui fît de l'œiljAussitôt
il témoigna au professeur la dureté des invertis,
aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu'ar-
demment empressés auprès de ceux qui leur plaisent.
Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement
de la douceur, toujours refusée par le destin, d'être
aimé, c'est une loi générale, et dont l'empire est bien
loin de s'étendre sur les seuls Charlus, que l'être que
nous n'aimons pas et qui nous aime nous paraisse
insupportable. A cet être, à telle femme dont nous
ne dirons pas qu'elle nous aime mais qu'elle nous
cramponne, nous préférons la société de n'importe
74 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
quelle autre qui n'aura m son charme, ni son agré-
ment, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous
que quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens,
on pourrait ne voir que la transposition, sous une
forme cocasse, de cette règle universelle, dans
l'irritation causée chez un -nverti par un homme qui
lui déplaît et le recherche. Mais elle est chez lui
bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des
hommes cherche à la dissimuler tout en l'éprouvant,
l'inverti la tait implacablement sentir à celui qui la
provoque, comme li ne le ferait certainement pas
sentir à une femme, M. de Char! us, par exemple, à
la princesse de Guermantes dont la passion l'ennuyait,
mais le flattait. Mais quand ils voient un autre homme
témoigner envers eux d'un goîit particulier, alors,
soit incompréhension que ce soit le même que le
leur, soit fâcheux rappel que ce goîit, embelh par
eux tant que c'est eux-mêmes qui l'éprouvent, est
considéré comme un vice soit désir de se réhabiliter
par un éclat dan;? une circonstance où cela ne leur
coûte pas, soit par une crainte d'être devinés, qu'ils
retrouvent soudain quand le désir ne les mène plus,
les yeux bandés, d'in prudence en imprudence, soit
par la fureur de subir, du fait de l'attitude équivoque
d'un autre, le dommage que par la leur, si cet autre
leur plaisait ils ne craindraient pas de lui causer,
ceux que cela n'embarrasse pas de suivre un jeune
homme pendant des .ieues, de ne pas le qtiitter des
yeux au théâtre même s'il est avec des amis, risquant
par cela de le brouiller avec eux, on peut les entendre,
pour peu qu'un autre qui ne leur plaît pas les regarde,
dire : « Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (sim-
plement parce qu'on les prend pour ce qu'ils sont) ;
je ne vous comprends pas, inutile d'insister, vous
faites erreur )-, aller au besoin jusqu'aux gifles, et,
devant quelqu'un qui connaît l'imprudent, s'indigner:
« Comment, vous connaissez cette horreur ? Elle a
SODOME ET GOMORRHE 75
une façon de vous regarder !... En voilà des manières ! »
M. de Charlus n'alla pas aussi loin, mais il prit l'air
offensé et glacial qu'ont, lorsqu'on a l'air de les
croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et
encore plus celles qui le sonti^D'ailleurs, l'inverti,
mis en présence d'un inverti, voit non pas seulement
une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait,
purement inanimée, que faire souffrir son amour-
propre, mais un autre lui-même, vivani, agissant dans
le même sens, capable donc de le faire souffrir dans
ses amours.7Aussi est-ce dans un sens d'instinct de
conservation qu'il dira du mal du concurrent possible,
soit avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et
sans que l'inverti n^ i s'inquiète de passer pour
menteur quand il accable ainsi l'inverti n"^ 2 aux
yeux de personnes qui peuvent être renseignées sur
son propre cas), soit avec le jeune homme qu'il a
« levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il
s'agit de persuader que les mêmes choses qu'il a
tout avantage à faire avec lui causeraient le malheur
de sa vie s'il se laissait aller à les faire avec l'autre.
Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux
dangers (bien imaginaires) que la présence de ce
Cottard, dont il comprenait à faux le sourire, ferait
courir à Morel, un inverti qui ne lui plaisait pas
n'était pas seulement une caricature de lui-même,
c'était aussi un rival désigné. Un commerçant, et
tenant un commerce rare, en débarquant dans la
ville de province oil il vient s'installer pour la vie,
s'i^ voit que, sur la même place, juste en face, le
m ême comnicrce est tenu par un concurrent, il n'est
pas plus déconfit qu'un Charlus allant cacher ses
amours dans une région tranquille et qui, te ;Our de
l'arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le
coiffeur, desquels l'aspect et les nianières ne lui
laissent aucun doute. Le commerçant prend souvent
son concurrent en haine ; cette haine dégénère parfois
76 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
en mélancolie, et pour peu qu'il y ait hérédité assez
chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant
montrer des commencements de foHe qu'on ne guérit
au'en ie décidant à vendre son « fonds » et à s'expa-
trier. La rage de l'inverti est plus lancinante encore.
Il a compris que, dès la première seconde, le gentil-
homme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon.
Il a beau répéter cent fois par jour à celui-ci que le
coiffeur et le gentilhomme sont des bandits dont
l'approche le déshonorerait, il est ob'igé, comme
Harpagon, de veiller sur son trésor et se relève la
nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c'est ce
qui fait sans doute, plus encore que le désir ou la
commodité d'habitudes communes, et presque autant
que cette expérience de soi-même, qui est la seule
vraie, que l'inverti dépiste l'inverti avec une rapidité
et une siireté presque infaillibles. Il peut se tromper
un moment, mais une divination rapide le remet dans
la vérité. Aussi l'erreur de M. de Char lus fut-elle
courte. Le discernement divin lui montra au bout
d'un instant que Cottard n'était pas de sa sorte et
qu'il n'avait à craindre ses avances ni pour lui-même,
ce qui n'eût fait que l'exaspérer, ni pour Morel, ce
qui lui eût paru plus grave. Il reprit son calme, et
comme il était encore sous l'influence du passage de
Vénus androgyne, par moments il souriait faiblement
aux Verdurin, sans prendre la peine d'ouvrir la
bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres,
et pour une seconde allumait câlinement ses yeux,
lui si féru de virihté, exactement comme eût fait sa
belle-sœur la duchesse de Guermantes. « Vous
chassez beaucoup, Monsieur ? dit M™^ Verdurin avec
mépris à M. de Cambremer. — Est-ce que Ski vous
a raconté qu'il nous en est arrivé une excellente .''
demanda Cottard à la Patronne. — Je chasse surtout
dans la forêt de Chantepie, répondit M. de Cambre-
mer. — Non, je n'ai rien raconté, dit Ski. — Mérite-
SODOME ET GOMORRHE 77
t-elle son nom ? » demanda Brichot à M. de Cambre-
mer, après m'avoir regardé du coin de l'œil, car il
m'avait promis de parler étymologies, tout en me
demandant de dissimuler aux Cambremer le mépris
que lui inspiraient celles du curé de Combray.
« C'est sans doute que je ne suis pas capable de
comprendre, mais je ne saisis pas votre question, dit
M. de Cambremer. — Je veux dire : Est-ce qu'il y
chante beaucoup de pies ? » répondit Brichot. Cot-
tard cependant souffrait que M^^ Verdurin ignorât
qu'ils avaient failli manquer le train. « Allons, voyons,
dit M"'^ Cottard à son mari pour l'encourager,
raconte ton odyssée. — En effet, elle sort de l'ordi-
naire, dit le docteur qui recommença son récit. Quand
j'ai vu que le train était en gare, je suis resté médusé.
Tout cela par la faute de Ski. Vous êtes plutôt
bizarroïde dans vos renseignements, mon cher ! Et
Brichot qui nous attendait à la gare ! — Je croyais,
dit l'universitaire, en jetant autour de lui ce qui lui
restait de regard et en souriant de ses lèvres minces,
que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c'est
que vous aviez rencontré quelque péripatéticienne.
— Voulez-vous vous taire ? si ma femme vous
entendait ! dit le professeur. La»femme à moâ, il est
jalouse. — Ah ! ce Brichot, s'écria Ski, en qui l'égril-
larde plaisanterie de Brichot éveillait la gaieté de
tradition, il est toujours le même » ; bien qu'il ne
sût pas, à vrai dire, si l'universitaire avait jamais
été polisson. Et pour ajouter à ces paroles consacrées
le geste rituel, il fit mine de ne pouvoir résister au
désir de lui pincer la jambe. « Il ne change pas ce
gaillard-là », continua Ski, et, sans penser à ce que
la quasi-cécité de l'universitaire donnait de triste et
de comique à ces mots, il ajouta ; « Toujours un petit
œil pour les femmes. — Voyez-vous, dit M. de Cam-
bremer, ce que c'est que de rencontrer un savant.
Voilà quinze ans que je chasse dans la forêt de
78 A L'A RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Chantepie et jamais je n'avais réfléchi à ce que son
nom voulait dire. » M'»^ de Cambremer jeta un
regard sévère à son mari ; elle n'aurait pas voulu
qu'il s'humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus
mécontente encore quand, à chaque expression
« toute faite » qu'employait Cancan, Cottard, qui en
connaissait le fort et le faible parce qu'il les avait
laborieusement apprises, démontrait au marquis,
lequel confessait sa bêtise, qu'elles ne voulaient rien
dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous
que les choux soient plus bêtes qu'autre chose ? Vous
dites : répéter trente-six fois la même chose. Pour-
quoi particulièrement trente-six ? Pourquoi : dormir
comme un pieu ? Pourquoi : Tonnerre de Brest ?
Pourquoi : faire les quatre cents coups ? » Mais alors
la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot,
qui expliquait l'origine de chaque locution. Mais
^Ime (Je Cambremer était surtout occupée à examiner
les changements que les Verdurin avaient apportés
à la Raspehère, ann de pouvoir en critiquer certains,
en importer à Féterne d'autres, ou peut-être les
mêmes. « Je me demande ce que c'est que ce lustre
qui s'en va tout de tra viole. J'ai peine à reconnaître
ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d'un air fami-
Uèrement aristocratique, comme elle eût parlé d'un
serviteur dont elle eût prétendu moins désigner l'âge
que dire qu'il l'avait vu naître. Et comme elle était
un peu livresque dans son langage : « Tout de même,
ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, si j'habitais
chez les autres, j'aurais quelque vergogne à tout
changer ainsi. — C'est malheureux que vous ne
soyez pas venus avec eux », dit M°>* Verdurin à M.
de Chai lus et à Morel, espérant que M. de Charlus
était de « revue » et se plierait à la règle d'arriver
tous par le même train. « Vous êtes sûr que Chantepie
veut dire ia pie qui chante Chochotte ? » ajouta-
t-elle pour montrer qu'en grande maîtresse de maison
SODOME ET GOMORRHE 79
elle prenait part à toutes les conversations à la fois.
« Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me dit
M™« de Cambremer, il m'intéresse ; i 'adore la mu-*
sique, et il me semble que j'ai entendu parler de lui,
faites mon uistruction. » Elle avait appris que Morel
était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant
venir le premier, tâcher de se lier avec .e second.
Elle ajouta pourtant, pour que je ne pusse deviner
cette raison : « M. Brichot aussi m'intéresse. » Car si
elle était fort cultivée, de même que certaines per-
sonnes prédisposées à l'obésité mangent à peine et
marchent toute la journée sans cesser d'engraisser à
vue d'œil, de même M™^ de Cambremer avait beau
approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie
de plus en plus ésoténque, une musique de plus en
plus savante, elle ne sortait de ces études que pour
machiner des intrigues qui lui permissent de « couper »
les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des
relations qu'elle avait cru d'abord faire partie de la
société de sa belle-famille et qu'elle s'était aperçue
ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup
plus loin. Un philosophe qui n'était pas assez moderne
pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est long de
l'intelligence au cœur. Ce trajet, M™^ de Cambremer
n'avait pas été, plus que son frère, de force à le
parcourir. Ne qu.ttant la lecture de Stuart Mill que
pour celle de Laciielier, au tur et à mesure qu'elle
croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle
mettait plus d'acharnement à chercher à s'y taire,
avant de mourir, une bonne position. Éprise d'art
réaliste, aucun objet ne lui paraissait assez humble
pour servu de modèle au peintre ou à récnvain.
Un tableau ou un roman mondain lui eussent donné
la nausée ; un moujik de Tolstoï, un pgtysan de
Millet étaient l'extrême limite sociale qu'elle ne
permettait pas à l'artiste de dépasser. Mais franchir
celle qui bornait ses propres relations, s'élever
8o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
jusqu'à la fréquentation de duchesses, était le but
de tous ses efforts, tant le traitement spiritue^
auquel elle se soumettait, par le moyen de l'étude
des chefs-d'œuvre, restait inefficace contre le sno-
bisme congénital et morbide qui se développait chez
elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains
penchants à l'avarice et à l'adultère, auxquels, étant
jeune, elle était encline, pareil en cela à ces états
pathologiques singuliers et permanents qui semblent
immuniser ceux qui en sont atteints contre les
autres maladies. Je ne pouvais, du reste, m'empêcher,
en l'entendant parler, de rendre justice, sans y prendre
aucun plaisir, au raffinement de ses expressions.
C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes
les personnes d'une même envergure intellectuelle,
de sorte que l'expression raffinée fournit aussitôt,
comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et de
limiter toute la circonférence. Aussi ces expressions
font-elles que les personnes qui les emploient m'en-
nuient immédiatement comme déjà connues, mais
aussi passent pour supérieures, et me furent souvent
offertes comme voisines délicieuses et inappréciées.
« Vous n'ignorez pas, Madame, que beaucoup de
régions forestières tirent leur nom des animaux qui
les peuplent. A côté de la forêt de Chantepie, vous
avez le bois de Chantereine. — Je ne sais pas de
quelle reine il s'agit, mais vous n'êtes pas galant
pour elle, dit M. de Cambremer. — Attrapez, Cho-
chotte, dit M°i« Verdurin. Et à part cela, le voyage
s'est bien passé ? — Nous n'avons rencontré que de
vagues I umanités qui remplissaient le tram. Mais
je réponds à la question de M. de Cambremer ; reine
n'est pas ici la femme d'un roi, mais la grenouille.
C'est le nom qu'elle a gardé longtemps dans ce pays,
comme en témoigne la station de Renneville, qui
devrait s'écrire Reine ville. — Il me semble que vous
avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à
SODOME ET GOMORRHE 81
Al"'* Verdurin, en montrant un poisson. C'était là un
de ces compliments à l'aide desquels il croyait payer
son écot à im dîner, et déjà rendre sa politesse,
(« Les inviter est inutile, disait-il souvent en parlant
de tels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchantés
de nous avoir. C'étaient eux qui me remerciaient. »)
a D'ailleurs je dois vous dire que je vais presque
chaque jour à Renneville depuis bien des années, et
je n'}' ai vu pas plus de grenouilles qu'ailleurs. M™^ de
Cambremer avait fait venir ici le curé d'une paroisse
ou elle a de grands biens et qui a la même tournure
d'esprit que vous, à ce qu'il semble. Il a écrit un
ouvrage. — Je crois bien, je l'ai lu avec infiniment
d'intérêt », répondit hypocritement Brichot. La
satisfaction que son orgueil recevait indirectement
de cette réponse fit rire longuement M. de Cambremer.
« Ah ! eh bien, l'auteur, comment dirais-je, de cette
géographie, de ce glossaire, épilogue longuement sur
le nom d'une petite localité dont nous étions
autrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se
nomme Pont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment
qu'un vulgaire ignorant à côté de ce puits de science,
mais je suis bien allé mille fois à Pont-à-Couleuvre
pour lui une, et du diable si j'y ai jamais vu un seul
de ces vilains serpents, je dis vilains, malgré l'éloge
qu'en fait le bon La Fontaine {L'Homme et la cou-
leuvre était une des deux fables). — Vous n'en avez
pas vu, et c'est vous qui avez vu juste, répondit
Brichot. Certes, l'écrivain dont vous parlez connaît
à fond son sujet, il a écnt un hvre remarquable.
— Voire ! s'exclama M°»« de Cambremer, ce livre,
c'est bien le cas de le dire, est im véritable
travail de Bénédictin. — Sans doute il a consulté
quelques pouillés (on entend par là les listes des
bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce qui
a pu lui fournir le nom des patrons laïcs et des colla-
teurs ecclésiastiques. Mais il est d'autres sources.
VoL X. 6
82 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Un de mes plus savants amis y a puisé. Il a trouvé
que le même lieu était dénommé Pont-à-Quileuvre.
Ce nom bizarre l'incita à remonter plus haut encore,
à un texte latin où le pont que votre ami croit mfesté
de couleuvres est désigné : Pons eut aperit. Pont
fermé qui ne s'ouvrait que moyennant une honnête
rétribution, — Vous parlez de grenouilles. Moi, en
me trouvant au milieu de personnes si savantes, je
me fais l'effet de la grenouille devant l'aréopage »
(c'était la seconde fable), dit Cancan qui faisait
souvent, en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce
à laquelle iJ croyait à la fois, par hum;hté et avec
à-propos, faire profession d'ignorance et étalage de
savoir. Quant à Cottard, bloqué par le «ilence de
M. de Charlus et essayant de se donner de l'air des
autres côtés, il se tourna vers moi et me fit. une de
ces questions qui frappaient ses malades s'il était
tombé luste et montraient ainsi qu'il était pour
ainsi dire dans leur corp? ; si au contraire, il tombait
à taux, lui permettaient de rectifier cert;:ines théories,
d'élargir les points de vue anciens. « Quand vous
arrivez à ces sites relativement élevés comme celui
où nous nous trouvons en ce moment, remarquez-
vous que cela augmente votre tendance aux étouf-
fements ? » me demanda-t-il, certain ou de faire
admirer, ou de compléter son mstruction. M. de
Cambremer entendit la question et sourit. « Je ne
peux pas vous dire comme ça m'amuse d'apprendre
que vous avez des étouftements », me jeta-t-il à
travers la table. Il ne voulait pas dire par cela que
cela l'égayait, bien que ce fût vrai aussi. Car cet
homme excellent ne pouvait cependant pas entendre
parler du malheur d'autrui sans un sentiment de
bien-être et un spasme d'hilarité qui faisaient vite
place à la pitié d'un bon cœur. Mais sa phrise avait
un autre sens, que précisa celle qui la suivit : « Ça
m'amuse, me dit-il, parce que justement ma sœur
SODOME ET GOMORRHE 83
en a aussi. » En somme, cela l'amusait comme s'il
m'avait entendu citer comme un des mes amis
quelqu'un qui eût fréquenté beaucoup chez eux.
«Comme le monde est petit», fut la réflexion qu'il
formula mentalement et que je vis écrite sur son
visage souriant quand Cottard me parla de mes
étouffements. Et ceux-ci devinrent, à dater de ce
dîner, comme une sorte de relation commune et dont
M. de Cambremer ne manquait jamais de me deman-
der des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à
sa sœur. Tout en répondant aux questions que sa
femme me posait sur Morel, je pensais à une conver-
sation que j'avais eue avec ma mère dans l'après-
midi. Comme, tout en ne me déconseillant pas d'aller
chez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle
me rappelait que c'était un milieu qui n'aurait pas
plu à mon 8Tand-pè~e et lui eût fait crier : « A la
garde », ma mère avait ajouté : ;< Écoute, le président
Toureuil et sa femme m'ont dit qu'ils avaient déjeuné
avec M"»« Bon temps. On ne m'a rien demandé. Mais
j'ai cru comprendre qu'un manage entre Albertine
et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que .a vraie
raison est que tu leur es à tous très sympathique.
Tout de même, le luxe qu'ils croient que tu pourrais
lui donner, les relations qu'on sait plus ou moins
que nous avons, je crois que tout cela n'y est pas
étranger, quoique secondaire. Je ne t'en aurais pas
parlé, parce que je n'y tiens pas, mais comme je me
figure qu'on t'en parlera, j'ai mieux aimé prendre les
devants. — Mais toi, comment la trouves-tu ?
avais-je demandé à ma mère. — Mais moi, ce n'est
pas moi qui l'épouserai. Tu peux certainement laire
mille fois mieux comme mariage. Mais ie crois que
ta grand'mère n'aurait pais aimé qu'on t'influence.
Actuellement je ne peux pas te dire comment je
trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te durai
comme M™e de Sévigné : « Elle a de bennes qualités,
84 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
du moins je le crois. Mais, dans ce commencement, je
ne sais la louer que par des négatives. Elle n'est
point ceci, elle n'a point l'accent de Rennes. Avec
le temps, je dirai peut-être : elle est cela. Et je la
trouverai toujours bien si elle doit te rendre heureux. »
Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mes
mains de décider de mon bonheur, ma mère m'avait
mis dans cet état de doute oij j'avais déjà été quand,
mon père m'ayant permis d'aller à Phèdre et surtout
d'être homme de lettres, je m'étais senti tout à coup
I une responsabilité trop grande, la peur de le peiner,
I et cette mélancolie qu'il y a quand on cesse d'obéir
1 à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent
\ l'avenir, de se rendre compte qu'on a enfin commencé
l de vivre pour de bon, comme une grande personne,
lia vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun
|de nous.
' Peut-être le mieux serait-il d'attendre un peu, de
commencer par voir Albertine comme par le passé
pour tâcher d'apprendre si je l'aimais \Taiment. Je
pourrais l'amener chez les Verdurin pour la distraire,
et ceci me rappela que je n'y étais venu moi-même
ce soir que pour savoir si M°ie Putbus y habitait ou
allait y venir. En tout cas, elle ne dînait pas. « A
propos de votre ami Saint-Loup, me dit MP^^ de
Cambremer, usant ainsi d'une expression qui mar-
quait plus de suite dans les idées que ses phrases ne
l'eussent laissé croire, car si elle me parlait de musique
elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le
monde parle de son mariage avec la nièce de la prin-
cesse de Guermantes. Je vous dirai que, pour ma
part, de tous ces potins mondains je ne me préoccupe
mie. » Je fus pris de la crainte d'avoir parlé sans
sjniîpathie devant Robert de cette jeune fille tausse-
ment originale, et dont l'esprit était aussi médiocre
que le caractère était violent. Il n'y a presque pas
une nouvelle que nous apprenions qui ne nous lasse
SODOME ET GOMORRHE 85
regretter un de nos propos. Je répondis à M°»c de
(?aml)rcmer, ce qui du reste était vrai, que je n'en
avais rien, et que d'ailleurs la fiancée me paraissait
i-ncore bien jeune. « C'est peut-être pour cela que ce
n'est pas encore officiel ; en tout cas on le dit beau-
coup. — J'aime mieux vous prévenir, dit sèchement
]\Ime Verdurin à M™^ de Cambremer, ayant entendu
que celle-ci m'avait parlé de Morel, et, quand elle
avait baissé la voix pour me parler des fiançailles
de Saint-Loup, ayant cru qu'elle m'en parlait encore.
Ce n'est pas de la musiquette qu'on fait ici. En art,
vous savez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants
comme je les appelle, c'est effrayant ce qu'ils sont
avancés, ajouta-t-elle avec un air d'orgueilleuse
terreur. Je leur dis quelquefois : « Mes petites bonnes
gens, vous marchez plus vite que votre patronne à
qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoir
jamais fait peur. » Tous les ans ça va un peu plus
loin ; je vois bientôt le jour oia ils ne marcheront plus
pour Wagner et pour d'Indy. — Mais c'est très bien
d'être avancé, on ne l'est jamais assez », dit M"*® de
Cambremer, tout en inspectant chaque coin de la
salle à manger, en cherchant à reconnaître les choses
qu'avait laissées sa belle-mère, celles qu'avait appor-
tées M"e Verdurin, et à prendre celle-ci en flagrant
délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à me
parler du sujet qui l'intéressait le plus, M. de Charlus.
Elle trouvait touchant qu'il protégeât un violoniste.
« Il a l'air intelligent. — Même d'une verve extrême
pour un homme déjà un peu âgé, dis-je. — Agé ? Mais
il n'a pas l'air âgé, regardez, le cheveu est resté ' 3une. »
(Car depuis trois ou quatre ans le mot « cheveu »
avait été employé au singulier par un de ces inconnus
qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutes
les personnes ayant la longueur de rayon de M"'^ de
Cambremer disaient « le cheveu », non sans un
sourire affecté. A l'heure actuelle on dit encore « le
86 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
cheveu », mais de l'excès du singulier renaîtra le
pluriel.) « Ce qui m'intéresse surtout chez M. de
Charlus, ajouta-t-elle, c'est qu'on sent chez lui le
don. Je vous dirai que le lais bon marché du savoir.
Ce qui s'apprend ne m'intéresse pas. » Ces paroles
ne sont pas en contradiction avec la valeur parti-
culière de M™« de Cambremer, qui était précisément
imitée et acquise. Mais justement une des choses
qu'on devait savoir à ce moment-là, c'est que le
savoir n'est rien et ne pèse pas un fétu à côté de
l'originalité. M""^ de Cambremer avait appris, comme
le reste, qu'il ne faut rien apprendre. « C'est pour
cela, me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux,
car je ne fais pas fi d'une certaine érudition savou-
reuse, m'intéresse pourtant beaucoup moins. » Mais
Brichot, à ce moment-là, n'était occupé que d'une
chose : er tendant qu'on parlait musique, il tremblait
que le sujet ne rappelât à M°»« Verdurin la mort de
Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour
écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en
fournit l'occasion par cette question : « Alors, les lieux
boisés portent toujours des noms d'animaux ?
— Que non pas, répondit Brichot, heureux de dé-
ployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi
lesquels je lui avais dit qu'il était sûr d'en intéresser
au moins un. Il suffit de voir combien, dans les
noms de personnes elles-mêmes, un arbre est conservé,
comme une fougère dans de la houille. Ur, de nos
pères conscrits s'appelle M. de Saulces de Freycinet,
ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules et
de frênes, salix et fraxinetum ; son neveu M. de
Selves réunit plus d'arbres encore, puisqu'il se
nomme de Selves, sylva. » Saniette voyait avec joie
la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait,
puisque Brichot parlait tout le temps, garder un
silence qui lui éviterait d'être l'objet des brocards
de M. et M™« Verdurin. Et devenu plus sensible
SODOME ET GOMORRHE 87
encore dans sa joie d'être délivré, il avait été attendri
d'entendre M. Verdurin, malgré la solennité d'un
tel dîner, dire au maître d'hôtel de mettre une carafe
d'eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre
chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats
tiennent à ce qu'ils soient bien nourris.) Enfin
Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidé-
ment, c'étaient de bonnes gens. Il ne serait plus
\ torturé. A ce moment le repas fut interrompu par
un convive que j'ai oublié de citer, un illustre philo-
sophe norvégien, qui parlait le français très bien mais
très lentement, pour la double raison, d'abord que,
l'ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de
fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se
reportait pour chaque mot à une sorte de diction-
naire intérieur ; ensuite parce qu'en tant que méta-
physicien, il pensait toujours ce qu'il voulait dire
pendant qu'il e disait, ce qui, même chez un Français,
est une cause de lenteur. C'était, du reste, un être
délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup
d'autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si
lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait
d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès
qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire
la première fois qu'il avait la colique ou encore un
besoin plus pressant.
— Mon cher — collègue, dit-il à Brichot, après
avoir déhbéré dans son esprit si « collègue » était le
terme qui convenait, j'ai une sorte de — désir pour
savoir s'il y a d'autres arbres dans la — nomenclature
de votre belle langue — française — latine — nor-
mande. Madame (il voulait dire M"'^ Verdurin quoi-
qu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez
toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment ?
— Non, c'est le moment de manger », interrompit
Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en finissait
pas. « Ah ! bien, répondit le Scandinave, baissant la
88 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
tête dans son assiette, avec un sourire triste et
résigné. Mais je dois faire observer à Madame que,
si je me suis permis ce questionnaire — pardon, ce
questation — c'est que je dois retourner demain à
Paris pour dîner chez la Tour d'Argent ou chez
l'Hôtel Meurice. Mon confrère — français — M.
Boutroux, doit nous y parler des séances de spiri-
tisme — pardon, des évocations spiritueuses —
qu'il a contrôlées. — Ce n'est pas si bon qu'on dit,
la ToiH" d'Argent, dit M™^ Verdurin agacée. J'y ai
même fait des dîners détestables. — Mais est-ce que
je me trompe, est-ce que la nourriture qu'on mange
chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine fran-
çaise ? — Mon Dieu, ce n'est pas positivement
mauvais, répondit M"^^ Verdurin radoucie. Et si vous
venez mercredi prochain ce sera meilleur. — Mais je
pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et
quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne
pourrai plus rencontrer mon illustre collègue —
pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. »
Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni ces
excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité
vertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de
pouvoir donner d'autres étymologies végétales et
il répondit, intéressant tellement le Norvégien que
celui-ci cessa'de nouveau de manger, mais en faisant
signe qu'on pouvait ôter son assiette pleine et passer
au plat suivant : « Un des Quarante, dit Brichot, a
nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui
d'un fin diplomate, d'Ormesson, vous retrouvez
l'orme, Vtdnius cher à Virgile et qui a donné son
nom à la viUe d'Ulm ; dans celui de ses collègues,
M. de La Boulaye, le bouleau ; M. d'Aunay, i'aune ;
M, de Bussière, le buis ; M. Albaret, l'aubier (je me
promis de le dire à Céleste) ; M. de Cholet, le chou,
et le pommier dans le nom de M. de La Pon.meraye,
que nous entendîmes conférencier, Saniette, vous en
SODOME ET GOMORRHE 89
souvient-il, du temps que le bon Porel avait été
envoyé aux confins du monde, comme proconsul en
Odéonie ? Au nom de Saniette prononcé par Brichot,
M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard yn regard
ironique qui démonta le timide. — Vous disiez que
Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu'une
station où j'ai passé avant d'arriver à Doncières,
Saint-Frichoux, vient aussi de chou ? — Non, Saint-
Frichoux, c'est Sanctus Fructuosiis, comme Sanctus
Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n'est pas
normand du tout. — Il sait trop de choses, il nous
ennuie, gloussa doucement la princesse. — Il y a
tant d'autres noms qui m'intéressent, mais je ne
peux pas tout vous demander en une lois. » Et me
tournant vers Cottard : « Est-ce que jM°»« Putbus
est ici ? » lui demandai-je. a Non, Dieu merci, répondit
jyjme Verdurin qui avait entendu ma question. J'ai
tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous
en sommes débarrassés pour cette année. — Je vais
avoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de
Charlus, car j'ai à peu près retenu une petite maison
entre Saint-Martm-du-Chêne et Saint-Pierre-des-Ifs.
— Mais c'est très près d'ici, j'espère que vous vien-
drez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous
n'aurez qu'à vous entendre avec notre petit groupe
pour les trains, vous êtes à deux pas de Doncières »,
dit M°ie Verdurin qui détestait qu'on ne vînt pas par
le même train et aux heures oii elle envoyait des
voitures. Elle savait combien la montée à la Raspe-
Hère, même en faisant le tour par des lacis, derrière
Féterne, ce qui retardait d'une demi-heure, était
dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à
part ne trouvassent pas de voitures pour les conduire,
ou même, étant en réalité restés chez eux, puissent
prendre le prétexte de n'en avoir pas trouvé à
Doville-Féteme et de ne pas s'être senti la force
de faire une telle ascension à pied. A cette invitation
90 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
M. de Charlus se contenta de répondre par une muette
inclinaison. « Il ne doit pas être commode tous les
jours, il a un air pmcé, chuchota à Ski le docteur
qui, étant resté très simple malgré une couche super-
ficielle d'orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus
le snobait. Il ignore sans doute que dans toutes les
villes d'eau, et même à Paris dans les cliniques, les
médecins, pour quj je suis naturellement le « grand
chel », tiennent à honneur de me présenter à tous les
nobles qui sont là, et qui n'en mènent pas large.
Cela rend même assez agréable pour moi le séjour
des stations balnéaires, ajouta-t-il d'un air léger.
Même à Doncières, le major du régiment, qui est le
médecin traitant du colonel, m'a invité à déjeuner
avec lui en me disant que j'étais en situation de dîner
avec le général. Et ce général est un monsieur de
quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont
plus ou moins anciens que ceux de ce baron. — Ne
vous montez pas ie bourrichon, c'est une bien pauvre
couronne », répondit Ski à mi-voix, et il ajouta
quelque chose de confus avec un verbe, où je dis-
tinguai seulement les dernières syllabes « arder »,
occupé que j'étais d'écouter ce que Brichot disait à
M. de Charlus. «Non probablement, j'ai le regret de
vous ie dire, vous n'avez qu'un seul arbre, car si
Saint-Martin-du-Chêne est évidemment Sanctus Mar-
tinus ■juxta quercum, en revanche le mot if peut être
simplement la racme, ave, eve, qui veut dire humide
comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous
voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C'est
r« eau », qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer,
Sterbouest, Ster-en-Dreuchen. » Je n'entendi' pas la
fin, car, quelque piaisir que j'eusse eu à réentendre le
nom de Stermaria, malgré moi j'entendais Cottard,
près duquel j'étais, qui disait tout bas à Ski : « Ah !
mais je ne savais pas. Alors c'est un monsieur qui
sait se retourner dans la vie. Comment ! il est de la
SODOME ET GOMORRHE 91
confrérie I Pourtant il n'a pas les yeux bordés de
jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds
sous la table, il n'aurait qu'à en pincer pour moi.
Du reste, cela ne m'étonne qu'à moitié. Je vois
plusieurs nobles à la douche, dans le costume d'Adam,
ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle
pas parce qu'en somme je suis fonctionnaire et que
cela pourrait me taire du tort. Mais ils savent par-
faitement qui je suis. » Saniette, que l'interpellation
de Bnchot avait effrayé, commençait à respirer,
comme quelqu'un qui a peur de l'orage et qui voit
que l'éclair n'a été suivi d'aucun bruit de tonnerre,
quand il entendit M. Verdurin le questionner, tout
en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le
malheureux tant qu'il parlait, de façon à le décon-
tenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de
reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez touiours
caché que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon,
Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un
sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à
sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin
qu'elle eût plus de chance d'échapper aux coups :
(( Une fois, à la Chercheuse. — Qu'est-ce qu'il dit »,
hurla M. Verdurin, d'un air à la fois écœuré et
lurieux, en fronçant les sourcils comme s'il n'avait
pas assez de toute son attention pour comprendre
quelque chose d'inintelligible. «D'abord on ne com-
prend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez
danr la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus
en plus violent, et faisant allusion au défaut de
prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, ]e ne
veux pas que vous le rendiez malheureux », dit
]\|me Verdurin sur un ton de tausse pitié et pour ne
laisser un doute à personne sur l'intention mso-
lente de son mari. « J'étais à la Ch..., Che... — Che,
che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin,
je ne vous entends même pas. » Presque aucun des
92 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
fidèles ne se retenait de s'esclaffer, et ils avaient
l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une
blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang.
Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage
gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le
monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer,
quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle
oia il est admiré. C'est de la même façon que le peuple
chasse ou acclame les rois, a Voyons, ce n'est pas
sa faute, dit M°i« Verdurin. — Ce n'est pas la mienne
non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut
plus articuler. — J'étais à la Chercheuse d'esprit de
Favart. — Quoi ? c'est la Chercheuse d'esprit que vous
appelez la Chercheuse ? Ah ! c'est magnifique, j'aurais
pu chercher cent ans sans trouver », s'écria M. Ver-
durin qui pourtant aurait jugé du premier coup que
quelqu'un n'était pas lettré, artiste, « n'en était pas »,
s'il l'avait entendu dire le titre complet de certaines
œuvres. Par exemple il fallait dire le Malade, le
Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté « imaginaire »
ou « gentilhomme » eussent témoigné qu'ils n'étaient
pas de la « boutique », de même que, dans un salon,
quelqu'un prouve qu'il n'est pas du monde en disant :
M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montes-
quiou. « Mais ce n'est pas si extraordinaire », dit
Saniette essoufflé par l'émotion mais souriant, quoi-
qu'il n'en eût pas envie. M™** Verdurin éclata :
a Oh ! si, s'écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu
que personne au monde n'aurait pu deviner qu'il
s'agissait de la Chercheuse d'esprit. » M. Verdurin
reprit d'une voix douce et s'adressant à la fois à
Saniette et à Brichot : «C'est une joHe pièce, d'ailleurs,
la Chercheuse d'esprit. » Prononcée sur un ton sérieux,
cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace
de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et
excita chez lui autant de gratitude qu'une amabilité.
Il ne put proférer une seule parole et garda un silence
SODOME ET GOMORRHE 93
heureux. Brichot fut plus loquace. « II est vrai,
répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer
pour l'œuvre de que'que auteur sarniate ou Scandi-
nave, on pourrait poser la candidature de la Cher-
cheuse d'esprit à la situation vacante de chef-d'œuvre.
Mais, soit dit sans manquer de respect aux mânes du
gentil Favart, il n'était pas de tempérament ibsénien.
(Aussitôt il rougit jusqu'aux oreilles en pensant au
philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux
parce qu'il cherchait en vain à identifier quel végétal
pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à
l'heure à propos de Bussière.) D'ailleurs, la satrapie
de Pore) étant maintenant occupée par un fonction-
naire qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance,
il se pourrait que nous vissions Anna Karénine ou
Résurrection sous l'architrave odéonienne. — Je sais
le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit
M. de Char lus. J'en ai vu une très belle épreuve chez
la comtesse Mole. » Le nom de la comtesse Mole pro-
duisit une forte impression sur M°»« Verdurin. « Ah !
vous allez chez M™« de Mole », s'écria-t-elle. Elle
pensait qu'on disait la comtesse Mole, Madame Mole,
simplement par abréviation, comme elle entendait dire
les Rohan, ou, par dédain, comme elle-même disait :
Madame La Trémoïlle. Elle n'avait aucim doute que
la comtesse Mole, connaissant la reine de Grèce et
la princesse de Caprarola, eût autant que personne
droit à la particule, et pour une fois elle était décidée
à la donner à une personne si brillante et qui s'était
montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien
montrer qu'elle avait parlé ainsi à dessein et ne
marchandait pas ce « de » à la comtesse, elle reprit :
« Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez
Madame de Mole ! » comme ci c'avait été doublement
extraordinaire et que M. de Charlus connût cette
dame et que M^^^ Verdurin ne sût pas qu'il la con-
naissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de
94 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement
homogène et clos. Autant il est compréhensible que,
dans l'immensité disparate de la bourgeoisie, un
avocat dise à quelqu'un qui connaît un de ses cama-
rades de collège : « Mais comment diable connaissez-
vous un te ? » en revanche, s'étonner qu'un Fran-
çais conniit le sens du mot « temple » ou « forêt » ne
serait guère plus extraordinaire que d'admirer les
hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et
la comtesse Mole. De plus, même si une telle connais-
sance n'eût pas tout naturellement découlé des lois
mondaines, si elle eût été îorfuite, comment eût-il
t«té bizarre que M™e Verdurin l'ignorât puisqu'elle
voyait M. de Charlus poiu- ia première fois, et que
ses relations avec M™^ Mole étaient loin d'être la
seule chose qu'elle ne sût pas relativement à lui, de
qui, à vrai dire, elle ne savait rien. «Qu'est-ce qui
jouait cette Cherchjuse d'esprit, mon petit Saniette?»
demanda M. Verdurin. Bien que sentant l'orage passé,
l'ancien archiviste hésitait à répondre : « Mais aussi,
dit M°>e Verdurin, tu l'intimides, tu te moques de
tout ce qu'il dit, et puis tu veux qu'il réponde.
Voyons, dites, qui jouait ça ? on vous donnera de la
galantine à emporter », dit M^^ Verdurin, taisant une
méchante allusion à la ruine où Saniette s'était
précipité lui-même en voulant en tirer un ménage
de ses amis. « Je me rappelle seulement que c'était
M""® Samary qui faisait la Zerbine, dit «Saniette. —
La Zerbine ? Qu'est-ce que c'est que ça ? cria M.
Verdurin comme s'il y avait le feu. — C'est un
emploi de vieux répertoire, voir le Capitaine Fra-
casse, comme qui dirait le Tranche Montagne, le
Pédant. — Ah 1 le pédant, c'est vous. La Zerbine I
Non, mais il est toqué », s'écria M. Verdurin. M™«
Verdurin regarda ses convives en riant comme pour
excuser Saniette. « La Zerbine, il s'imagine que tout
le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous
SODOME ET GOMORRHE 95
êtes comme M. de Longepierre, l'homme le plus
bête que je connaisse, qui nous disait familièrement
l'autre ]Our « le Banat ». Personne n'a su de quoi il
voulait parler. Fmalement on a appris que c'était une
province de Serbie. » Pour mettre fin au supplice de
Saniette, qui me faisait plus de mai qu'à lui, je
demandai à Brichot ^'û savait ce que signifiait
Balbec. « Balbec est probablement une corruption de
Dalbec, me dit- i. Il faudrait pouvoir consulter les
chartes des rois d'Ang.eterre, suzerains de la Nor-
mandie, car Balbec dépendait de la baronnie de
Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec
d'Outre- Mer Balbec-en-Terre. IMais la baronnie de
Douvres elle-même relevait de l'évêché de Bayeux,
et malgré des droits qu'eurent momentanément les
Templiers sur abbaye, à partir de Louis d Harcourt,
patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce
furent lCS évéques de ce dlocè^e qui furent collateurs
aux biens de Bajbec. C'est ce que m'a expliqué le
doyen de Dovilie, homme chauve, éloquent, chimé-
rique et gourmet, qui vit dans l'obédience de Brillât-
Savarin, et m'a exposé avec des termes un tantinet
sibyllins d'incertaines pédagogies, tout en me faisant
manger d'admirables pommes de terre frites. »
Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu'il y
avait de spirituel à unir des choses aussi disparates
et à employer pour des choses communes un langage
ironiquement élevé, Saniette chercha. t à placer
quelque trait d'esprit qui pût le relever de son
effondrement de tout à l'heure. Le trait d'esprit
était ce qu'on appelait un « à peu près », mais qui
avait changé de forme, car il y a une évolution poiu*
les calembours comme pour les genres Uttéraires,
les épidémies qui disparaissent remplacées par
d'autres, etc.. Jadis la forme de l'« à peu près»
était le 0 comble ». Mais e'ie était surannée, personne
ne l'employait plus, il n'y avait plus que Cottard
96 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
pour dire encore parfois, au milieu d'une partie de
« piquet » : « Savez-vous quel est le comble de la
distraction ? c'est de prendre l'édit de Nantes pour
une Anglaise. » Les combles avaient été remplacés
par les surnoms. Au fond, c'était toujours le vieil
« à peu près », mais, comme le surnom était à la
mode, on ne s'en apercevait pas. Malheureusement
peur Saniette, quand ces « à peu près » n'étaient pas
de lui et d'habitude inconnus au petit noyau, il les
débitait si timidement que, malgré le rire dont il
les faisait suivre pom^ signaler leur caractère humo-
ristique, personne ne les comprenait. Et si, au
contraire, le mot était de lui, comme il l'avait géné-
ralement trouvé en causant avec un des fidèles,
celui-ci l'avait répété en se l'appropriant, le mot
était alors connu, mais non comme étant de Saniette.
Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnais-
sait, mais, parce qu'il en était l'auteur, on l'accusait
de plagiat. « Or donc, continua Brichot, Bec en
normand est ruisseau ; il y a l'abbaye du Bec ;
Mobec, le ruisseau du marais (M or ou Mer voulait
dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricque-
mar, Alvimare, Cambremer) ; Bricquebec, le ruisseau
de la hauteur, venant de Briga, heu fortifié, comme
dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou
bien brice, pont, qui est le mêrhe que bruck en alle-
mand (Innsbruck) et qu'en anglais bridge qui ter-
mine tant de noms de heux (Cambridge, etc.). Vous
avez encore en Normandie bien d'autres bec : Caude-
bec, Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin, Becquerel.
C'est la forme normande du germain Bach, Offenbach,
Anspach ; Varaguebec, du vieux mot varaigne,
équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant
à Dal, reprit Brichot, c'est une forme de thaï, vallée :
Dametal, Rosendai, et même jusque près de Louviers,
Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec
est d'ailleurs charmante. Vue d'une falaise {fels en
SODOME ET GOMORRHE 97
allemand, vous avez même non loin d'ici, sur une
hauteur, 'a iolie ville de Falaise), elle voisine les
flèches de l'église, située en réalité à une grande dis-
tance, et a l'air de ies refléter. ■ — Je crois bien, dis-je,
c'est un effet qu'Elstir aime beaucoup. J'en ai vu
plusieurs esquisses chez lui. — Elstir ! Vous con-
naissez Tiche ? s'écria M™^ Verdunn. Mais vous savez
que je l'ai connu dans la dernière intimité. Grâce
au ciel je ne le vois plus. Non. mais demandez à
Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis chez
moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut
dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit
noyau. Je vous montrerai tout à l'heure des fleurs
qu'il a peintes pour moi ; vous verrez quelle diffé-
rence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime
pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! "e
lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans comp-
ter tout ce qu'il a fait d'après moi. — Et il avait
fait au professeur des cheveux mauves, dit M"*^ Cot-
tard, oubhant qu'alors son mari n'était pas agrégé.
Je ne sais. Monsieur, si vous trouvez que mon mari
a des cheveux mauves. — Ça ne fait rien, dit M°i«
Verdurin en levant le menton d'un air de dédain
pour M°i« Cottard et d'admiration pour celui dont
elle parlait, c'était d'un fier coloriste, d'un beau
peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s 'adressant de
nouveau à moi, ie ne sais pas si vous appelez cela
de la peinture, toutes ces grandes diablesses de
compositions, ces grandes machines qu'il expose depuis
qu'il ne vient plus chez moi. Moi, Rappelle cela du
barbouillé, c'est d'un poncif, et puis ça manque de
relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là
dedans. — Il restitue la grâce du xviiie, mais mo-
derne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis
en selle par mon amabilité. Mais j'aime mieux
Helleu. — Il n'y a aucun rapport avec Helleu, dit
Mme Verdurin. — Si, c'est du xviii^ siècle fébrile.
98 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
C'est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. —
Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu'on
me le ressert », dit M. Verdurin à qui, en effet. Ski
l'avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-
même, a Ce n'est pas de chance que, pour une fois
que vous prononcez intelligiblement quelque chose
d'assez drôle, ce ne soit pas de vous. — Ça me fait
de la peine, reprit M™^ Verdurin, parce que c'était
quelqu'un de doué, il a gâché un joli tempérament
de pemtre. Ah ! s'il était resté ici ! Mais il serait
devenu le premier paysagiste de notre tempes. Et
c'est une femme qui l'a conduit si bas ! Ça ne m'é-
tonne pas d'ailleurs car l'homme était agréable,
mais vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous
dirai que je l'ai senti tout de suite. Dans le fond, il
ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais bien, c'était
tout. D'abord, il était d'un sale. Vous aimez beau-
coup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais ?
— Qu est-ce que c'est que cette chose si jolie de
ton que nous mangeons ? demanda Ski. — Cela
s'appelle de la mousse à la fraise, dit M™* Verdurin.
— Mais c'est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher
des bouteilles de Château-Margaux, de Château-
Lafite, de Porto. — Je ne peux pas vous dir-: comme
il m'amuse, il ne boit que de l'eau, dit M"»« Verduiin
pour dissimuler sous l'agrément qu'elle trouvait à
cette fantaisie l'effroi que lui causait cette prodigalité.
— Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en
I emplirez tous nos verres, on apportera de merveil-
leuses pêches, d'énormes brugnons, là, en face du
soleil couché ; ça sera luxuriant comme un beau
Véronèse. — Ça coûtera presque aussi cher, murmura
M. Verdurin. — Mais enlevez ces fromages si vilains
de ton, dit-il en essayant de retirer l'assiette du
Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces.
— Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me
dit M"»e Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir,
SODOME ET GOMORRHE 99
c'est le travail, l'homme qui ne sait pas lâcher sa
peinture quand il en a envie. C'est le bon élève, la
bête à concours. Ski, lui, ne connaît que sa fantaisie.
Vous le verrez allumer sa cigarette au milieu du
dîner. — Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n'avez
pas voulu recevoir sa femme, dit Cottard il serait
ici comme autrefois. — Dites donc, voulez-vous être
poli, vous ? Je ne reçois pats de gourgandmes, Mon-
sieur le Professeur », dit M™* Verdurin, qui avait, au
contraire, fait tout ce qu'elle avait pu pour faire
revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant
qu'ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller,
elle avait dit à Elstir que la femme qu'il aimait
était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois
elle n'avait pas réussi la rupture. C'est avec le salon
Verdurin qu'Elstir avait rompu ; et il s'en féhcitait
comme les convertis bénissent la maladie ou le revers
qui les a jetés dans la retraite et leur a la'* connaître
la voie du salut. « Il est magnifique, le Professeur,
dit-eile. Déclarez plutôt que mon salon est une
maison de rendez- vous. Mais on dirait que vous ne
savez pas ce que c'est que M"»* Elstir. J'aimerais
mieux recevoir la dernière des filles ! Ah ! non, je ne
mange pas de ce pain-là. D'ailleurs je vous dirai que
j'aurais été d'autant plus bête de passer sur la
femme que le mari ne m'intéresse plus, c'est démodé,
ce n'est même plus dessiné. — C'est extraordinaire
pour un homme d'une pareille mtelligence, dit
Cottard. — Oh ! non, répondit M™^ Verdurin, même
à l'époque oii il avait du talent, car il en a eu, le
gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c'est
qu'il n'était aucunement intelligent. -> M™« Verdurin,
pour porter ce jugement sur Elstir, n'avait pas
attendu leur brouille et qu'elle n'aimât plus sa
peinture. C'est que, même au temps où il faisait
partie du petit groupe, il arrivait qu'Elstir passait
des journées entières avec telle femme qu'à tort ou à
loo A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
raison M.^^ Verdurin trouvait « bécasse », ce qui, à
son avis, n'était pas le fait d'un homme intelligent.
« Non, dit-elle d'un air d'équité, je crois que sa
femme et lui sont très bien faits pour aller ensemble.
Dieu sait que je ne connais pas de créature plus
ennuyeuse sur la terre et que je deviendrais enragée
s'il me fallait passer deux heures avec elle. Mais on
dit qu'il la trouve très intelligente. C'est qu'il faut
bien l'avouer, notre Tiche était surtout excessivement
hête ! Je l'ai vu épaté par des personnes que vous
n'imaginez pas, par de braves idiotes dont on n'aurait
jamais voulu dans notre petit clan. Hé bien ! il leur
écrivait, il discutait avec elles, lui, Elstir ! Ça n'em-
pêche pas des côtés charmants, ah ! charmants,
charmants et délicieusement absurdes, naturelle-
ment. » Car M™e Verdurin était persuadée que les
hommes vraiment remarquables font mille folies.
Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes
les « folies » des gens sont insupportables. Mais un
déséquilibre qu'on ne découvre qu'à la longue est
la conséquence de l'entrée dans un cerveau humain de
délicatesses pour lesquelles il n'est pas habituelle-
ment fait. En sorte que les étrangetés des gens
charmants exaspèrent, mais qu'il n'y a guère de
gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges.
« Tenez, je vais pouvoir vous montrer tout de suite
ses fleurs », me dit-eUe en voyant que son mari lui
faisait signe qu'on pouvait se lever de table. Et elle
reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin
voulut s'en excuser auprès de M. de Charlus, dès
qu'il eut quitté M™^ de Cambremer, et lui donner
ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces
nuances mondaines avec un homme titré, momenta-
nément l'inlérieur de ceux qui lui assignaient la
place à laquelle ils jugeaient qu'il avait droit. Mais
d'abord il tint à montrer à M. de Charlus qu'intellec-
tuellement il l'estimait trop pour penser qu'il pût
SODOME ET GOMORRHE roi
faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de
vous parler de ces riens, commença-t-il, car je sup-
pose bien le peu de cas que vous en faites/Les esprits
bourgeois y font attention, mais les autres, les
artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s'en
fichent. Or dès les premiers mots que nous avons
échangés, j 'ai compris que vous « en étiez »! M. de
Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort
différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du
docteur, l'injurieuse franchise du Patron le suffo-
quaiD « Ne protestez pas, cher Monsieur, vous « en
êtes », c'est clair comme le jour, reprit M. Verdurin,
Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art
quelconque, mais ce n'est pas nécessaire. Ce n'est
pas toujours suffisant. Degrange, qui vient de mourir,
jouait parfaitement avec le plus robuste mécanisme,
mais « n'en était » pas, on sentait tout de suite qu'il
a n'en était » pas. Brichot n'en est pas. Morel en
est, ma femme en est, je sens que vous en êtes... —
Qu'alliez-vous me dire ? » interrompit M. de Charlus,
qui commençait à être rassuré sur ce que voulait
signifier M. Verdurin, mais qui préférait qu'il criât
moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous
avons mis seulement à gauche », répondit M. Ver-
durin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif,
bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons !
Cela n'a aucune importance, ici ! » Et il eut un
petit rire qui lui était spécial — un rire qui lui
venait probablement de quelque grand'mère bava-
roise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout
identique, d'une aïeule, de sorte qu'il sonnait ainsi,
inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles
petites cour-r de l'Europe, et qu'on goûtait sa qualité
précieuse comme celle de certains instruments anciens
devenus rarissimes. Il y a des moments où, pour
peindre complètement quelqu'un, il faudrait que
l'imitation phonétique se joignît à la description, et
102 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
celle du personnage que faisait M. de Charlus risque
d'être incomplète par le manque de ce petit rire si
fin, si léger, comme certaines œuvres de Bach ne sont
jamais rendues exactement parce que les orchestres
manquent de ces « petites trompettes » au son si
particulier, pour lesquelles l'auteur a écrit telle ou
telle partie. « Mais, expliqua M. Verdurin, blessé,
c'est à dessein. Je n'attache aucune importance aux
titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédai-
gneux que j'ai vu tant de personnes que j'ai connues,
à rencontre de ma grand'mère et de ma mère, avoir
pour toutes les choses qu'elles ne possèdent pas,
devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas
se faire, à l'aide d'elles, une supériorité sur eux. Mais
enfin puisqu'il y avait justement M. de Cambremer
et qu'il est marquis, comme vous n'êtes que baron...
— Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air
de hauteur, à M, Verdurin étonné, je suis aussi duc
de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Olé-
ron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D'ailleurs,
cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas
ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s'épa-
nouit sur ces derniers mots : J'ai tout de suite vu que
vous n'aviez pas l'habitude. »
]VIme Verdurin vint à moi pour me montrer les
fleurs d'Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps
si indifférent pour moi, aller dîner en ville, m'avait
au contraire, sous la forme, qui le renouvelait entiè-
rement, d'un voyage le long de la côte, suivi d'une
montée en voiture jusqu'à deux cents mètres au-des-
sus de la mer, procuré une sorte d'ivresse, celle-ci
ne s'était pas dissipée à la Raspelière. « Tenez,
regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant
de grosses et magnifiques roses d'Elstir, mais dont
l'onctueux ecarlate et la blancheur fouettée s'enle-
vaient avec un reUef un peu trop crémeux sur la
jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu'il
SODOME ET GOMORRHE 103
aurait encore assez de patte pour attraper ça ?
Est-ce assez fort ! Et puis, c'est beau comme matière,
ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vous
dire comme c'était amusant de les lui voir peindre.
On sentait que ça l'intéressait de chercher cet effet-
là. » Et le regard de la Patronne s'arrêta rêveusement
sur ce présent de l'artiste où se trouvaient résumés,
non seulement son grand talent, mais leur longue
amitié qui ne survivait plus qu'en ces souvenirs
qu'il lui en avait laissés ; derrière les fleurs autrefois
cueillies par lui pour elle-même, elle croyait revoir
la belle main qui les avait peintes, en une matinée,
dans leur fraîcheur, si bien que, les unes sur la table,
l'autre adossé à un fauteuil de la salle à manger,
avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de
la Patronne, les roses encore vivantes et leur portrait
à demi ressemblant. A demi seulement, Elstir ne
pouvant regarder une fleur qu'en la transplantant
d'abord dans ce jardin intérieur où nous sommes
forcés de rester toujours. Il avait montré dans cette
aquarelle l'apparition des roses qu'il avait vues et
que sans lui on n'eût connues jamais ; de sorte qu'on
peut dire que c'était une variété nouvelle dont ce
peintre, comme un ingénieux horticulteur, avait
enrichi la famille des Roses. « Du jour où il a quitté
le petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît
que mes dîners lui faisaient perdre du temp>^, que je
nuisais au développement de son génie, dit-elle sur
un ton d'ironie. Comme si la fréquentation d'une
femme comme moi pouvait ne pas être salutaire à
un artiste », s'écna-t-elle dans un mouvement d'or-
gueil. Tout près de nous, M. de Cambremer, qui
était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus
debout, le mouvement de se lever et de lui donner
sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être,
dans la pensée du marquis, qu'à une intention de
vague poUtesse. M. de Charlus préféra y attacher la
I04 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
signification d'un devoir que le simple gentilhomme
savait qu'il avait à rendre à un prince, et ne crut
pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance
qu'en la déclinant. Aussi s'écria-t-il : « Mais comment
donc ! Je vous en pne ! Par exemple ! » Le ton
astucieusement véhément de cette protestation avait
déjà quelque chose de fort « Guermantes », qui
s'accusa davantage dans le geste impératif, inutile
et famiher avec lequel M. de Charlus pesa de ses
deux mains, et comme pour le forcer à se rasseoir,
sur les épaules de M. de Cambremer, qui ne s'était
pas levé : « Ah ! vo^'ons, mon cher, insista le baron,
il ne manquerait plus que ça ! Il n'y a pas de raison !
de notre temps on réserve ça aux princes du sang. »
Je ne touchai pas plus les Cambremer que M™e Ver-
durin par mon enthousiasme pour leur maison. Céir
j'étais froid devant des beautés qu'ils me signalaient
et m'exaltais de réminiscences confuses ; quelquefois
même je leur avouais ma déception, ne trouvant pas
quelque chose conforme à ce que son nom m'avait
fait imaginer. J'indignai M^^e de Cambremer en lui
disant que j'avais cru que c'était plus campagne.
En revanche, je m'arrêtai avec extase à renifler
l'odeur d'un vent coulis qui passait par la porte.
« Je vois que vous aimez les courants d'air », me
dirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte
bouchant un carreau cassé n'eut pas plus de succès :
a Mais quelle horreur ! » s'écria la marquise. Le
comble fut quand je dis : « Ma plus grande joie a été
quand je suis arrivé. Quand j'ai entendu résonner
mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel
bureau de mairie de village, où il y a la carte du
canton, je me crus entré. » Cette fois M^^e de Cam-
bremer me tourna résolument le dos. « Vous n'avez
pas trouvé tout cela trop mal arrangé ? lui demanda
son mari avec la même sollicitude apitoyée que s'il
se fût informé comment sa femme avait supporté
SODOME ET GOMORRHE 105
une triste cérémonie. Il y a de belles choses. » Mais
comme la malveillance, quand les règles fixes d'un
goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables,
trouve tout à critiquer, de leur personne ou de leur
maison, chez les gens qui vous ont supplantés :
« Oui, mais elles ne sont pas à leur place. Et voire,
sont-elles si belles que ça } — Vous avez remarqué,
dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenait
quelque fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent
la corde, des choses tout usées dans ce salon ! —
Et cette pièce d'étoffe avec ses grosses roses, comme
un couvre-pied de paysanne », dit M™^ de Cambremer,
dont la culture toute postiche s'apphquait exclusi-
vement à la philosophie idéaliste, à la peinture
impressionniste et à la musique de Debussy. Et pour
ne pas requérir uniquement au nom du luxe mais
aussi du goût : « Et ils ont mis des brise-bise ! Quelle
faute de style ! Que voulez-vous, ces gens, ils ne
savent pas, où auraient-ils appris ? ça doit être de
gros commerçants retirés. C'est déjà pas mal pour
eux. — Les chandeliers m'ont paru beaux », dit le
marquis, sans qu'on sût pourquoi il exceptait les
chandehers, de même qu'inévitablement, chaque fois
qu'on parlait d'une église, que ce fût la cathédrale
de Chartres, de Reims, d'Amiens, ou l'église de
Balbec, ce qu'il s'empressait toujours de citer comme
admirable c'était : « le buffet d'orgue, la chaire et
les œuvres de miséricorde •). « Quant au jardin, n'en
parlons pas, dit M™e de Cambremer. C'est un mas-
sacre. Ces allées qui s'en vont tout de guingois ! » Je
profita, de ce que M^'= Verdunn servait le café pour
aller leter un coup d'oeil sur la lettre que M. de
Camoremer m'avait remise, et où sa mère m'invitait
à dîner. Avec ce rien d'encre, l'écriture traduisait
une individualité désormais pour moi reconnaissable
entre toutes sans qu'il y eût plus besoin de recourir
à l'hypothèse de plumes spéciales que des couleurs
io6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
rares et mystérieusement fabriquées ne sont néces-
saires au peintre pour exprimer sa vision originale.
Même un paralysé, atteint d'agraphie après une
attaque et réduit à regarder les caractères comme
un dessin, sans savoir les lire, aurait compris que
M™« de Cambremer appartenait à une vieille famille
où la culture enthousiaste des ettres et des arts avait
donné un peu d'air aux traditions aristocratiques. Il
aurait deviné aussi vers quelles années la marquise
avait appris simultanément à écrire et à jouer Chopin.
C'était l'époque où les gens bien élevés observaient
la règle d'être aimable? et celle dite des trois adjectifs.
M'"^ de Cambremer les combinait toutes les deux.
Un adjectif louangeux ne lui suffisait pas, elle le
faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis
(après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce
qui lui était particulier, c'est que, contrairement au
but social et httéraire qu'elle se proposait, la succes-
sion des trois épithètes revêtait, dans les billets de
M'^^ de Cambremer, l'aspect non d'une progression,
mais d'un diminuendo. M""^ de Cambremer me dit,
dans cette première lettre, qu'elle avaitvu Saint-Loup
et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités
« uniques — rares — réelles », et qu'il devait revenir
avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la
belle-fille), et que, si je voulais venir, avec ou sans
eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie — heureuse
— contente ». Peut-être était-ce parce que le désir
d'amabilité n'était pas égalé chez elle par la fertilité
de l'imagination et la richesse du vocabulaire que
cette dame tenait à pousser trois exclamations,
n'avait la force de donner dans la deuxième et la
troisième qu'un écho affaibh de la première. Qu'il y
eût eu seulement un quatrième adjectif, et de l'ama-
bilité initiale il ne serait rien resté. Enfin, par une
certaine simplicité raffinée qui n'avait pas dû être
sans produire une impression considérable dans la
SODOME ET GOMORRHE 107
famille et même le cercle des relations, M'»^ de
Cambremer avait pris l'habitude de substituer au
mot, qui pouvait finir par avoir l'air mensonger,
de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer
qu'il s'agissait en effet de quelque chose de sincère,
elle rompait l'alliance conventionnelle qui eût mis
« vrai » avant le substantif, et le plantait bravement
après. Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon
amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie \Taie. n
Malheureusement c'était tellement devenu une for-
mule que cette afiectation de franchise donnait plus
l'impression de la pohtesse menteuse que les antiques
formules au sens desquelles on ne songe plus. J'étais
d'ailleurs gêné pour lire par le bruit confus des
conversations que dominait la voix plus haute de
M. de Charlus n'ayant pas lâché son sujet et disant
à M. de Cambremer : « Vous me faisiez penser, en
voulant qu« je prisse votre place, à un Monsieur
qui m'a envoyé ce matin une lettre en mettant comme
adresse : « A son Altesse, le Baron de Charlus », et
qui la commençait par : « Monseigneur ». — En
effet, votre correspondant exagérait un peu », répon-
dit M. de Cambremer en se hvrant à une discrète
hilarité. M. de Charlus l'avait provoquée ; il ne la
partagea pas. « Mais dans le fond, mon cher, dit-il,
remarquez que, héraldiquement parlant, c'est \u\ qui
est dans le vrai ; je n'en fais pas une question de
personne, vous pensez bien. J'en parle comme s'il
s'agissait d'un autre. Mais que voulez-vous, l'histoire
est l'histoire, nous n'y pouvons rien et il ne dépend
pas de nous de la refaire. Je ne vous citera pas Tem-
pe eur Guillaume qui, à Kiel, n'a jamais cesse de
me donner du Monseigneur. J'ai oui dire qu'il appelait
ainsi tous les ducs français, ce qui est abusif, et ce
qui est peut-être simplement une déhcate attention
qui, par-dessus notre tête, vise la France. — Délicate
et plus ou moins sincère, dit M. de Cambremer. —
io8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Ah ! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que,,
personnellement, un seigneur de dernier ordre comme
ce Hohenzoliern, de plus protestant, et qui a dépos-
sédé mon cousin le roi de Hanovre, n'est pas pom-
me plaire, ajouta M. de Charlus, auquel le Hanovre
semblait tenir plus à cœur que l'Alsace-Lorraine.
Mais je crois le penchant qui porte l'Empereur vers
nous profondément sincère. Les imbéciles vous diront
que c'est un Empereur de théâtre. Il est au contraire
merveilleusement intelligent, il ne s'y connaît pas en
peinture, et il a forcé M. Tschudi de retirer les Elstir
des musées nationaux. Mais Louis XIV n'aimait pas
les maîtres hollandais, avait aussi le goût de l'apparat,
et a été, somme toute, un grand souverain. Encore
Guillaume II a-t-il armé son pays, au point de vue
miïitaire et naval, comme Louis XIV n'avait pas
fait, et j'espère que son règne ne connaîtra jamais
les revers qui ont assombri, sur la fin, le règne de
celui qu'on appelle banalement le Roi SoleU. La
République a commis une grande faute, à mon avis,
en repoussant les amabilités du Hohenzoliern ou en
ne les lui rendant qu'au compte-gouttes. Il s'en
rend lui-même très bien compte et dit, avec ce
don d'expression qu'il a : « Ce que je veux, c'est une
poignée de mains, ce n'est pas un coup de chapeau. »
Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié
ses meilleurs amis dans des circonstances où son
silence a été aussi misérable que le leur a été erand,
continua M. de Charlus qui, emporté touiours sur
sa pente, ghssait vers l'affaire Eulenbourg et se
rappelait le mot que lui avait dit l'un des mculpés les
plus haut placés : « Faut-il que l'Empereur ait
confiance en notre déhcatesse pour avoir osé per-
mettre un pareil procès. Mais, d'ailleurs, il ne s'est
pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion.
Jusque sur l'échafaud nous aurions fermé la bouche. »
Du reste, tout cela n'a rien à voir avec ce que je
SODOME ET GOMORRHE 109
voulais dire, à savoir qu'en Allemagne, princes
médiatisés, nous sommes Durchlaucht, et qu'en
France notre rang d'Altesse était publiquement
reconnu. Saint-Simon prétend que nous l'avions pris
par abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La
raison qu'il en donne, à savoir que Louis XIV nous
fit faire défense de l'appeler le Roi très chrétien, et
nous ordonna de l'appeler le Roi tout court, prouve
simplement que nous relevions de lui et nullement
que nous n'avions pas la qualité de prince. Sans
quoi, il aurait fallu le dénier au duc de Lorraine et à
combien d'autres. D'ailleurs, plusieurs de nos titres
viennent de la Maison de Lorraine par Thérèse
d'Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoi-
seau de Commercy. » S'étant aperçu que Morel
l'écoutait, M. de Charlus développa plus amplement
les raisons de sa prétention. « J'ai fait observer à
mon frère que ce n'est pas dans la troisième partie du
Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans
la première, que la notice sur notre famille devrait
se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne
savait pas ce qu'était le Gotha. Mais c'est lui que ça
regarde, il est mon chef d'armes, et du moment
qu'il le trouve bon ainsi et qu'il laisse passer la
chose, je n'ai qu'à fermer Les yeux. — M. Brichot
m'a beaucoup intéressé, dis-je à M™^ Verdurin qui
venait à moi, et tout en mettant la lettre de M"»^ de
Cambremer dans ma poche. — C'est un esprit cultivé
et un brave homme, me répondit-elle froidement. Il
manque évidemment d'originalité et de goût, il a
une terrible mémoire. On disait des . aieux » des
gens que nous avons ce soir, les émigrés, qu'ils
n'avaient rien oublié. Mais ils avaient du moins
l'excuse, dit-elle en prenant à son compte un mot
de Swann, qu'ils n'avaient rien appris. Tandis que
Brichot sait tout, et nous jette à la tête, pendant le
dîner, des piles de dictionnaires. Je crois que vous
iio A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
n'ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de
telle ville, de tel village. » Pendant que M°i^ Verdurin
parlait, je pensais que je m'étais promis de lui
demander quelque chose, mais je ne pouvais me
rapp)eler ce que c'était. « Je suis sûr que vous parlez
de Brichot. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous
a fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite
Patronne. — Je vous ai bien vu, j'ai failli éclater.»
Je ne saurais dire aujourd'hui comment M°>« Ver-
durin était habillée ce soir-là. Peut-être, au moment,
ne le savais-je pas davantage, car je n'ai pas l'esprit
d'observation. Mais, sentant que sa toilette n'était
pas sans prétention, je lui dis quelque chose d'ai-
mable et même d'admiratif. Elle était comme
presque toutes les femmes, lesquelles s'imaginent
qu'un compliment qu'on leur fait est la stricte
expression de la vérité, et que c'est un jugement
qu'on porte impartialement, irrésistiblement, comme
s'il s'agissait d'un objet d'art ne se rattachant pas à
une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me
fit rougir de mon hypocrisie qu'elle me posa cette
orgueilleuse et naïve question, habituelle en pareilles
circonstances : « Cela vous plaît ? — Vous parlez de
Chantepie, je suis sûr », dit M. Verdurin s'approchant
de nous. J'avais été seul, pensant à ma lustrine
verte et à une odeur de bois, à ne pas remarquer
qu'en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait
rire de lui. Et comme les impressions qui donnaient
pour moi leur valeur aux choses étaient de celles
que les autres personnes ou n'éprouvent pas, ou
refoulent sans y penser, comme insignifiantes, et
que, par conséquent, si j'avais pu les communiquer
elles fussent restées incomprises ou auraient été
dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables
p>our moi et avaient de plus l'inconvénient de me
faire passer pour stupide aux yeux de M™« Verdurin,
qui voyait que j'avais o gobé » Brichot, comme je
SODOME ET GOMORRHE m
l'avais déjà paru à M™« de Guermantes parce que
ie me plaisais chez M^^^ d'Arpajon. Pour Brichot
pourtant il y avait une autre raison. Je n'étais pas
du petit clan. Et dans tout clan, qu'il soit mondain,
politique, littéraire, on contracte une facilité perverse
à découvrir dans une conversa: on, dans un dise: jrs
officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce
que l'honnête lecteur n'aurait jamais songé à y
voir. Que de fois il m'est arrivé, lisant avec une
certaine émotion un conte habilement filé par un
académicien disert et un peu vieillot, d'être sur le
point de dire à Bloch ou à M™« de Guermantes :
0 Comme c'est joli!» quand, avant que l'eusse
ouvert la bouche, ils s'écriaient, chacun dans un
langage différent : « Si vous voulez passer un bon
moment, lisez un conte de un tel. La stupidité
humaine n'a jamais été aussi loin. » Le mépris de
Bloch provenait surtout de ce que certains effets de
style, agréables du reste, étaient un peu fanés ;
celui de M^^^ de Guermantes de ce que le conte
semblait prouver justement le contraire de ce que
voulait dire l'auteur, pour des raisons de fait qu'elle
avait l'ingéniosité de déduire mais auxquelles je
n'eusse jamais pensé. Je fus aussi surpris de voir
l'ironie que cachait l'amabilité apparente des Verdu-
rin pour Bnchot que d'entendre, quelques jours plus
tard, à Féterne, les Cambremer me dire, devant
l'éloge enthousiaste que je faisais de la Raspelière :
« Ce n'est pas possible que vous soyez sincère, après
ce qu'ils en ont fait. » Il est vrai qu'ils avouèrent
que la vaisselle était belle. Pas pms que les choquants
brise-bise, je ne l'avais vue. « Enfin, maintenant,
quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que
Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdur'n.
C'était justement les choses que m'apprenait Brichot
qui m'intéressaient. Quant à ce qu'on appelait son
esprit, il était exactement le même qui avait été
112 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec
la même irritante facilité, mais ses paroles ne por-
taient plus, avaient à vaincre un silence hostile ou
de désagréables échos ; ce qui avait changé était,
non ce qu'il débitait, mais l'acoustique du salon et
les dispositions du public. « Gare », dit à mi-voix
M™« Verdunn en montrant Bnchot. Celui-ci, ayant
gardé l'ouie plus perçante que la vue, jeta sur la
Patronne un regard, vite détourné, de myope et de
philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de
son esprit jetaient en revanche sur les choses un plus
large regard. Il voyait le peu qu'on pouvait attendre
des affections humaines, il s'y était résigné. Certes
il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul
soir, dans un milieu où il a l'habitude de plaire,
devine qu'on l'a trouvé ou trop frivole, ou trop
pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc....
rentre chez lui malheureux. Souvent c'est à cause
d'une question d'opinions, de système, qu'il a paru
à d'autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à
merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait
aisément disséquer les sophismes à l'aide desquels
on l'a condamné tacitement, il veut aller faire une
visite, écrire une lettre : plus sage, il ne fait rien,
attend l'invitation de la semaine suivante. Parfois
aussi ces disgrâces, au lieu de finir en une soirée,
durent des mois. Dues à l'instabilité des jugements
mondains, elles l'augmentent encore. Car celui qui
sait que M™^ X... le nféprise, sentant qu'on l'estime
chez M™« Y,.., la déclare bien supérieure et émigré
dans son salon. Au reste, ce n'est pas le heu de
peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie mondaine
mais n'ayant pas su se réaliser en dehors d'elle,
heureux d'être reçus, aigris d'être méconnus, décou-
vrant chaque année les tares de la maîtresse de
maison qu'ils encensaient, et le génie de celle qu'ils
n'avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à
SODOME ET GOMORRHE 113
leurs premières amours quand ils auront souffert
des inconvénients qu'avaient aussi les secondes, et
que ceux des premières seront un peu oubliés. On
peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que
causait à Brichot celle qu'il savait définitive. Il
n'ignorait pas que M™® Verdurin riait parfois publi-
quement de lui, même de ses infirmités, et sachant
le peu qu'il faut attendre des affections humaines, s'y
étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne
comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui
couvrit le visage de l'universitaire, M^^e Verdurin
comprit qu'il l'av^ait entendue et se promit d'être
aimable pour lui pendant la soirée. Je ne pus m'em-
pêcher de lui dire qu^elle l'était bien peu pour
Saniette. « Comment, pas gentille ! Mais il nous
adore, vous ne savez pas ce que nous sommes pour
lui ! Mon mari est quelquefois un peu agacé de sa
stupidité, et il faut avouer qu'il y a de quoi, mais
dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-il pas
davantage, au lieu de prendre ces airs de chien
couchant ? Ce n'est pas franc. Je n'aime pas cela.
Ça n'empêche pas que je tâche toujours de calmer
mon mari parce que, s'il allait trop loin, Saniette
n'aurait qu'à ne pas revenir ; et cela je ne le voudrais
pcis parce que je vous dirai qu'il n'a plus un sou, il a
besoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse,
qu'il ne revienne pas, moi ce n'est pas mon affaire,
quand on a besoin des autres on tâche de ne pas être
aussi idiot. — Le duché d'Aumale.a été longtemps
dans notre famille avant d'entrer dans la Maison de
France, exphquait M. de Charlus à M. de Cambremer,
devant Morel ébahi et auquel, à vrai dire, toute cette
dissertation était sinon adressée du moins destinée.
Nous avions le pas sur tous les princes étrangers ;
je pourrais vous en donner cent exemples. La prin-
cesse de Croy ayant voulu, à l'enterrement de
Monsieur, se mettre à genoux après ma trisaïeule,
Vol. X, 8
JI4 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
celle-ci lui fit vertement remarquer qu'elle n'avait
pas droit au carreau, le fit retirer par l'officier de
service et porta la chose au Roi, qui ordonna à
M"^® de Croy d'aller faire des excuses à M™e de
Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant
venu chez nous avec les huissiers la baguette levée,
nous obtînmes du Roi de la faire abaisser. Je sais
qu'il y a mauvaise grâce à parler des vertus des
siens. Mais il est bien connu que les nôtres ont
toujours été de l'avant à l'heure du danger. Notre
cri d'cirmes, quand nous avons quitté celui des ducs
de Brabant, a été « Passavant ». De sorte qu'il est,
en somme, assez légitime que ce droit d'être partout
les premiers, que nous avions revendiqué pendant
tant de siècles à la guerre, nous l'ayons obtenu
ensuite à la Cour. Et dame, il nous y a toujours été
reconnu. Je vous citerai encore comme preuve la
princesse de Baden. Comme elle s'était oubliée
jusqu'à vouloir disputer son rang à cette même
duchesse de Guermantes de laquelle je vous parlais
tout à l'heure, et avait voulu entrer la première
chez le Roi en profitant d'un mouvement d'hésita-
tion qu'avait peut-être eu ma parente (bien qu'il n'y
en eût pas à avoir), le Roi cria vivement : « Entrez,
entrez, ma cousine. Madame de Baden sait trop ce
qu'elle vous doit. » Et c'est comme duchesse de
Guermantes qu'elle avait ce rang, bien que par
elle-même elle fût d'assez grande naissance puisqu'elle
était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de
la Reine d'Hongrie, de l'Électeur Palatin, du prince
de Savoie-Carignan et du prince d'Hanovre., ensuite
Roi d'Angleterre. — Mceceyias atavis édite regibus!
dit Brichot en s'adressant à M. de Charlus, qui
répondit par une légère incHnaison de tête à cette
politesse. — Qu'est-ce que vous dites ? demanda
M™« V'erdurin à Brichot, envers qui elle aurait voulu
tâcher de réparer ses paroles de tout à l'heure. —
SODOME ET GOMORRHE 1x5
Je parlais, Dieu m'en pardonne, d'un dandy qui
était la tieur du gratin (M™^ Verdurin fronça les
sourcils^, environ le siècle d'Auguste (M™« Verdurin,
rassurée par l'éloignement de ce gratin, prit une
expression plus sereine), d'un ami de Virgile et
d'Horace qui poussaient la flagornerie jusqu'à lui
envoyer en pleine figure ses ascendances plus qu'aris-
tocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène,
d'un rat de bibliothèque qui était ami d'Horace, de
Virgile, d'Auguste. Je suis sûr que M. de Charlus
sait très bien à tous égards qui était Mécène. »
Regardant gracieusement M°i«= Verdurin du coin de
l'œil, parce qu'il l'avait entendue donner rendez-vous
à Morel pour le surlendemain et qu'il craignait de
ne pas être invité : « Je crois, dit M. de Charlus, que
Mécène, c'était quelque chose comme le Verdurin
de l'antiquité. » M™« Verdurin ne put réprimer qu'à
moitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel.
« Il est agréable l'ami de vos parents, lui dit-elle.
On voit que c'est un homme instruit, bien élevé.
Il fera bien dans notre petit noyau. Où donc demeure-
t-il à Paris ? » Morel garda un silence hautain et
demanda seulement à faire une partie de cartes.
M™« Verdurin exigea d'abord un peu de violon. A
l'étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait
jamais des grands dons qu'il avait, accompagna,
avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet,
tourmenté, schumanesque, mais enfin antérieur à la
Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violon
de Fauré. Je sentis qu'il donnerait à Morel, merveil-
leusement doué pour le son et la virtuosité, précisé-
ment ce qui lui manquait, la culture et le style. Mais
je songeai avec curiosité à ce qui unit chez un même
homme une tare physique et un don spirituel. M. de
Charlus n'était pas très diftérent de son trère, le duc
de Guermantes. Même, tout à l'heure (et cela était
rare), il avait parlé un aussi mauvais français que
ii6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
lui. Me reprochant (sans doute pour que je parlasse
en termes chaleureux de Morel à M™^ \^erdurin) de
n'aller jamais le voir, et moi invoquant la discrétion,
il m'avait répondu : « Mais puisque c'est moi qui vous
le demande, il n'y a que moi qui fourrais m'en
formaliser . » Cela aurait pu être dit par le duc de
Guermantes. M. de Charlus n'était, en somme, qu'un
Guermantes. Mais il avait suth que la nature désé-
quihbrât suffisamment en lui le système nerveux pour
qu'au lieu d'une femme, comme eût fait son frère
le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève
de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au
duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquihbre,
avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux,
un peintre amateur qui n'était pas sans goût, un
éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, char-
mant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau
schumannesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu
discerner que ce style avait son correspondant — on
n'ose dire sa cause — dans des parties toutes phy-
siques, dans les défectuosités de M. de Charlus ? Nous
expUquerons plus tard ce mot de défectuosités ner-
veuses et pour quelles raisons un Grec du temps de
Socrate, un Romain du temps d'Auguste, pouvaient
être ce qu'on sait tout en restant des hommes
absolument normaux, et non des hommes-femmes
comme on en voit aujourd'hui. De même qu'il avait
de réelles dispositions artistiques, non venues à
terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc,
aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années
après, quand on lui en parlait, il avait des larmes,
mais superficielles, comme la transpiration d'un
homme trop gros, dont le front pour un rien s'humecte
de sueur. Avec la différence qu'à ceux-ci on dit :
« Comme vous avez chaud », tandis qu'on fait sem-
blant de ne pas voir les pleurs des autres. On, c'est-à-
dire le monde ; car le peuple s'inquiète de voir
SODOME ET GOMORRHE 117
pleurer, comme si un sanglot était plus grave qu'une
hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de sa /
femme, grâce à l'habitude de mentir, n'excluait pas
chez M. de Charlus une vie qui n'y était pas conforme.
Plus tard même, il eut l'ignominie de laisser entendre i
que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé j
le moyen de demander son nom et son adresse à f
l'enfant de choeur. Et c'était peut-être vrai.
Le morceau fini, je me permis de réclamer du
Franck, ce qui eut l'air de faire tellement souffrir
M°>e de Cambremer que je n'insistai pas. « Vous ne
pouvez pas aimer cela », me dit-elle. Elle demanda à
la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : « Ah !
c'est sublime ! » dès la première note. Mais Morel
s'aperçut qu'il ne savait que les premières mesures
et, par gaminerie, sans aucune intention de mystifier,
il commença une marche de Meyerbeer. Malheureuse-
ment, comme il laissa peu de transitions et ne fit pas
d'annonce, tout le monde crut que c'était encore du
Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! »
Morel, en révélant que l'auteur n'était pas celui de
Pelléas, mais de Robert le Diable, jeta un certain
froid. M'^e de Cambremer n'eut guère le temps de le
ressentir pour elle-même, car elle venait de découvrir
un cahier de Scarlatti et elle s'était jetée dessus avec
une impulsion d'hystérique. « Oh ! jouez ça, tenez, ça,
c'est divin », criait-elle. Et pourtant de cet auteur
longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus
grands honneurs, ce qu'elle élisait, dans son impa-
tience fébrile, c'était un de ces morceaux maudits
qui vous ont si souvent empêché de dormir et qu'une
élève sans pitié recommence indéfiniment à l'étage
contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique,
et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus,
pour participer à la partie, aurait voulu un whist.
« Il a dit tout à l'heure au Patron qu'il était prince,
dit Ski à Mnie Verdurin, mais ce n'est pas vrai, il
ii8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
est d'une simple bourgeoisie de petits architectes.
— Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène.
Ça m'amuse, moi, na ! » redit M"^^ Verdurin à Brichot,
par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller
aux yeux de la Patronne et peut-être aux miens :
« Mais à vrai dire, Madame, Mécène m'intéresse
surtout parce qu'il est le premier apôtre de marque de
ce Dieu chinois qui compte aujourd'hui en France
plus de "sectateurs que Brahma, que le Christ lui-
même, le très puissant Dieu Jemenfou. » M™« Verdurin
ne se contentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa
tête dans sa mam. Elle s'abattait, avec la brusquerie
des insectes appelés éphémères, sur la princesse
Sherbatoff ; si celle-ci était à peu de distance, la
Patronne s'accrochait à l'aisselle de la princesse, y
enfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques
instants sa tête comme un enfant qui joue à cache-
cache. Dissimulée par cet écran protecteur, elle était
censée rire aux larmes et pouvait aussi bien ne
penser à rien du tout que les gens qui, pendant
qu'ils font une prière un peu longue, ont la sage
précaution d'ensevelir leur visage dans leurs mains.
]yime Verdurm les imitait en écoutant les quatuors
de Beethoven pour montrer à la fois qu'elle les
considérait comme une prière et pour ne pas laisser
voir qu'elle dormait. « Je parle fort sérieusement,
Madame, dit Brichot. Je crois que trop grand est
aujourd'hui le nombre des gens qui passent leur
temps à considérer leur nombril comme s'il était le
centre du monde. En bonne doctrine, je n'ai rien à
objecter à je ne sais quel nirvana qui tend à nous
dissoudre dans le grand Tout (lequel, comme Munich
et Oxford, est beaucoup plus près de Paris qu'Asnières
ou Bois-Colombes), mais il n'est m d'un bon Français,
ni même d'un bon Européen, quand les Japonais sont
peut-être aux portes de notre Byzance, que des
antimilitaristes socialisés discutent gravement sur
SODOME ET GOMORRHE 119
les vertus cardinales du vers libre. » M^^* Verdurin
crut pouvoir lâcher l'épaule meurtrie de la princesse
et elle laissa réapparaître sa figure, non sans feindre
de s'essuyer les yeux et sans repirendre d.ux ou trois
fois haleine. Mais Brichot voulait que j'eusse ma
part de festin, et ayant retenu des soutenances de
thèses, qu'il présidait comme personne, qu'on ne
flatte jamais tant la jeunesse qu'en la morigénant, en
lui donnant de l'importance, en se faisant traiter
par elle de réactionnaire : « Je ne voudrais pas
blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en jetant
sur moi ce regard furtif qu'un orateur accorde à la
dérobée à quelqu'un présent dans l'assistance et
dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être damné
comme hérétique et relaps dans la chapelle mallar-
méenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de
son âge, a dû servir la messe ésotérique, au moins
comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent
ou Rose-Croix. Mais vraiment, nous en avons trop
vu de ces intellectuels adorant l'Art, avec un grand
A, et qui, quand il ne leur suffit plus de s'alcooliser
avec du Zola, se tont des piqûres de Vc^rlaine. Devenus
éthéromanes par dévotion baudelairienne, ils ne
seraient plus capables de l'effort viril que la patrie
peut un jour ou l'autre leur demander, anesthésiés
qu'ils sont par la grande névTose littéraire, dans
l'atmosphère chaude, énervante, lourde de relents
malsains, d'un symbolisme de fumerie d'opium. »
Incapable de feindre l'ombre d'admiration pour le
couplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai
vers Ski et lui assurai qu'il se trompait absolument
sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus ;
il me répondit qu'il était sûr de son fait et ajouta
que je lui avais même dit que son vrai nom était
Gandin, Le Gandin. « Je vous ai dit, lui répondis-je,
que M™6 de Cambremer était la sœur d'un ingénieur,
M. Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M. de
I20 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Charlus. Il y a autant de rapport de naissance entre
lui et M^^ de Cambremer qu'entre le Grand Condé
et Racine. — Ah ! je croyais », dit Ski légèrement
sans plus s'excuser de son erreur que, quelques
heures avant, de celle qui avait failli nous faire
manquer le train. « Est-ce que vous comptez rester
longtemps sur la côte ? demanda M™^ Verdurin à
M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et
qu'elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. —
Mon Dieu, on ne sait jamais, répondit d'un ton
nasillard et traînant M. de Charlus. J'aimerais
rester jusqu'à la fin de septembre. — Vous avez
raison, dit M™^ Verdurin ; c'est le moment des belles
tempêtes. — A bien vrai dire ce n'est pas ce qui me
déterminerait. J'ai trop négligé depuis quelque
temps l'Archange saint Michel, mon patron, et
je voudrais le dédommager en restant jusqu'à
sa fête, le 2g septembre, à l'Abbaye du Mont.
■ — Ça vous intéresse beaucoup, ces affaires-là ? »
demanda M^^^ Verdurin, qui eût peut-être réussi à
faire taire son anticléricalisme blessé si elle n'avait
craint qu'une excursion aussi longue ne fit « lâcher »
pendant quarante-huit heures le violoniste et le
baron. « Vous êtes peut-être affligée de surdité
intermittente, répondit insolemment M. de Charlus.
Je vous ai dit que saint Michel était un de mes
glorieux patrons. » Puis, souriant avec une bienveil-
lante extase, les yeux fixés au loin, la voix accrue
par une exaltation qui me sembla plus qu'esthétique,
religieuse : « C'est si beau à l'offertoire, quand Michel
se tient debout près de l'autel, en robe blanche,
balançant un encensoir d'or, et avec un tel amas de
parfums que l'odeur en monte jusqu'à Dieu. — On
pourrait y aller en bande, suggéra M™« Verdurin,
malgré son horreur de la calotte. — A ce moment-là,
dès l'offertoire, reprit M. de Charlus qui, pour
d'autres raisons mais de la même manière que les
SODOME ET GOMORRHE 121
bons orateurs à la Chambre, ne répondait jamais à
une interruption et feignait de ne pas l'avoir enten-
due, ce serait ravissant de voir notre jeune ami
palestrinisant et exécutant même une x\ria de Bach.
Il serait fou de joie, le bon Abbé aussi, et c'est le plus
grand hommage, du moins le plus grand hommage
public, que je puisse rendre à mon Saint Patron.
Quelle édification pour les fidèles ! Nous en parlerons
tout à l'heure au jeune Angelico musical, militaire
comme saint Michel. »
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu'il
ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant
qu'il n'y avait plus grand temps avant l'heure du
train, se mit tout de suite à faire une partie d'écarté
avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d'un air
terrible sur Saniette : « Vous ne savez donc jouer à
rien ! » cria-t-il, furieux d'avoir perdu l'occasion de
faire un whist, et ravi d'en avoir trouvé une d'injurier
l'ancien archiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air
spirituel : «Si, je sais jouer du piano», dit-il. Cottard
et Morel s'étaient assis face à face. « A vous l'honneur,
dit Cottard. — Si nous nous approchions un peu de
la table de jeu, dit à M. de Cambremer M. de Charlus,
inquiet de voir le violoniste avec Cottard. C'est aussi
intéressant que ces questions d'étiquette qui, à notr,e
époque, ne signifient plus grand 'chose. Les seuls rois
qui nous restent, en France du moins, sont les rois
des Jeux de Cartes, et il me semble qu'ils viennent à
foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il
bientôt, par une admiration pour Morel qui s'étendait
jusqu'à sa manière de jouer, pour le flatter aussi,
et enfin pour expliquer le mouvement qu'il faisait
de se pencher sur l'épaule du violoniste. « lé coupe »,
dit, en contrefaisant l'accent rastaquouère, Cottard,
dont les enfants s'esclaffèrent comme faisaient ses
élèves et le chef de clinique, quand le maître, même
au lit d'un malade gravement atteint, lançait, avec un
122 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
masque impassible d'épileptique, une de ses coutu-
mières facéties. « Je ne sais pas trop ce que ie dois
jouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer.
— Comme vous voudrez, vous serez battu de toutes
façons, ceci ou ça, c'est égal. — Égal... Ingalli ? dit le
docteur en coulant vers M. de Cambremer un regard
insinuant et bénévole. C'était ce que nous appelons
la véritable diva, c'était le rêve, une Carmen comme
on n'en reverra pas. C'était la temme du rôle. J'ai-
mais aussi y entendre Ingalli — marié. » Le marquis
se leva avec cette vulgarité méprisante des gens bien
nés qui ne comprennent pas qu'ils insultent le maître
de maison en ayant l'air de ne pas être certains qu'on
puisse fréquenter ses invités et qui s'excusent sur
l'habitude anglaise pour employer une expression
dédaigneuse : « Quel est ce Monsieur qui joue aux
cartes ? qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? qu'est-ce
qu'il vend ? J'aime assez à savoir avec qui je me
trouve, pour ne pas me lier avec n'importe qui. Or
je n'ai pas entendu son nom quand vous m'avez
fait l'honneur de me présenter à lui. » Si M. Verdurin,
s'autorisant de ces derniers mots, avait, en effet,
présenté à ses convives M. de Cambremer, celui-ci
l'eût trouvé fort mauvais. Mais sachant que c'était
le contraire qui avait heu, il trouvait gracieux
d'avoir l'air bon enfant et modeste sans péril. La
fierté qu'avait M. Verdurin de son intimité avec
Cottard n'avait fait que grandir depuis que le docteur
était devenu un professeur illustre. Mais eUe ne
s'exprimait plus sous la forme naïve d'autrefois.
Alors, quand Cottard était à peine connu, si on
parlait à M. Verdurin des névralgies faciales de sa
femme : « Il n'y a rien à faire, disait-il, avec i amour-
propre naïf des gens qui croient que ce qu'ils con-
naissent est illustre et que tout le monde connaît le
nom du professeur de chant de leur famille. Si elle
avait un médecin de second ordre on pourrait cher-
SODOME ET GOMORRHE 123
cher un autre traitement, mais quand ce médecin
s'appelle Cottard (nom qu'il prononçait comme si
c'eût été Bouchard ou Charcot), il n'y a qu'à tirer
l'échelle. » Usant d'un procédé mverse, sachant que
M. de Cambremer avait certamement entendu parler
du tameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un
air simplet, a C'est notre médecin de famille, un
brave cœur que nous adorons et qui se lerait couper
en quatre pour nous ; ce n'est pas un médecin, c'est
un ami ; je ne pense pas que vous le connaissiez ni
que son nom vous dirait quelque chose ; en tout
cas, pour nous c'est le nom d'un bien bon homme,
d'un bien cher ami, Cottard. » Ce nom, murmuré
d'un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crut
qu'il s'agissait d'un autre. « Cottard ? vous ne parlez
pas du professeur Cottard ? » On entendait précisé-
ment la voix dudit professeur qui, embarrassé par
un coup, disait en tenant ses cartes : « C'est ici que
les Athéniens s'atteignirent. — Ah ! si, justement,
il est professeur, dit M. Verdurin. — Quoi ! le pro-
fesseur Cottard ! Vous ne vous trompez pas ! Vous
êtes bien sûr que c'est le même ! celui qui demeure
rue du Bac ! — Oui, il demeure rue du Bac, 43. Vous
le connaissez ? — Mais tout le monde connaît le
professeur Cottard. C'est une sommité ! C'est comme
si vous me demandiez si je connais Bouffe de Saint-
Blaise ou Courtois-Suffit. J'avais bien vu, en l'écou-
tant parler, que ce n'était pas un homme ordmaire,
c'est pourquoi je me suis permis de vous demander.
— Voyons, qu'est-ce qu'il faut jouer ? atout ? »
demandait Cottard. Puis brusquement, avec une
vulgarité qui eût été agaçante même dans une
circonstance héroïque, où un soldat veut prêter une
expression lamihère au mépns de la mort, mais qui
devenait doublement stupide dans le passe-temps
sans danger des cartes, Cottard, se décidant à jouer
atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé », et, par
124 ^ LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
allusion à ceux qui risquent leur peau, joua sa carte
comme si c'eût été sa vie, en s'écriant : « Après
tout, je m'en fiche ! » Ce n'était pas ce qu'il fallait
jouer, mais il eut une consolation. Au milieu du salon,
dans un large fauteuil, M^^ Cottard, cédant à l'effet,
irrésistible chez elle, de l'après-dîner, s'était soumise,
après de vains efforts, au sommeil vaste et léger qui
s'emparait d'elle. Elle avait beau se redresser à des
instants, pour sourire, soit par moquerie de soi-même,
soit par peur de laisser sans réponse quelque parole
aimable qu'on lui eût adressée, elle retombait malgré
elle, en proie au mal implacable et délicieux. Plutôt
que le bruit, ce qui l'éveillait ainsi, pour une seconde
seulement, c'était le regard (que par tendresse elle
voyait même les yeux fermés, et prévoyait, car la
même scène se produisait tous les soirs et hantait son
sommeil comme l'heure où on aura à se lever), le
regard par lequel le professeur signalait le sommeil
de son épouse aux personnes présentes. Il se conten-
tait, pour commencer, de la regarder et de sourire,
car si, comme médecin, il blâmait ce sommeil d'après
le dîner (du moins donnait-il cette raison scienti-
fique pour se fâcher vers la fin, mais il n'est pas sûr
qu'elle fût déterminante, tant il avait là-dessus de
vues variées), comme mari tout -puissant et taquin,
il était enchante de se moquer de sa femme, de ne
l'éveiller d'abord qu'à moitié, afin qu'elle se rendor-
mît et qu'il eût le plaisir de la réveiller de nouveau.
Maintenant M™^ Cottard dormait tout à fait.
« Hé bien ! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur.
— J'écoute ce que dit M^^^ Swann, mon ami, répondit
faiblement M^^ Cottard, qui retomba dans sa léthar-
gie. — C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure
elle nous affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme
les patients qui se rendent à une consultation et
qui prétendent qu'ils ne dorment jamais. — Ils se le
figurent peut-être », dit en riant M. de Cambremer.
SODOME ET GCMORRHE Î25
Mais le docteur aimait autant à contredire qu'à
taquiner, et surtout n'admettait pas qu'un profane
osât lui parler médecine. « On ne se figura pas qu'on
ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique. —
Ah ! répondit en s'inclinant respectueusement le
marquis, comme eût fait Cottard jadis. — On voit
bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi
administré jusqu'à deux grammes de trional sans
arriver à provoquer la somnescence. — En effet, en
effet, répondit le marquis en riant d'un air avanta-
geux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces
drogues qui bientôt ne font plus d'effet mais vous
détraquent l'estomac. Quand on a chassé toute la
nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je
vous assure qu'on n'a pas besoin de trional pour
dormir. — Ce sont les ignorants qui disent cela,
répondit le professeur. Le trional relève parfois
d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous
parlez de trional, savez-vous seulement ce que c'est ?
— Mais... j'ai entendu dire que c'était un médicament
pour dormir. — Vous ne répondez pas à ma question,
reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par
semaine, à la Faculté, était d'à examen ». Je ne vous
demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que
c'est. Pouvez- vous me dire ce qu'il contient de
parties d'amyle et d'éthyle ? — Non, répondit M. de
Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de
fine ou même de porto 345. — Qui sont dix fois plus
toxiques, interrompit le professeur. — Pour le trional,
hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée
à tout cela, vous feriez mieux d'en parler avec elle. —
Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En
tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir,
vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons,
Léontine, bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je
dors après dîner, moi ? qu'est-ce que tu feras à
soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille?
126 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la
circulation... Elle ne m'entend même plus. — C'est
mauvais pour la santé, ces petits sommes après
dîner, n'est-ce pas, docteur ? dit M. de Cambremer
pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir
bien mangé il faudrait faire de l'exercice. — Des
histoires ! répondit le docteur. On a prélevé une
même quantité de nourriture dans l'estomac d'un
chien qui était resté tranquille, et dans l'estomac
d'un chien qui avait couru, et c'est chez le premier
que la digestion était la plus avancée. — Alors c'est
le sommeil qui coupe la digestion ? — Cela dépend
s'il s'agit de la digestion œsophagique, stomacale,
intestinale ; inutile de vous donner des explications
que vous ne comprendriez pas, puisque vous n'avez
pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine,
en avant... harche, il est temps de partir. » Ce
n'était pas vrai, car le docteur allait seulement
continuer sa partie de cartes, mais il espérait con-
trarier ainsi, de façon plus brusque, le sommeil de
la muette à laquelle il adressait, sans plus recevoir
de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu'une
volonté de résistance à dormir persistât chez M™«
Cottard, même dans l'état de sommeil, soit que le
fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa tête, cette der-
nière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite
et de bas en haut, dans le vide, comme un objet
inerte, et M°»« Cottard, balancée quant au chef,
avait tantôt l'air d'écouter de la musique, tantôt
d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie.
Là oij les admonestations de plus en plus véhémentes
de son mari échouaient, le sentiment de sa propre
sottise réussit : « Mon bain est bien comme chaleur,
murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire...
s'écha-t-elle en se redressant. Oh ! mon Dieu, que
je suis sotte ! Qu'est-ce que je dis ? je pensais à mon
chapeau, j'ai dû dire une bêtise, un peu plus j'allais
SODOME ET GOMORRHE 127
m'assoiipir, c'est ce maudit feu. » Tout le monde se
mit à rire car il n'y avait pas de feu.
« Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-
même M"'^ Cottard, qui effaça de la main sur son
front, avec une légèreté de magnétiseur et une
adresse de lemme qui se recoiffe, les dernières traces
du sommeil, je veux présenter mes humbles excuses
à ja chère Madame Verdurin et savoir d'elle la
vérité. » Mais son sourire devint vite triste, car le
professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui
plaire et tremblait de n'y pas réussir, venait de lui
crier : « Regarde-toi dans la ?lace, tu es rouge comme
si tu avais une éruption d'acné, tu as l'air d'une
vieille paysanne. — Vous savez, il est charmant, dit
j^jme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie narquoise.
Et puis il a ramené mon mari des portes du tombeau
quand toute la Faculté ''avait condamné. Il a passé
trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard
pouf moi, vous savez, ajouta-t-elle d'un ton grave et
presque menaçant, en levant la main vers les deux
sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales
et comme si nous avions voulu toucher au docteur,
c'est sacré ! Il pourrait demander tout ce qu'il
voudrait. Du reste, je ne l'appelle pas le Docteur
Cottard, je l'appelle le Docteur Dieu ! Et encore en
disant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la
mesure du possible une partie des malheurs dont
l'autre est responsable. — Jouez atout, dit à Morel
M. de Charlus d'un air heureux. — Atout, pour voir,
dit le violoniste. — Il fallait annoncer d'abord votre
roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme
vous jouez bien ! — J'ai le roi, dit Morel. — C'est
un bel homme, répondit le professeur. — Qu'est-ce
que c'est que cette affaire-là avec ces piquets ?
demanda M°ie Verdurin en montrant à M. de Cam-
bremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la
cheminée. Ce sont vos armes? ajouta-t-elle avec un
Î28 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dédain ironique. — Non, ce ne sont pas les nôtres,
répondit M. de Cambremer. Nous portons d'or à
trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules
à cinq pièces chacune chargée d'un trèfle d'or. Non,
celles-là ce sont celles des d'Arrachepel, qui n'étaient
pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité
la maison, et jamais ceux de notre hgnage n'ont rien
voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain,
dit-on) portaient d'or à cinq pieux épointés de
gueules. Quand ils s'allièrent aux Féterne, leur écu
changea mais resta cantonné de vingt croisettes
recroisettées au pieu péri fiché d'or avec à droite un
vol d'hermine. — Attrape, dit tout bas M°»e de
Cambremer. — Mon arrière-grand'mère était une
d'Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez,
car on trouve les deux noms dans les vieilles chartes,
continua M. de Cambremer, qui rougit vivement,
car il eut, seulement alors, l'idée dont sa femme lui
avait fait honneur et il craignit que M™^ Verdurin
ne se fût apphqué des paroles qui ne la visaient
nullement. L'histoire veut qu'au onzième siècle, le
premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré
une habileté particuHère dans les sièges pour arracher
les pieux. D'où le surnom d'Arrachepel sous lequel
il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers
les siècles persister dans leurs armes. Il s'agit des
pieux que, pour rendre plus inabordables les forti-
fications, on plantait, on fichait, passez-moi l'expres-
sion, en terre devant elles, et qu'on rehait entre eux.
Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets
et qui n'avaient rien des bâtons flottants du bon La
Fontaine. Car ils passaient pour rendre une place
inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec
l'artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu'il
s'agit du onzième siècle. — Cela manque d'actualité,
dit M°»e Verdurin, mais le petit campanile a du
caractère. — Vous avez, dit Cottard, une veine de...
SODOME ET GOMORRHE 129
turlututu, mot qu'il répétait volontiers pour esquiver
celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de
carreau est réformé ? — Je voudrais bien être à sa
place, dit Morel que son service militaire ennuyait. —
Ah ! le mauvais patriote, s'écria M. de Charlus, qui
ne put se retenir de pincer l'oreille au violoniste. —
Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est
réformé ? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries,
c'est parce qu'il n'a qu'un œil. — Vous avez affaire
à forte partie, docteur, dit M. de Canibremer pour
montrer à Cottard qu'il savait qui il était. — Ce jeune
homme est étonnant, interrompit naïvement M. de
Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un
dieu. » Cette réflexion ne plut pas beaucoup au
docteur qui répondit : « Qui vivra verra. A roublard,
roublard et demi. — La dame, l'as, » annonça triom-
phalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur
courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune
et avoua, fasciné : « C'est b^au. — Nous avons été
très contents de dîner avec M. de Charlus, dit M^^ de
Cambremer à MJ^^ Verdurin. — Vous ne le connaissiez
pas ? Il est assez agréable, i\ est particulier, il est
d'une époque » (elle eût été bien embarrassée de dire
laqueUe), répondit M°>« Verdurm avec le sourire
satisfait d'une dilettante, d'un juge et d'une maî-
tresse de maison. M°»® de Cambremer me demanda
si je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus
retenir un cri d'admiration en voyant la lune sus-
pendue comme un lampion orangé à la voûte des
chênes qui partait du château. « Ce n'est encore rien ;
tout à l'heure, quand la lune sera plus haute et que
la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau.
Voilà ce que vous n'avez pas à Féterne ! dit-elle d'un
ton dédaigneux à M"^^ de Cambremer, laquelle ne
savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa
propriété, surtout devant les locataires. — Vous restez
encore quelque temps dans la région. Madame,
VoL X. 9
I30 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
demanda M. de Cambremer à M™^ Cottard, ce qui
pouvait passer pour une vague intention de l'inviter
et ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus
précis. — Oh ! certainement, Monsieur, je tiens
beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a
beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulait
m'envoyer à Vichy ; mais c'est trop étouâé, et je
m'occuperai de mon estomac quand ces grands
garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis
le Professeur, avec les examens qu'il fait passer, a
toujours un fort coup de collier à donner, et les
chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu'on a
besoin d'une franche détente quand on a été comme
lui toute l'année sur la brèche. De toutes façons nous
resterons encore un bon mois. — Ah ! alors nous
sommes gens de revue. — D'ailleurs, je suis d'atitant
plus obhgée de rester que mon mari doit aller faire
un tour en Savoie, et ce n'est que dans une quinzaine
qu'il sera ici en poste fixe. — J'aime encore mieux le
côté de la vallée que celui de la mer, reprit M™«
Verdurin. — Vous allez avoir un temps splendide
pour revenir. — Il faudrait même voir si les voitures
sont attelées, dans le cas où vous tiendriez absolu-
ment à rentrer ce soir à Balbec, me dit M. Verdurin,
car moi je n'en vois pas la nécessité. On vous ferait
ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement
beau. Les routes sont admirables. » Je dis que c'était
impossible. « Mais en tout cas il n'est pas l'heure,
objecta ia Patronne. Laisse- les tranquilles, ils ont
bien le temps. Ça les avancera bien d'arriver une
heure d'avance à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous,
mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n'osant pas
s'adresser directement à M. de Charlus, vous ne
voulez pas rester ? Nous avons de belles chambres sur
la mer. — Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus
pour le joueur attentif, qui n'avait pas entendu. Il
n'a que la permission de minuit. Il faut qu'il rentre
SODOME ET GOMORRHE 131
se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien
sage », ajouta-t-il d'une voix complaisante, maniérée,
ii^istante, comme s'il trouvait quelque sadique
volupté à employer cette chaste comparaison et aussi
à appuj'er au passaere sa voix sur ce qui concernait
Morel, à le toucher, à défaut de la main, avec des
paroles qui semblaient le palper.
Du sermon que m'avait adressé Brichot, M. de
Cambremer avait conclu que j'étais dreyfusard.
Comme il était aussi antidreyfusard que possible,
par courtoisie pour un ennemi il se mit à me faire
l'éloge d'un colonel juif, qui avait toujours été très
juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait
fait donner l'avancement qu'il méritait. « Et mon
cousin était dans des idées absolument opposées », dit
M. de Cambremer, glissant sur ce qu'étaient ces
idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal
formées que son visage, des idées que quelques
familles de certaines petites villes devaient avoir
depuis bien longtemps. « Eh bien ! vous savez, je
trouve ça très beau ! » conclut M. de Cambremer.
Il est vrai qu'il n'employait guère le mot « beau »
dans le sens esthétique où il eût désigné, pour sa
mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des
œuvres d'art. M. de Cambremer se servait plutôt de
ce quahficatif en félicitant, par exemple, une personne
déhcate qui avait un peu engraissé. « Comment, vous
avez repris trois kilos en deux mois ? Savez-vous
que c'est très beau ! » Des rafraîchissements étaient
servis sur une table. M.^^ Verdunn invita les messieurs
à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur conve-
nait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint
s'asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus.
M™e Verdurin lui demanda : « Avez- vous pris de mon
orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire
gracieux, sur un ton cristallin qu'il avait rarement
et avec mille moues de la bouche et déhanchements
132 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de la taiUe, répondit : «Non, j'ai préféré la voisine,
c'est de la fraisette, je crois, c'est délicieux. » Il est
singulier qu'un certain ordre d'actes secrets ait pour
conséquence extérieure une manière de parler ou de
gesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou
non à l'Immaculée Conception, ou à l'innocence de
Dreylus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s'en
taire, on ne trouvera, dans sa voix ni dans sa démar-
che, rien qui laisse apercevoir sa pensée. Mais en
entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë
et avec ce sourire et ces gestes de bras : «Non, j'ai
préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire :
a Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude,
pour un juge, que celle qui permet de condamner un
criminel qui n'a pas avoué ; pour un médecin, un
paralytique général qui ne sait peut-être pas lui-même
son mal, mais qui a fait telle faute de prononcia-
tion d'où on peut déduire qu'il sera mort dans trois
ans. Peut-être les gens qui concluent de la manière
de dire : «Non, j'ai préféré sa voisine, la fraisette»
à un amour dit^ntiphysique, n'ont-ils pas besoin de
tant de sciencei_Èlais c'est qu'ici il y a rapport plus
direct entre le signe révélateur et le secret. Sans se le
dire précisément, on sent que c'est une douce et
souriante dame qui vous répond, et qui paraît
maniérée parce qu'elle se donne pour un homme et
qu'on n'est pas habitué à voir les hommes faire tant
de manières. Et il est peut-être plus gracieux de
penser que depuis longtemps un certain nombre de
femmes angéliques ont été comprises par erreur dans
le sexe masculin où, exilées, tout en battant vaine-
nement des ailes vers les hommes à qui elles inspirent
une répulsion physique, elles savent arranger un
salon, composer des a intérieurs^ M. de Charlus ne
s'inquiét t pas que M^-^ Vemurin lût debout et
restait installé dans son lauteuù pour être plus près
de Morel. o Croyez-vous, dit M™^ Verdurin au baron.
SODOME ET GOMORRHE 133
que ce n'est pas un crime que cet être-là, qui pourrait
nous enchanter avec son violon, soit là à une table
d'écarté. Quand on joue du violon comme lui !
— Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est
si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant
les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n'était pas, du
reste, sa seule raison de ne pas se soulever de son
fauteuil devant M°»« Verdurin. Avec le singulier
amalgame qu'il avait fait de ses conceptions sociales,
à la fois de grand seigneur et d'amateur d'art, au
lieu d'être poli de la* même manière qu'un homme
de son monde l'eût été, il se faisait, d'après Saint-
Simon, des espèces de tableaux vivants ; et, en ce
moment, s'amusait à figurer le maréchal d'Uxelles,
lequel l'intéressait par d'autres côtés encore et dont
il est dit qu'il était glorieux jusqu'à ne pas se lever
de son siège, par un air de paresse, devant ce qu'il
y avait de plus distingué à la Cour. « Dites donc,
Charlus, dit M'"^ Verdurin, qui commençait à se
familiariser, vous n'auriez pas dans votre faubourg
quelque vieux noble ruiné qui pourrait me servir
de concierge ? — Mais si... mais si..., répondit M. de
Charlus en souriant d'un air bonhomme, mais je ne
vous le conseille pas. — Pourquoi ? — Je craindrais
pour vous que les visiteurs élégants n'allassent pas
plus loin que la loge. »^e fut entre eux la première
escarmouche. M™^ Verdurin y prit à peine garde.
Il devait malheureusement y en avoir d'autres à
ParisJM- de Charlus continua à ne pas quitter sa
chaise. Il ne pouvait, d'ailleurs, s'empêcher de sourire
imperceptiblement en voyant combien confirmait ses
maximes favorites sur le prestige de l'aristocratie et
la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément
obtenue de M™^ Verdurin. La Patronne n'avait l'air
nullement étonnée par la posture du baron, et si
elle le quitta, ce fut seulement parce qu'elle avait
été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer.
134 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des
relations de M. de Charlus avec la comtesse Mole.
« Vous m'avez dit que vous connaissiez M^^ de
Mole. Est-ce que vous allez chez elle ? » demandâ-
t-elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le
sens d'être reçu chez elle, d'avoir reçu d'elle l'auto-
risation d'aller la voir. M. de Charlus répondit, avec
une inflexion de dédain, une affectation de précision
et un ton de psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce
« quelquefois » donna des doutes à M"« Verdurin,
qui demanda : « Est-ce que vous y avez rencontré
le duc de Guermantes ? — Ah ! je ne me rappelle
pas. — Ah ! dit M™^ Verdurin, vous ne connaissez
pas le duc de Guermantes ? — Mais comment est-ce
que je ne le connaîtrais pas », répondit M. de Charlus,
dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire
était ironique ; mais comme le baron craignait de
laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux
de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta
fut celle d'un sourire de bienveillance : « Pourquoi
dites-vous : Comment est-ce que je ne le connaîtrais
pas ? — Mais puisque c'est mon frère », dit négli-
gemment M. de Charlus en laissant M™^ Verdurin
plongée dans la stupéfaction et l'incertitude de
savoir si son invité se moquait d'elle, était un enfant
naturel, ou le fils d'un autre lit. L'idée que le frère
du duc de Guermantes s'appelât le baron de Charlus
ne lui vint pas à l'esprit. Elle se dirigea vers moi :
« J'ai entendu tout à l'heure que M. de Cambremer
vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela
m'est égal. Mais, dans vatre intérêt, j'espère bien
que vous n'irez pas. D'abord c'est infesté d'ennuyeux.
Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et des
marquis de province que personne ne connaît, vous
serez servi à souhait. — Je crois que je serai obhgé
d'y aller une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas
très libre car j'ai une jeune cousine que je ne peux
SODOME ET GOMORRHE 135
pas laisser seule (je trouvais que cette prétendue
parenté simplifiait les choses pour sortir avec Alber-
tine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur
ai déjà présentée... — Vous ferez ce que vous voudrez.
Ce que je peux vous dire : c'est excessivement
malsam ; quand vous aurez pincé une fluxion de
poitrine, ou les bons petits rhumatismes des familles,
vous serez bien avancé ? — Mais est-ce que l'endroit
n'est pas très joli ? — Mmmmouiii... Si on veut.
Moi j'avoue franchement que j'aime cent fois mieux
la vue d'ici sur cette vallée. D'abord, on nous aurait
payés que je n'aurais pas pris l'autre maison, parce
que l'air de la mer est fatal à M. Verdurin. Pour
peu que votre cousine soit nerveuse... Mais, du
reste, vous êtes nerveux, je crois... vous avez des
étouffements. Hé bien ! vous verrez. Allez-y une
fois, vous ne dormirez pas de huit jours, mais ce
n'est pas notre affaire. » Et sans penser à ce que sa
nouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec
les précédentes : « Si cela vous amuse de voir la
maison, qui n'est pas mal, jolie est trop dire, mais
enfin amusante, avec le vieux fossé, le vieux pont-
levis, comme il faudra que je m'exécute et que j'y
dîne une fois, hé bien ! venez-y ce jour-là, je tâcherai
d'amenej*tout mon petit cercle, alors ce sera gentil.
Après-demain nous irons à Harambouville en voi-
ture. La route est magnifique, il y a du cidre délicieux.
Venez donc. Vous, Brichot, vous viendrez aussi. Et
vous aussi. Ski. Ça fera une partie que, du reste, mon
mari a dû arranger d'avance. Je ne sais trop qui il
a invité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en
êtes ? » Le baron, qui n'entendit pas cette phrase
et ne savait pas qu'on parlait d'une excursion à
Harambouville, sursauta : « Étrange question », mur-
mura-t-il d'un ton narquois par lequel M"*® Verdurin
se sentit piquée. « D'ailleurs, me dit-elle, en attendant
le dîner Cambremer, pourquoi ne i'amènenez-vous
?36 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
pas ici, votre cousine ? Aime-t-elle la conversation,
les gens intelligents ? Est-elle agréable ? Oui, eh
bien alors, très bien. Venez avec elle. Il n'y a pas
que les Cambremer au monde. Je comprends qu'ils
soient heureux de l'inviter, ils ne peuvent arriver à
avoir personne. Ici elle aura un bon air, toujours des
hommes intelligents. En tout cas je compte que vous
ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J'ai entendu
que vous aviez un goûter à Rivebelle avec votre
cousine, M. de Charlus, je ne sais plus encore qui.
Vous devTiez arranger de transporter tout ça ici, ça
serait gentil, un petit arrivage en masse. Les com-
munications sont on ne peut plus faciles, les chemins
sont ravissants ; au besoin je vous ferai chercher.
Je ne sais pas, du reste, ce qui peut vous attirer à
Rivebelle, c'est infesté de moustiques. Vous croyez
peut-être à la réputation de la galette. Mon cuisinier
les fait autrement bien. Je vous en ferai manger,
moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés,
je ne vous dis que ça. Ah ! si vous tenez à la cochon-
nerie qu'on sert à Rivebelle, ça je ne veux pas, je
n'assassine pas mes invités. Monsieur, et, même si
je voulais, mon cuisinier ne voudrait pas faire cette
chose mnommable et changerait de maison. Ces
galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c'est fait.
Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une
péritonite qui l'a enlevée en trois jours. Elle n'avait
que 17 ans. C'est triste pour sa pauvre mère, ajouta
M™^ Verdurin, d'un air mélancolique sous les sphères
de ses tempes chargées d'expérience et de douleur.
Mais enfin, allez goiiter à Rivebelle si cela vous
amuse d'être écorché et de jeter l'argent par les
fenêtres. Seulement, je vous en prie, c'est une mission
de confiance que je vous donne : sur le coup de six
heures, amenez-moi tout votre monde ici, n'allez pas
laisser les gens rentrer chacun chez soi, à la déban-
dade. Vous pouvez amener qui vous voulez. Je ne
SODOME ET GOMORRHE 137
dirais pas cela à tout le monde. Mais je suis sûre
que vos amis sont gentils, je vois tout de suite que
nous nous comprenons. En dehors du petit noyau,
il vient justement des gens très agréables mercredi.
Vous ne connaissez pas la petite Madame de Long-
pont ? Elle est ravissante et pleine d'esprit, pas
snob du tout, vous verrez qu'elle vous plaira beau-
coup. Et elle aussi doit amener toute une bande
d'amis, ajouta M^^^ Verdurin, pour me montrer que
c'était bon genre et m'encourager par l'exemple.
On verra qu'est-ce qui aura le plus d'influence et
qui amènera le plus de monde, de Barbe de Longpont
ou de vous. Et puis je crois qu'on doit aussi amener
Bergotte, ajouta-t-elle d'un air vague, ce concours
d'jne célébrité étant rendu trop improbable par une
note parue le matin dans les journaux et qui annon-
çait que la santé du grand écrivain inspirait les plus
vives inquiétudes. Enfin vous verrez que ce sera un
de mes mercredis les plus réussis, je ne veux pas
avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas
par celui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne pro-
testez pas, vous n'avez pas pu vous ennuyer plus que
moi, moi-même je trouvais que c'était assommant.
Ce ne sera pas toujours comme ce soir vous savez !
Du reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sont
impossibles, mais j'ai connu des gens du monde qui
passaient pour être agréables, hé bien ! à côté de mon
petit no\'au cela n'existait pas. Je vous ai entendu
dire que vous trouviez Swann intelligent. D'abord*
mon avis est que c'était très exagéré, mais sans
même parler du caractère de l'homme, que j'ai
toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois,
en dessous, je l'ai eu souvent à dîner ie mercredi.
Hé bien, vous pouvez demander aux autres, même
à côté de Brichot, qui est loin d'être un aigle, qui est
un bon professeur de seconde que j'ai fait entrer à
l'Institut tout de même, Swann n'était plus rien. Il
138 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
était d'un terne ! » Et comme j'émettais un avis
contraire : « C'est ainsi. Je ne veux rien vous dire
contre lui, puisque c'était votre ami ; du reste, il
vous aimait beaucoup, il m'a parlé de vous d'une
façon délicieuse, mais demandez à ceux-ci s'il a
jamais dit quelque chose d'intéressant, à nos dîners.
C'est tout de même la pierre de touche. Hé bien !
je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chez moi, ça
ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu
qu'il valait il l'a pris ici. » J'assurai qu'il était très
intelligent. « Non, vous croyiez seulemient cela parce
que vous le connaissiez depuis moins longtemps que
moi. Au fond on en avait très vite fait le tour. Moi, il
m'assommait. (Traduction : il allait chez les La
Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n'y
allais pas.) Et je peux tout supporter, excepté
l'ennui. Ah ! ça, non ! » L'horreur de l'ennui était
maintenant chez M™^ Verdurin la raison qui était
chargée d'expliquer la composition du petit milieu.
Elle ne recevait pas encore de duchesses parce qu'elle
était incapable de s'ennuyer, comme de faire une
croisière, à cause du mal de mer. Je me disais que ce
que M™« Verdurin disait n'était pas absolument faux,
et alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot
l'homme le plus bête qu'ils eussent jamais rencontré,
je restais incertam s'il n'était pas au fond supérieur,
sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l'esprit
des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d'éviter
ses pédantesques facéties, et la pudeur d'en rougir ;
je me le demandais comme si la nature de l'intelli-
gence pouvait être en quelque mesure éclaircie par la
réponse que je me ferais et avec le sérieux d'un
chrétien mfluencé par Port-Royal qui se pose le
problème de la Grâce. « Vous verrez, continua M°»e
Verdunn, quand on a des gens du monde avec des
gens vraiment intelhgents, des gens de notre milieu,
c'est là qu'il faut les voir, l'homme du monde le plus
SODOME ET GOMORRHE 139
spirituel dans le royaume des aveugles n'est plus
qu'un borgne ici. Et puis les autres, qui ne se sentent
plus en confiance. C'est au point que je me demande
si, au lieu d'essayer des fusions qui gâtent tout, je
' n'aurai pas des séries rien que pour les ennuyeux, de
façon à bien jouir de mon petit noyau. Concluons ;
vous viendrez avec votre cousine. C'est convenu.
Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux à
manger. A Féterne c'est la faim et la soif. Ah ! par
exemple, si vous aim.ez les rats, allez-y tout de suite,
vous serez servi à souhait. Et on vous gardera tant
que vous voudrez. Par exemple, vous mourrez de
faim. Du reste, quand j'irai, je dînerai avant de
partir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir
me chercher. Nous goûterions ferme et nous soupe-
rions en rentrant. Aimez-vous les tartes aux pommes?
Oui, eh bien ! notre chef les fait comme personne.
Vous voyez que j'avais raison de dire que vous étiez
fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Vous savez
qu'il y a beaucoup plus de place chez moi que ça
n'en a l'air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer
d'ennuyeux. Vous pourriez amener à demeure votre
cousine. Elle aurait un autre air qu'à Balbec. Avec
l'air d'ici, je prétends que je guéris les incurables.
Ma parole, j'en ai guéri, et pas d'aujourd'hui. Car
j'ai habité autrefois tout près d'ici, queique chose
que j'avais déniché, que j'avais eu pour un morceau
de pain et qui avait autrement de caractère que leur
Raspelière. Je vous montrerai cela si nous nous
promenons. ]\Iais je reconnais que, même ici, l'air
est vraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop
en parler, les Parisiens n'auraient qu'à se mettre à
aimer mon petit coin. Ça a toujours été ma chance.
Enfin, dites-le à votre cousine. On vous donnera
deux ioiies chambres sur la vallée, vous verrez ça, le
matin, le soleil dans la brume ! Et qu'est-ce que c'est
que ce Robert de Saint-Loup dont vous parhez .•'
I40 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dit-elle d'un air inquiet, parce qu'elle avait entendu
que je devais aller le voir à Doncières et qu'elle
craignit qu'il me fît lâcher. Vous pourriez plutôt
l'amener ici si ce n'est pas un ennuyeux. J'ai entendu
parler de lui par Morel ; il me semble que c'est un de
ses grands amis «, dit M^^ Verdurin, mentant com-
plètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient
même pas l'existence l'un de l'autre. Mais ayant
entendu que Saint-Loup connaissait M. de Charlus,
elle pensait que c'était par le violoniste et voulait
avoir l'air au courant. « Il ne fait pas de médecine,
par hasard, ou de littérature ? Vous savez que, si
vous avez besoin de recommandations pour des
examens, Cottard peut tout, et je fais de lui ce que je
veux. Quant à l'Académie, pour plus tard, car je
pense qu'il n'a pas l'âge, je dispose de plusieurs
voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance
et ça l'amuserait peut-être de voir la maison. Ce
n'est pas folichon, Doncières. Enfiu, vous ferez
comme vous voudrez, comme cela vous arrangera le
mieux », conclut-elle sans insister, pour ne pas avoir
l'air de chercher à connaître de la noblesse, et parce
que sa prétention était que le régime sous lequel
elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé
liberté. « Voyons, qu'est-ce que tu as », dit-elle en
voyant M. Verdurin qui, en faisant des gestes d'impa-
tience, gagnait la terrasse en planches qui s'étendait,
d'un côté du salon, au-dessus de la vallée, comme un
homme qui étouffe de rage et a besoin de prendre
l'air. « C'est encore Saniette qui t'a agacé ? Mais
puisque tu sais qu'il est idiot, prends-en ton parti, ne
te mets pas dans des états comme cela... Je n'aime
pas cela, me dit-elle, parce que c'est mauvais pour
lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois dire qu'il
faut parfois une patience d'ange pour supporter
Saniette, et surtout se rappeler que c'est une charité
de le recueillir. Pour ma part, j'avoue que la splendeur
SODOME ET GOMORRHE 141
de sa bêtise fait plutôt ma joie. Je pense que vous
avez entendu après le dîner son mot : « Je ne sais
pas jouer au whist, mais le sais jouer du piano. »
Est-ce assez beau ! C'est grand comme le monde, et
d'ailleurs un mensonge, car il ne sait pas plus l'un
que l'autre. Mais mon mari, sous ses apparences
rudes, est très sensible, très bon, et cette espèce
d'égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l'effet
qu'il va faire, le met hors de lui... Voyons, mon petit,
calme-toi, tu sais bien que Cottard t'a dit que c'était
mauvais pour ton foie. Et c'est sur moi que tout va
retomber, dit M™^ Verdurin. Demain Saniette va venir
avoir sa petite crise de nerfs et de larmes. Pauvre
homme ! il est très malade. Mais enfin ce n'est pas
une raison pour qu'il tue les autres. Et puis, même
dans les moments oii il souffre trop, où on voudrait
le plaindre, sa bêtise arrête net l'attendrissement. Il
est par trop stupide. Tu n'as qu'à lui dire très gen-
timent que ces scènes vous rendent malades tous
deux, qu'il ne revienne pas ; comme c'est ce qu'il
redoute le plus, cela aura un effet calmant sur ses
nerfs », souffla M™^ Verdurin à son mari.
On distinguait à peine la mer par les fenêtres de
droite. Mais celles de l'autre côté montraient la
vallée sur qui était maintenant tombée la neige du
clair de lune. On entendait de temps à autre la voix
de Morel et celle de Cottard. « Vous avez de l'atout ?
— Yes. — Ah ! vous en avez de bonnes, vous, dit
à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer,
car il avait vu que le jeu du docteur était plein
d'atout. — Voici la femme de carreau, dit le docteur.
Ça est de l'atout, savez-vous ? lé c^/Upe, ié prends.
— Mais il n'y a plus de Sorbonne, dit le docteur à
M. de Cambremer ; il n'y a plus que l'Université de
Paris. » M. de Cambremer confessa qu'il ignorait
pourquoi le docteur lui taisait cette observation,
a Je croyais que vous pariiez de la Sorbonne, reprit
142 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
le docteur. J'avais entendu que vous disiez : tu
nous la sors bonne, ajouta-t-ii en clignant de l'œil,
pour montrer que c'était un mot. Attendez, dit-il
en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de
Tratalgar, » Et le coup devait être excellent pour le
docteur, car dans sa joie il se mit en riani à remuer
voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans
la famille, dans le « genre » Cottard, un trait presque
zoologique de la satisfaction. Dans la génération
précédente, le mouvement de se frotter les mains
comme si on se savonnait accompagnait le mouve-
ment. Cottard lui-même avait d'abord usé simulta-
nément de la double mimique, mais un beau jour,
sans qu'on sût à quelle intervention, conjugale,
magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des
mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos,
quand il forçait son partenaire à « piocher » et à
prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus
vif des plaisirs, se contentait du mouvement des
épaules. Et quand — le plus rarement possible —
il allait dans son pays natal pour quelques jours,
en retrouvant son cousin germain, qui, lui, en était
encore au frottement des mains, il disait au retour
à M"^* Cottard : a J'ai trouvé ce pauvre René bien
commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il
en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce
vieux David. — Mais alors vous avez cinq, vous
avez gagné ! — Voilà une belle victoire, docteur,
dit le marquis. — Une victoire à la Pyrrhus, dit
Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant
par-dessus son lorgnon pour juger de l'effet de son
mot. Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je
vous donne votre revanche. C'est à moi de faire...
Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et
je vous montrerai un tour qui n'est pas dans une
musette, » M. et M"^e Verdurin nous conduisirent
dehors. La Patronne fut particulièrement câ ine
SODOME ET GOMORRHE 143
avec Saniette afin d'être certaine qu'il reviendrait le
lendemain. « Mais vous ne m'avez pas l'air couvert,
mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand
âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait
que le temps a changé. » Ces mots me remplirent de
joie, comme si la vie profonde, le surgissement de
combinaisons différentes qu'ils impliquaient dans la
nature, devait annoncer d'autres changements, ceux-
là se produisant dans ma vie, et y créer des possi-
bilités nouvelles. Rien qu'en ouvrant la porte sur le
parc, avant de partir, on sentait qu'un autre « temps »
occupait depuis un instant la scène ; des souffles
frais, volupté estivale, s'élevaient dans la sapinière
(où iadis M™^ de Cambremer rêvait de Chopin) et
presque imperceptiblement, en méandres caressants,
en remous capricieux, commençaient leurs légers noc-
turnes. Je refusai la couverture que, les soirs suivants,
je devais accepter, quand Albertine serait là, plutôt
pour le secret du plaisir que contre le danger du
froid. On chercha en vain ie philosophe norvégien.
Une cohque l'avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de
manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le
chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption?
Toujours est-il qu'il avait disparu sans qu'on eût eu
le temps de s'en apercevoir, comme un dieu. « Vous
avez tort, me dit M. de Cambremer, il tait un froid
de canard. — Pourquoi de canard ? demanda le
docteur. — Gare aux étouffements, reprit le marquis.
Ma sœur ne sort jamais le soir. Du reste, elle est
assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez
pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre
cou\Te-chel. — Ce ne sont pas des étouftements a
frigore, dit sentencieusement Cottard. — Ah ! ah !
dit M. de Cambremer en s'inclinant, du moment que
c'est votre avis... — Avis au lecteur ! » dit le docteur
en glissant ses regards hors de son lorgnon pour
sourire. M. de Cambremer nt, mais, persuadé qu'il
144 ^ LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
avait raison, il insista. « Cependant, dit-il, chaque fois
que ma sœur sort le soir, elle a une crise. — Il est
inutile d'ergoter, répondit le docteur, sans se rendre
compte de son impolitesse. Du reste, je ne fais pas
de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé
en consultation. Je suis ici en vacances. » Il y était, du
reste, plus encore peut-être qu'il n'eût voulu. M. de
Cambremer lui ayant dit, en montant avec lui en
voiture : « Nous avons la chance d'avoir aussi près
de nous (pas de votre côté de la baie, de l'autre,
mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autre
célébrité médicale, le docteur du Bcuibon. » Cottard
qui d'habitude, par déontologie, s'abstenait de criti-
quer ses confrères, ne put s'empêcher de s'écrier,
comme il avait fait devant moi le jour funeste où nous
étions allés dans le petit Casino : « Mais ce n'est pas
un médecin. Il fait de la médecine littéraire, c'est de
la thérapeutique fantaisiste, du charla^^anisme.
D'ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendrais
le bateau pour aller le voir une fois si je n'étais
obligé de m'absenter. » Mais à l'air que prit Cottard
pour parler de du BouJbon à M. de Cambremer, je
sentis que le bateau avec lequel il fût allé volontiers
le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navire que,
pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre
médecin littéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi
toute leur clientèle), avaient Irété les docteurs de
Salerne, mais qui sombra avec eux pendant la
traversée. « Adieu, mon petit Saniette, ne manquez
pas de venir demain, vous savez que mon mari vous
aime beaucoup. Il aime votre esprit, votre intelli-
gence ; mais si, vous le savez bien, il aime prendre
des airs brusques, mais il ne peut pas se passer de
vous voir. C'est toujours la première question qu'il
me pose: «Est-ce que Saniette vient ? j'aime tant
le voir ! — Je n'ai jamais dit ça », dit M, Verdurin à
Saniette avec une franchise simulée qui semblait
SODOME ET GOMORRHE 145
concilier parfaitement ce que disait la Patronne
avec la façon dont traitait Sanictte. Puis regardant
sa montre, sans doute pour ne pas prolonger les
adieux dans l'humidité du soir, il recommanda aux
cochers de ne pas traîner, mais d'être prudents à
la descente, et assura que nous arriverions avant le
train. Celui-ci devait déposer les fidèles .'un à une
gare l'autre à une autre, en finissant par moi,
aucun autre n'allant aussi loin que Balbec, et en
commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne
pas taire monter leurs chevaux dans la nuit jusqu'à
la Raspelière, prirent le train avec nous à Donville-
Féterne. La station la plus rapprochée de chez eux
n'était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu dis-
tante du village, l'est encore plus du château, mais
la Sogne. En arrivant à la gare de Donville-Féterne,
M. de Cambremer tint à donner la « pièce », comme
disait Françoise, au cocher des Verdurin (justement
le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques),
car M. de Cambremer était généreux, et en cela
était plutôt « du côté de sa maman ». Mais, soit que
« le côté de son papa » intervînt ici, tout en donnant
il éprouvait le scrupule d'une erreur commise —
soit par lui qui, voyant mal, donnerait, par exemple,
un sou pour un franc, soit par le destinataire qui ne
s'apercevrait pas de l'importance du don qu'il lui
faisait. Aussi fit-il remarquer à celui-ci : « C'est bien
un franc que je vous donne, n'est-ce pas ? » en faisant
miroiter la pièce dans la lumière, et pour que les
fidèles pussent le répéter à M"^^ Verdurin. « N'est-ce
pas ? c'est bien vingt sous ? comme ce n'est qu'une
petite course... » Lui et M"^^ de Cambremer nous
quittèrent à la Sogne. « Je dira, à ma sœur, me répé-
ta-t-il, que vous avez des étouffements, je suis sûr
de l'intéresser. » Je compris qu'il entendait : de lui
faire plaisir. Quant à sa femme, elle employa, en
prenant congé de Uioi, deux de ces abréviations qui,
Vol. X. 10
146 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
même écrites, me choquaient alors dans une lettre,
bien qu'on s'y soit habitué depuis, mais qui, parlées,
me semblent encore, même aujourd'hui, avoir, dans
leur néeligé voulu, dans leur familiarité apprise,
quelque chose d'insupportablement pédant : « Con-
tente d'avoir passé la soirée avec vous, me dit-elle ;
amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. » En me
disant cette phrase, M^^e (jg Cambremer prononça
Saint-Loupe. Je n'ai jamais appris qui avait prononcé
ainsi devant elle, ou ce qui lui avait donné à croire
qu'il fallait prononcer ainsi. Toujours est-il que, pen-
dant quelques semaines, elle prononça Saint-Loupe, et
qu'un homme qui avait une grande admiration pour
elle et ne faisait qu'un avec elle fit de même. Si
d'autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient,
disaient avec force Saint-Loupe, soit pour donner
indirectement une leçon aux autres, soit pour se
distinguer d'eux. Mais sans doute, des femmes plus
brillantes que M™^ de Cambremer lui dirent, ou lui
firent indirectement comprendre, qu'il ne fallait pas
prononcer ainsi, et que ce qu'elle prenait pour de
l'originalité était une erreur qui la ferait croire peu
au courant des choses du monde, car peu de tem.ps
après M"!» de Cambremer redisait Saint-Lou, et son
admirateur cessait également toute résistance, soit
qu'elle l'eût chapitré, soit qu'il eût remarqué qu'elle
ne faisait plus sonner la finale, et s'était dit que,
pour qu'une lemme de cette valeur, de cette énergie
et de cette ambition, eût cédé, il fallait que ce fût à
bon escient. Le pire de ses admirateurs était son
mari. M™^ de Cambremer aimait à faire aux autres
des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt
qu'elle s'attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un
autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la
victime en riant. Comme le marquis était louche —
ce qui donne une intention d'esprit à la gaieté même
des imbéciles — l'effet de ce rire était de ramener
SODOMF ET GOMORRHE 147
un peu de pupille sur le blanc, sans cela complet,
de l'œil. Ainsi une éclaircie met un peu de bleu dans
un ciel ouaté de nuages. Le monocle protégeait, du
reste, comme un verre sur un tableau précieux, cetta
opération délicate. Quant à l'intention même du
ru^e, on ne sait trop si elle était aimable : « Ah !
gradin ! vous pouvez dire que vous êtes à envier.
Vous êtes dans les faveurs d'une femme d'un rude
esprit», ou rosse: «Hé bien, monsieur, j'espère
qu'on vous arrange, vous an avalez des couleuvres » ;
ou serviable : « Vous savez le suis là, je prends la
chose en riant parce que c'est pure plaisanterie,
mais je ne vous laisserais pas malmener » ; ou cruel-
lement comphce : « Je n'ai pas à mettre mon petit
grain de sel mais, vous voyez, je me tords de toutes
les avanies qu'elle vous prodigue. Je ngoie comme
un bossu, donc j'approuve, moi le mari. Aussi, s'il
vous prenait fantaisie de vous rebiffer, vous trouve-
riez à qui parler, mon petit monsieur. Je vous
administrerais d'abord une paire de claques, et
soignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt
de Chantepie. »
Quoi qu'il en fût de ces diverses interprétations
de la gaîté du mari, les foucades de la femme pre-
naient vite fin. Alors M. de Cambremer cessait de nre,
la prunelle momentanée disparaissait, et comme on
avait perdu depuis quelques minutes l'habitude de
l'œil tout blanc, il donnait à ce rouge Normand
quelque chose à la fois d'exsangue et d'extatique,
comme si le marquis venait d'être opéré ou s'il
implorait du ciel, sous aon monocle, les palmes du
martyie.
CHAPITRE TROISIÈME
Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les
stations du « Transatlantique ». Fatigué d'Alberiine,
je veux rompre avec elle.
Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur
jusqu'à mon étage non par le liftier, mais par le
chasseur louche, qui engagea la conversation pour
me raconter que sa sœur était toujours avec le
Monsieur si riche, et qu'une fois, comme elle avait
envie de retourner chez elle au lieu de rester sérieuse,
son Monsieur avait été trouver la mère du chasseur
louche et des autres enfants plus fortunés, 'aquelle
avait ramené au plus vite l'insensée chez son ami.
« Vous savez. Monsieur, c'est une grande dame que
ma sœur. Elle touche du piano, cause l'espagnol.
Et vous ne le croiriez pas, pour la sœur du simple
employé qui vous fait monter l'ascenseur, elle ne se
refuse rien ; Madame a sa femme de chambre à elle,
je ne serais pas épaté qu'elle ait un jour sa voiture.
Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop
fière, mais dame ! ça se comprend. Elle a beaucoup
d'esprit. Elle ne quitte jamais un hôtel sans se
soulager dans une armoire, une commode, pour
I50 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
laisser un petit souvenir à la femme de chambre qui
aura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture,
elle fait ça, et après avoir payé sa course, se cache
dans un coin, histoire de rire en voyant rouspéter
le cocher qui a à relaver sa voiture. Mon père était
bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère
ce prince indien qu'il avait connu autrefois. Naturel-
lement, c'est un autre genre. Mais la position est
superbe. S'il n'y avait pas les voyages, ce serait le
rêve. Il n'y a que moi jusqu'ici qui suis resté siir le
carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance est
dans ma famille ; qui sait si je ne serai pas un jour
président de la République ? Mais je vous fais
babiller (je n'avais pas dit une seule parole et je
commençais à m'endormir en écoutant les siennes).
Bonsoir, Monsieur. Oh ! merci. Monsieur. Si tout le
monde avait aussi bon cœur que vous il n'y aurait
plus de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il
faudra toujours qu'il y en ait pour que, maintenant
que je suis riche, je puisse un peu les emmerder.
Passez-moi l'expression. Bonne nuit. Monsieur. »
Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de
vivre, en dormant, des souffrances que nous considé-
rons comme nulles et non avenues parce qu'elles
seront ressenties au cours d'un sommeil que nous
croyons sans conscience.
En effet, ces soirs oîi je rentrais tard de la Raspe-
lière, j'avais très sommeil. Mais, dès que les froids
vinrent, je ne pouvais m'endormir tout de suite car
e feu éclairait comme si on eût allumé une lampe.
Seulement ce n'était qu'une flambée, et — comme
une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe
— sa trop vive lumière ne tardait pas à baisser ; et
j'entrais dans le sommeil, lequel est comme un second
appartement que nous aurions et où, délaissant le
nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à
lui, et nous y sommes quelquefois violemment
SODOME ET GOMORRHE T51
réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu
de nos oreilles, quand pourtant personne n'a sonné.
Il a ses dome^tiques, ses visiteurs particuliers qui
viennent nous chercher pour sortir, de sorte que
nous sommes prêts à nous lever quand force nous
est de constater, par notre presque immédiate trans-
migration dans l'autre appartement, celui de la
veille, que la cKambre est vide, que personne n'est
venu. La race qui l'habite, comme celle des premiers
humains, est androgyne. Un homme y apparaît au
bout d'un instant sous l'aspect d'une femme. Les
choses y ont une aptitude à devenir des hommes,
les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui
s'écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là,
est absolument différent du temps dans lequel
s'accomplit la vie de l'homme réveillé. Tantôt son
cours est beaucoup plus rapide, un quart d'heure
semble une journée ; quelquelois beaucoup plus long,
on croit n'avoir fait qu'un léger somme, on a dormi
tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descend
dans des profondeurs où le souvenir ne peut plus le
rejoindre et en deçà desquelles l'esprit a été obligé
de rebrousser -chemm.
L'attelage du sommeil, semblable à celui du soleil,
va d'un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut
plus l'arrêter aucune résistance, qu'il faut quelque
petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de
l'azur par quel Inconnu) pour attemdre le sommeil
régulier (qui sans cela n'aurait aucune raison de
s'arrêter et durerait d'un mouvement pareil jusque
dans les siècles des siècles) et le faire, d'une brusque
courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, tra-
verser .es régions voisines de la vie — où bientôt
le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque
vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que
déformées — et atterrir brusquement au réveil. 1
Alors de ces sommeils profonds on s'éveille dans une l
152 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
aurore, ne sachant qui on" est, n'étant personne, neuf,
prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé
qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus
beau encore quand l'atterrissage du réveil se fait
brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées
par une chape d'oubU, n'ont pas le temps de revenir
progressivement avant que le sommeil ne cesse.
Alors du noir orage qu'il nous semble avoir traversé
(mais nous ne disons même pas nous) nous sortons
gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans
contenu. Quel coup de marteau l'être ou la chose
qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite
jusqu'au moment où la mémoire accourue lui rend
la conscience ou la personnalité ? Encore, pour ces
deux genres de réveil, faut-il ne pas s'endormir,
même profondément, sous la loi de l'habitude. Car
tout ce que l'habitude enserre dans ses filets, elle le
surveille, il faut lui échapper, prendre le sommeil au
moment où on croyait faire tout autre chose que
dormir, prendre en un mot un sommeil qui ne demeure
pas sous la tutelle de la prévoyance^ avec la compa-
gnie, même cachée, de la réflexion.
Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les
décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens
quand j'avais dîné la veille à la Raspelière, tout se
passait comme s'il en était ainsi, et je peux en témoi-
gner, moi l'étrange humain qui, en attendant que
la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du
monde, reste immobile comme un hibou et, comme
celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres.
Tout se passe comme s'il en était ainsi, mais peut-
être seule une couche d'étoupe a-t-elle empêché le
dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souve-
nirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce
qui peut, du reste, s'expliquer aussi bien dans le
premier système, plus vaste, plus mystérieux, plus
astral) au moment où le réveil se produit, le dormeur
SODOME ET GOMORRHE 153
entend une voix intérieure qui lui dit : a Viendrez-
vous à ce dîner ce soir, cher ami ? comme ce serait
agréable ! » et pense : « Oui, comme ce sera agréable,
j'irai » ; puis, le réveil s'accentuant, il se rappelle
soudain : « Ma grand' mère n'a plus que quelques
semaines à vivre, assure le docteur. » Il sonne, il
pieure à l'idée que ce ne sera pas, comme autrefois,
sa grand' mère, sa grand 'mère mourante, mais un
indifférent valet de chambre qui va venir lui répondre.
Du reste, quand le sommeil l'emmenait si loin hors\
du monde habité par le souvenir et la pensée, à
travers un éther où il était seul, plus que seul, n'ayant
même pas ce compagnon où l'on s'aperçoit soi-même,
il était hors du temps et de ses mesures. Déjà le
valet de chambre entre, et il n'ose lui demander
l'heure, car il ignore s'il a dormi, combien d'heures
il a dormi (il se demande si ce n'est pas combien de
jours, tant il revient le corps rompu et l'esprit
reposé, le cœur nostalgique, comme d'un voyage
trop lointain pour n'avoir pas duré longtemps).
Certes on peut prétendre qu'il n'y a qu'un temps,
poiu: la futile raison que c'est en regardant ia pendule
qu'on a constaté n'être qu'un quart d'heure ce
qu'on avait cru une journée. Mais au moment où
on le constate, on est justement un homme éveillé,^
plongé dans le temps des hommes éveillés, on a'
déserté l'autre temps. Peut-être même plus qu'un
autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu'on a dans
le sommeil, on ne les fait pas ûgurer dans le compte
des plaisirs éprouvés au cours de l'existence. Pour
ne faire allusion qu'au plus vulgairement sensuel de
tous, qui de nous, au réveil, n a ressenti quelque
agacement d'avoir éprouvé, en dormant, un plaisir
que, si l'on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut
plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce
jour-là ? C'est comme du bien perdu. On a eu du
plaisir dans une autre vie qui n'est pas la nôtre.
154 -^ LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Souffrances et plaisirs du rêve (qui généralement
s'évanouissent bien vite au réveil), si nous les faisons
figurer dans un budget, ce n'est pas dans celui de la
vie courante.
J'ai dit deux temps ; peut-être n'y en a-t-il qu'un
seul, non que celui de l'homme éveillé soit valable
pour le dormeur mais peut-être parce que l'autre
vie, celle où on dort, n'est pas —7- dans sa partie
profonde — soumise à la catégorie du temps. Je me
le figurais quand, aux lendemains des dîners à la
Raspelière, je m'endormais si complètement. Voici
pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil,
en voyant qu après que j'avais sonné dix fois, le
valet de chambre n'était pas venu. A la onzième
il entrait. Ce n'était que la première. Les dix autres
n'éta.ent que des ébauches, dans mon sommeil qui
i durait encore, du coup de sonnette que je voulais.
' Mes mains gourdes n'avaient seulement pas bougé.
^ Or ces matins-là (et c'est ce qui me fait dire que le
somme! .gnore peut-être la loi du temps), mon effort
pour m'éveilier consistait surtout en un effort pour
faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que
je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n'est
pas tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous
avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut
nous fournir aucun point de repère. Et si nous n'en
trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer
dans le temps, nous nous rendormons pour cmq
minutes, qui nous semblent trois heures.
J'ai tou)ours dit — et expérimenté — que le plus
puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir
dormi proiondémeni deux heures, s'être battu avec
tant de géants, et avoir noué pour toujours tant
d'amitiés, il est bien plus diflicile de s'éveiller qu'après
avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi,
raisonnant de l'un à l'autre, je lus surpris d'apprendre
par le philosophe» norvégien, qui le tenait de M.
SODOME ET GOMORRHE 155
Boutroux, « son éminent collègue — pardon, son
contrère », — ce que M. Bergson pensait des altéra-
tions particulières de la mémoire dues aux hypno-
tiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à
M. Boutroux, à en croire le philosophe norvé;^ien, les
hypnotiques pris de temps en temps, à doses modé-
rées, n'ont pas d'influence sur cette solide mémoire
de notre vie de tous les jours, si bien mstallée en nous.
Mais il est d'autres mémoires, plus hautes, plus
instables aussi. Un de mes collègues fait un cours
d'histoire ancienne. Il m'a dit que si, la veille, il avait
pris un cachet pour dormir, il avait de la peine,
pendant son cours, à retrouv^er les citations grecques
dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recom-
mandé ces cachets lui assura qu'ils étaient sans
influence sur la mémoire. « C'est peut-être que vous
n'avez pas à faire de citations grecques », lui avait
répondu l'historien, non sans un orguei; moqueur. »
Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et
M, Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien,
pourtant si profond et si clair, si passionnément
attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon
expérience m'a donné des résultats opposés.
Les moments d'oubh qui suivent, le lendemain,
l'ingestion de certains narcotiques ont une ressem-
blance partielle seulement, mais troublante, avec
l'oubli qui règne au cours d'une nuit de sommeil
naturel et profond. Or, ce que j'oublie dans l'un et
l'autre cas, ce n'est pas tel vers de Baudelaire qui me
fatigue plutôt, « ainsi qu'un tympanon », ce n'est
pas tel concept d'un des philosophes cités, c'est la
réalité elle-même des choses vulgaires qui m'entou-
rent — SI je dors — et dont la non-percept'on fait
de moi un fou ; c est, si je suis éveiilé et sors à la
suite d'un sommeil artificiel, non pas le système de
Porphyre ou de Plotin, dont je puis discuter aussi
bien qu'un autre jour, mais la réponse que j'ai
156 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
promis de donner à une invitation, au souvenir de
laquelle s'est substitué un pur blanc. L'idée élevée
est restée à sa place ; ce que l'hypnotique a mis
hors d'usage c'est le pouvoir d'agir dans les petites
choses, dans tout ce qui demande de l'activité pour
ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir
de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu'on peut
dire de la survie après la destruction du cerveau, je
remarque qu'à chaque altération du cerveau corres-
pond un fragment de mort. Nous possédons tous nos
souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit
d'après M. Bergson le grand philosophe norvégien,
dont je n'ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore,
d'imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler.
Mais qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle
pas ? Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappe-
lons pas nos souvenirs des trente dernières années ;
mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors
s'arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger
jusqu'au delà de la naissance cette vie antérieure ?
Du moment que je ne connais pas toute une partie
des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu'ils
me sont invisibles, que je n'ai pas la faculté de les
appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse
inconnue de moi, il n'y en a pas qui remontent à
bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en
moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne
me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait
puisque je n'ai pas la faculté de rien voir) peut porter
sur une vie que j'ai vécue dans le corps d'un autre
homme, même sur une autre planète. Un même oubh
eiïace tout. Mais alors que signifie cette immortalité
de l'âme dont le philosophe norvégien afiirmait la
réalité ? L'être que je serai après la mort n'a pas plus
de raisons de se souvenir de l'homme que je "suis
depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient
de ce que j'ai été avant elle.
SODOME ET GOMORRHE 157
Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas
que j'avais sonné plusieurs fois, car je me rendais
compte que je n'avais fait jusque-là que le rêve que
je sonnais. J'étais effrayé pourtant de penser que ce
rêve avait eu la netteté de la connaissance. La con-
naissance aurait-elle, réciproquement, l'irréalité du
s rêve ?
En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné
cette nuit. Il me disait : personne, et pouvait l'affir-
mer, car le « tableau » des sonneries eût marqué.
Pourtant j'entendais les coups répétés, presque
furieux, qui vibraient encore dans mon oreille et
devaient me rester perceptibles pendant plusieurs
jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsi
dans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas
avec lui. On peut compter ces aérolithes. Si c'est
une idée que le sommeil a forgée, elle se dissocie très
vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, là, le
sommeil avait fabriqué des sons. Plus matériels et
plus simples, ils duraient davantage.
J'étais étonné de l'heure relativement matinale
que me disait le valet de chambre. Je n'en étais
pas moins reposé. Ce sont les sommeils légers qui
ont une longue durée, parce qu'intermédiaires entre
la veille et le sommeil, gardant de la première une
notion un peu effacée mais permanente, il leur faut
infiniment plus de temps pour nous reposer qu'tin
sommeil profond, lequel peut être court. Je me
sentais bien à mon aise pour une autre raison. S'il
suffit de se rappeler qu'on s'est fatigué pour sentir
péniblement sa fatigue, se dire : « Je me suis reposé »
suffit à créer le repos. Or j'avais rêvé que M. de
Charlus avait cent dix ans et venait de donner une
paire de claques à sa propre mère ; de M™« Verdurin,
qu'elle avait acheté cinq milliards un bouquet de
violettes ; j'étais donc assuré d'avoir dormi profon-
dément, rêvé à rebours de mes notions de la veille
158 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
et de toutes les possibilités de la vie courante ; cela
suffisait pour que je me sentisse tout reposé.
J'aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait
comprendre l'assiduité de M. de Charlus chez les
Verdurm, si je lui avais raconté (précisément le jour
où avait été commandée la toque d'Albertine, sans
rien lui en dire et pour qu'elle en eût la surprise)
avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un
salon au Grand-Hôtel de Balbec. L'invité n'était
autre que le valet de pied d'une cousine des Cambre-
mer. Ce valet de pied était habillé avec une grande
élégance et, quand il traversa le hall avec le baron,
il « fit homme du monde » aux yeux des touristes,
comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes
chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule
les degrés du temple à ce moment, parce que c'était
celui de la relève, ne firent pas attention aux deux
arrivants, dont l'un, M. de Ch /lus, tenait, en bais-
sant les yeux, à montrer qu'il leur en accordait très
peu. Il avait l'air de se frayer un passage au milieu
d'eux. « Prospérez, cher espoir d'une nation sainte »,
dit-il en se rappelant des vers de Racine, cités dans
un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le valet
de pied, peu au courant des classiques. M. de Charlus
ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil
à ne pas tenir compte des questions et à marcher
droit devant lui comme s'il n'y avait pas eu d'autres
cHents de l'hôtel et s'il n'existait au monde que lui,
baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de
Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit
dégoûté et n'ajouta pas, comme elle: «il faut les
appeler », car ces jeunes enfants n'avaient pas encore
atteint l'âge où le sexe est entièrement formé et
qu plaisait à M. de Charlus.
D'ailleurs, s'il avait écrit au valet de pied de
M°»« de Chevregny, parce qu'il ne doutait pas de sa
docihté, il l'avait espéré plus viril. Il le trouvait, à
SODOME ET GOMORRHE 159
le voir, plus efféminé qu'il n'eût voulu. Il lui dit
qu'il aurait cru avoir affaire à quelqu'un d'autre, car
il connaissait de vue un autre valet de pied de M™^ de
Chevregny, qu'en effet il avait remarqué sur la
voiture. C'était une espèce de paysan fort rustaud,
tout l'opposé de celui-ci, qui, estimant au contraire
ses mièvreries autant de supériorités et ne doutant
pas que ce fussent ces qualités d'homme du monde
qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même
pas de qui le baron voulait parler, « Mais je n'ai
aucun camarade qu'un que vous ne pouvez pas avoir
reluqué, il est affreux, il a l'air d'un gros paysan. »
Et à l'idée que c'était peut-être ce rustre que le
baron avait vu, il éprouva une piqûre d'amour-
propre. Le baron la devina et, élargissant son en-
quête : « Mais je n'ai pas fait un vœu spécial de ne
connaître que des gens de M^^e de Chevregny, dit-il.
Est-ce que ici, ou à Paris puisque vous partez
bientôt, vous ne pourriez pas me présenter beaucoup
de vos camarades d'une maison ou d'une autre ?
— Oh ! non ! répondit le valet de pied, je ne fréquente
personne de ma classe. Je ne leur parie que pour le
service. Mais il y a quelqu'un de très bien que je
pourrai vous faire connaître. — Qui ? demanda le
baron. — Le prince de Guermantes. » M. de Charlus
fut dépité qu'on ne lui offrit qu'un homme de cet
âge, et pour lequel, du reste, il n'avait pas besoin de
la recommandation d'un valet de pied. Aussi déclina-
t-il l'offre d'un ton sec et, ne se laissant pas découra-
ger par les prétentions mondaines du larbin, recom-
mença à lui expliquer ce qu'il voudrait, le genre, le
type, soit un jockey, etc.. Craignant que le notaire,
qui passait à ce moment-là, ne l'eût entendu, il crut
fin de montrer qu'il parlait de tout autre chose
que de ce qu'on aurait pu croire et dit avec insistance
et à la cantonade, mais comme s'il ne faisait que
continuer sa conversation : a Oui, malgré mon âge
i6o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
j'ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis
bibelots, je fais des folies pour un vieux bronze, pour
un lustre ancien. J'adore le Beau. »
Mais pour faire comprendre au valet de pied le
changement de sujet qu'il avait exécuté si rapide-
ment, M. de Charlus pesait tellement sur chaque
mot, et de plus, pour être entendu du notaire, il les
criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût su£6 à
déceler ce qu'il cachait pour des oreilles plus averties
que celles de l'officier ministériel. Celui-ci ne se douta
de rien, non plus qu'aucun autre chent de l'hôtel,
qui virent tous un élégant étranger dans le valet de
pied si bien mis. En revanche, si les hommes du
monde s'y trompèrent et le prirent pour un Américain
très chic, à peine parut-il devant les domestiques
qu'il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît
un forçat, même plus vite, flairé à distance comme
un animal par certains animaux. Les chefs de rang
levèrent l'œil. Aimé jeta un regard soupçonneux.
Le sommelier, haussant les épaules, dit derrière sa
main, parce qu'il crut cela de la politesse, une phrase
désobligeante que tout le monde entendit.
Et même notre vieille Françoise, dont la vue bais-
sait et qui passait à ce moment-là au pied de l'esca-
lier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête,
reconnut un domestique là où des convives de l'hôtel
ne le soupçonnaient pas — comme la vieille nourrice
Euryclée reconnaît Ulysse bien avant les prétendants
assis au festin — et, voyant marcher familièrement
avec lui M. de Charlus, eut une expression accablée,
comme si tout d'un coup des méchancetés qu'elle
avait entendu dire et n'avait pas crues eussent
acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle
ne me parla jamais, ni à personne, de cet incident,
mais il dut faire faire à son cerveau un travail consi-
dérable, car plus tard, chaque fois qu'à Paris elle
eut roccasion de voir Jupien, qu'elle avait jusque-là
SODOME ET GOMORRHE i6i
tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse,
mais qui avait refroidi et était toujours additionnée
d'une forte dose de réserve. Ce même incident
amena au contraire quelqu'un d'autre à me faire une
confidence ; ce fut Aimé, Quand j'avais croisé M. de
Charlus, celui-ci, qui n'avait pas cru me rencontrer,
me cria, en levant la main : « bonsoir », avec l'indif-
férence, apparente du moins, d'un grand seigneur
qui se croit tout permis et qui trouve plus habile
d'avoir l'air de ne pas se cacher. Or Aimé, qui, à ce
moment, l'observait d'un œil méfiant et qui vit que
je saluais le compagnon de celui en qui il était cer-
tain de voir un domestique, me demanda le soir même
qui c'était.
Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer
ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer
le caractère selon lui philosophique de ces causeries,
à « discuter » avec moi. Et comme je lui disais
souvent que j'étais gêné qu'il restât debout près de
moi pendant que je dînais au lieu qu'il pût s'asseoir
et partager mon repas, il déclarait qu'il n'avait jamais
vu un client ayant « le raisonnement aussi juste ». Il
causait en ce moment avec deux garçons. Ils m'a-
vaient salué, je ne savais pas pourquoi ; leurs visages
m'étaient inconnus, bien que dans leur conversation
résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle.
Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs
fiançailles, qu'il désapprouvait. Il me prit à témoin,
je dis que je ne pouvais avoir d'opinion, ne les con-
naissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu'ils
m'avaient souvent servi à Rivebelle. IVIais l'un avait
laissé pousser sa moustache, l'autre l'avait rasée et
s'était fait tondre ; et à cause de cela, bien que ce
fût leur tête d'autrefois qui était posée sur leurs
épaules (et non une autre, comme dans les restaurations
fautives de Notre-Dame), elle m'était restée aussi
invisible que ces objets qui échappent aux perquisi-
i62 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
lions les plus minutieuses, et qui traînent simplement
aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur
une cheminée. Dès que le sus leur nom, |e reconnus
exactement !a musique incertaine de leur voix parce
que je revis leur anoen visage qui la déterminait.
« Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas
l'anglais ! » me dit Aimé, qui ne songeait pas que
j'étais peu au courant de la proiession hôtelière et
comprenais mal que, si on ne sait pas les langues
étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.
Moi qui croyais qu'il saurait aisément que le
nouveau dîneur était M, de Charlus, et me figurais
même qu'il devait se le rappeler, .'ayant servi dans
la salle à manger quand le baron était venu, pendant
mon premier séjour à Balbec, voir M™*^ de Villeparisis,
je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se
rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut
lui produire une impression profonde. Il me dit
qu'il chercherait le lendemain dans ses affaires une
lettre que je pourrais peut-être lui exphquer. Je fus
d'autant plus étonné que M. de Charlus, quand il
avait voulu me donner un hvre de Bergotte, à Balbec,
ia première année, avait fait spécialement demander
Aimé, qu'il avait dû retrouver ensuite dans ce res-
taurant de Paris où j'avais déjeuné avec Saint-Loup
et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous
espionner. Il est vrai qu'Aimé n'avait pu accomplir
en personne ces missions, étant, une fois, couché et,
la seconde fois, en train de servir. J'avais pourtant de
grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne
pas connaître M. de Charlus. D'une part, il avait dû
convenir au baron. Comme tous les chefs d'étage de
l'hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre
du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une
race plus ancienne que celle du prmce, donc plus
noble. Quand on demandait un salon, on se croyait
d'abord seul. Mais bientôt dans l'office on apercevait
SODOME ET GOMORRHE 163
un sculptural maître d'hÔtel, de ce genre étrusque
roux dont Aimé était le type, un peu vieilli par les
excès de Champagne et voyant venir l'heure néces-
saire de l'eau de Contrexé ville. Tous les clients ne
leur demandaient pas que de les servir. Les commis,
qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par
une maîtresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé
leur reprochait-il de n'être pas sérieux. Il en avait
le droit. Sérieux, lui l'était. Il avait une femme et des
enfants, de l'ambition pour eux. Aussi les avances
qu'une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne
les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car
le travail doit passer avant tout. Il avait tellement
le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que je
le soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le
connaître. Je me trompais. C'est en toute vérité que
le groom avait dit au baron qu'Aimé (qui lui avait
passé un savon le lendemain) était couché (ou sorti),
et l'autre fois en train de servir. Mais l'imagination
suppose au delà de la réalité. Et l'embarras du groom
avait probablement excité chez M, de Charlus,
quant à la sincérité de ses excuses, des doutes qui
avaient blessé chez lui des sentiments qu'Aimé ne
soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait
empêché Aimé d'aller à la voiture où M. de Charlus
qui, je ne sais comment, s'était procuré la nouvelle
adresse du maître d'hôtel, avait éprouvé une nouvelle
déception. Aimé, qui ne l'avait pas remarqué,
éprouva un étonnement qu'on peut concevoir, quand,
le soir même du jour où j'avais déjeuné avec Saint-
Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre lermée par un
cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai
ici quelques passages comme exemple de folie unila-
térale chez un homme intei igent s'adressant à un
imbécile sensé. « Monsieur, je n'ai pu réussir, malgré
des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant
inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir
i64 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
que vous écoutiez les quelques explications que vous
ne me demandiez pas mais que je croyais de ma dignité
et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici
ce qu'il eût été plus aisé de vous dire de vive voix.
Je ne vous cacherai pas que, la première fois que je
vous ai vu à Balbec, votre figure m'a été franchement
antipathique. » Suivaient alors des réflexions sur la
ressemblance — remarquée le second jour seulement
— avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu
une grande affection. « J'avais eu alors un moment
l'idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre
profession, venir, en faisant avec moi les parties de
cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma
tristesse, me donner l'illusion qu'il n'était pas mort.
Quelle que soit la nature des suppositions plus ou
moins sottes que vous avez probablement faites et
plus à la portée d'un serviteur (qui ne mérite même
pas ce nom puisque il n'a pas voulu servir) que la
compréhension d'un sentiment si élevé, vous avez
probablement cru vous donner de l'importance,
ignorant qui j'étais et ce que j'étais, en me faisant
répondre, quand je vous faisais demander un Uvre,
que vous étiez couché ; or c'est une erreur de croire
qu'un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce,
dont vous êtes d'ailleurs entièrement dépourvu.
J'aurais brisé là si par hasard, le lendemain matin,
je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec
mon pauvre ami s'accentua tellement, faisant
disparaître jusqu'à la forme insupportable de votre
menton proéminent, que je compris que c'était le
défunt qui à ce moment vous prêtait de son expres-
sion si bonne afin de vous permettre de me ressaisir,
et de vous empêcher de manquer la chance unique qui
s'offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas,
puisque tout cela n'a plus d'objet et que je n'aurai
plus l'occasion de vous rencontrer en cette vie,
mêler à tout cela de brutales questions d'intérêt.
SODOME ET GOMORRHE 165
j'aurais été trop heureux d'obéir à la prière du
mort (car je crois à la communion des saints et à
leur velléité d'intervention dans le destin des vivants),
d'agir avec vous comme avec lui, qui avait sa voi-
ture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel
que je consacrasse la plus grande partie de mes
revenus puisque je l'aimais comme un fils. Vous en
avez décidé autrement. A ma demande que vous me
rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous
aviez à sortir. Et ce matin, quand je vous a: fait
demander de venir à ma voiture, vous m'avez, si je
peux parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troi-
sième fois. Vous m'excuserez de ne pas mettre dans
cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais
vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop
pénible de m'en tenir à l'égard de quelqu'un avec
qui j'avais cru un moment tout partager. Tout au
plus pourriez-vous m'éviter de faire auprès de vous,
dans votre restaurant, une quatrième tentative
inutile et jusqu'à laquelle ma patience n'ira pas.
(Et ici M, de Charlus donnait son adresse, l'indication
des heures où on le trouverait, etc..) Adieu, Monsieur.
Commxe je crois que, ressemblant tant à l'ami que
j'ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide,
sans quoi la physiognomonie serait une science
fausse, je suis persuadé qu'un jour, si vous repensez
à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque
regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que
bien sincèrement je n'en garde aucune amertume.
I J'aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un
I moins mauvais souvenir que cette troisième démar-
I che inutile. Elle sera vite oubliée. Nous sommes
\ comme ces vaisseaux que vous avez diî apercevoir
parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment ;
il eiJt pu y avoir avantage pour chacun d'eux à
stopper ; mais l'un a jugé différemment ; bientôt ils
ne s'apercevront même plus à l'horizon, et la ren-
i66 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
contre est effacée ; mais avant cette séparation défi-
nitive, chacun salue l'autre, £t c'est ce que fait ici,
Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le
Baron de Charlus. »
Aimé n'avait pas même lu cette lettre jusqu'au
bout, n'y comprenant rien et se méfiant d'une mys-
tification. Quand je lui eus expliqué qui était le
baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce
regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne jure-
rais même pas qu'il n'eût alors écrit pour s'excuser
à un homme qui donnait des voitures à ses amis.
Mais dans l'intervalle M. de Charlus avait fait la
connaissance de Morel. Tout au plus, les relations
avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus
recherchait-il parfois, pour un soir, une compagnie
comme celle dans laquelle je venais de le rencontrer
dans le hall. Mais il ne pouvait plus détourner de
Morel le sentiment violent qui, libre quelques années
plus tôt, n'avait demandé qu'à se fixer sur Aimé et
qui avait dicté la lettre dont j'étais gêné pour M. de
Charlus et que m'avait montrée le maître d'hôtel.
Elle était, à cause de l'amour antisocial qu'était
celui de M. de Charlus, un exemple plus frappant de
la force insensible et puissante qu'ont ces courants
de la passion et par lesquels l'amoureux, comme un
nageur entraîné sans s'en apercevoir, bien vite perd
de vue la terre. Sans doute l'amour d'un homme
normal peut aussi, quand l'amoureux, par l'inter-
vention successive de ses désirs, de ses regrets, de
ses déceptions, de ses projets, construit tout un
roman sur une femme qu'il ne connaît pas, permettre
de mesurer un assez notable écartement de deux
branches de compas. Tout de même un tel écarte-
ment était singulièrement élargi par le caractère
d'une passion qui n'est pas généralement partagée
et par la ^différence des conditions de M. de Charlus
et d'Aimé.
SODOME ET GOMORRHE 167
Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s'était
décidée à se remettre à la peinture et avait d'abord
choisi, pour travailler, l'église Saint- Jean de la
Haise qui n'est plus fréquentée par personne et est
connue de très peu, difficile à se faire indiquer,
impossible à découvrir sans être guidé, longue à
atteindre dans son isolement, à plus d'une demi-
heure de la station d'Éprcville, les dernières maisons
du village de Quetteholme depuis longtemps passées.
Pour le nom d'Épre ville, je ne trouvai pas d'accord
le hvre du curé et les renseignements de Brichot.
D'après l'un, Épreville était l'ancienne Sprevilla ;
l'autre indiquait comme étymologie Aprivilla. La
première fois nous primes un petit chemin de fer
dans la direction opposée à Féterne, c'est-à-dire vers
Grattevast. Mais c'était la canicule et c'avait déjà
été terrible de partir tout de suite après le déjeuner.
J'eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt ; l'air lumineux
et brijlant éveillait des idées d'indolence et de rafraî-
chissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère et
à moi, selon leur exposition, à des températures
inégales, comme des chambres de balnéation. Le
cabinet de toilette de maman, festonné par le soleil,
d'une blancheur éclatante et mauresque, avait l'air
plongé au fond d'un puits, à cause des quatre murs
en plâtras sur lesquels il donnait, tandis que tout
en haut, dans le carré laissé vide, le ciel, dont on
voyait glisser, les uns par-dessus les autres, les flots
moelleux et superposés, semblait (à cause du désir
qu'on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l'envers
dans quelque giace accrochée à la fenêtre, une piscine
pleine d'une eau bleue, réservée aux ablutions.
Malgré cette brillante température, nous avions été
prendre le train d'une heure. Mais Albertine avait
eu très chaud dans le wagon, plus encore dan= le long
trajet à pied, et j'avais peur qu'elle ne prît froid en
restant ensuite immobile dans ce creux humide que
i68 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
le soleil n'atteint pas. D'autre part, et dès nos
premières visites à Elstir, m'étant rendu compte
qu'elle eût apprécié non seulement le luxe, mais
même un certain confort dont son manque d'argent
la privait, je m'étais entendu avec un loueur de
Balbec afin que tous les jours une voiture vînt nous
chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions
par la forêt de Chantepie. L'invisibilité des innom-
brables oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s'y
répondaient à côté de nous dans les arbres donnait la
même impression de repos qu'on a les yeux fermés.
A côté d'Albertine, enchaîné par ses bras au fond de
la voiture, j'écoutais ces Océanides. Et quand par
hasard j'apercevais l'un de ces musiciens qui passaient
d'une feuille sous une autre, il y avait si peu de lien
apparent entre lui et ses chants que je ne croyais pas
voir la cause de ceux-ci dans le petit corps sautillant,
humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvait
pas nous conduire jusqu'à l'église. Je la faisais
arrêter au sortir de Quetteholme et je disais au
revoir à Albertine. Car elle m'avait effrayé en me
disant de cette église comme d'autres monuments,
de certains tableaux : « Quel plaisir ce serait de voir
cela avec vous ! » Ce plaisir-là, je ne me sentais pas
capable de le donner. Je n'en ressentais devant les
belles choses que si j'étais seul, ou feignais de l'être
et me taisais. Mais puisqu'elle avait cru pouvoir
éprouver, grâce à moi, des sensations d'art qui ne se
communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de
lui dire que je la quittais, viendrais la rechercher à la
fin de la journée, mais que d'ici là il fallait que je
retournasse avec la voiture faire une visite à M°»«
Verdurin ou aux Cambremer, ou même passer une
heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin.
Du moins, les premiers temps. Car Albertine m'ayant
une fois dit par caprice : « C'est ennuyeux que la
nature ait si mal l'ait les choses et qu'elle ait mis
SODOME ET GOMORRHE 169
Saint-Jean de la Haise d'un côté, la Raspelière d'un
autre, qu'on soit pour toute !a journée emprisonnée
dans l'endroit qu'on a choisi « ; dès que i'eus reçu la
toque et le voile, je commandai, pour mon malheur,
une automobile à Saint- Fargeau [Sanctus Ferreolus
selon le livre du curé). Albertine, laissée par moi dans
l'ignorance, et qui était venue me chercher, fut
surprise en entendant devant l'hôtel le ronflement
du moteur, ravie quand elle sut que cette auto était
pour nous. Je la fis monter un instant dans ma cham-
bre. Elle sautait de joie. « Nous allons faire une visite
aux Verdurin ? — Oui, mais il vaut mieux que vous
n'y alliez pas dans cette tenue puisque vous allez
avoir votre auto. Tenez, vous serez mieux amsi. »
Et je sortis la toque et le voile, que j'avais cachés.
« C'est à moi ? Oh ! ce que vous êtes gentil », s'écria-
t-elle en me sautant au cou. Aimé, nous rencontrant
dans l'escalier, fier de l'élégance d'Albertine et de
notre moyen de transport, car C3S voitures étaient
assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre
derrière nous. Albertine, désirant être vue un peu
dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever
la capote, qu'on baisserait ensuite poiu* que nous
soyons plus hbrement ensemble. « Allons, dit Aimé
au mécanicien, qu'il ne connaissait d'ailleurs pas et
qui n'avait pas bougé, tu n'entends pas qu'on te dit
de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé par la vie
d'hôtel, 011 il avait conquis, du reste, un rang éminent,
n'était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour
qui Françoise était une « dame » ; malgré le manque
de présentation préalable, les plébéiens qu'il n'avait
jamais vus il les tutoyait, sans qu'on sût trop si
c'était de sa part dédain aristocratique ou fraternité
populaire. « Je ne suis pas fibre, répondit le chauffeur
qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour
Mii« Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. »
Aimé s'esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot.
I70 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
répondit-il au mécanicien, qu'il convainquit aussitôt,
c'est ,ustement M^i® Simonet, et Monsieur, qui
te commande de lever ta capote, est iustement
ton patron. » Et comme Aimé, quoique n'ayant pas
personnellement de sympathie pour Albertine, était
à cause, de moi fier de la toilette qu'elle portait, il
glissa au chauffeur : « T'en conduirais bien tous les
jours, hein ! si tu pouvais, des pnncesses comme ça ! »
Cette première fois, ce ne fut pas moi seul qui pus
aller à la Raspelière, comme je fis d'autres jours
pendant qu' Albertine peignait; elle voulut y venir
avec moi. Elle pensait bien que nous pourrions nous
arrêter çà et là sur la route, mais croyait impossible
de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise,
c'est-à-dire dans une autre direction, et de faire une
promenade qui semblait vouée à un jour différent.
Elle apprit au contraire du mécanicien que rien n'était
plus facile que d'aller à Saint-Jean où il serait en
vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si
nous le voulions, plusieurs heures, ou pousser beau-
coup plus ioin,-'car de Ouetteholme à la Raspelière
il ne mettrait pas plus de trente-cinq minutes. Nous
le comprîmes dès que la voiture, s'élançant, franchit
d'un seul bond vingt pas d'un excellent cheval. Les
distances ne sont que le rapport de l'espace au temps
et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que
nous avons à nous rendre à un endroit, dans un sys-
tème de heues, de kilomètres, qui devient faux dès
que cette difficulté dimmue. L'art en est aussi
modifié, puisqu'un village, qui semblait dans un autre
monde que tei autre, devient son voisin dans un
paysage dont les dimensions sont changées. En tout
cas, apprendre qu il existe peut-être un univers oti
2 et 2 tont 5 et où la ligne droite n'est pas le chemin
le plus court d'un point à un autre, eût beaucoup
moins étonné Albertine que d'entendre le mécanicien
lui dire qu'il était iacile d'aller dans une même
SODOME ET GOMORRHE 171
après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Douville
et Quetteholme, Saint-Mars-^e- Vieux et Saint-Mars-
le-Vêtu, Gourville et Balbec-le- Vieux, Tourville et
Féterne prisonniers aussi hermétiquement entermés
jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis
Méséglise et Guermantes, et sur lesquels les mêmes
yeux ne pouvaient se poser dans un seul après-midi,
délivrés maintenant par le géant aux bottes de sept
lieues, vinrent assembler autour de l'heure de notre
goûter leurs clochers et leurs tours, leurs vieux jardms
que le bois avoisinant s'empressait de découvrir.
Arrivée au bas de la route de la Corniche l'auto
monta d'un seul trait, avec un bruit continu comme
un couteau qu'on repasse, tandis que la mer, abaissée,
s'élargissait au-dessous de nous. Les ma. sons an-
ciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en
tenant serrés contre elles leur vigne ou leur rosier •
les sapins de la RaspeHère, plus agités que quand
s'élevait le vent du soir, coururent dans tous les
sens pour nous éviter, et un domestique nouveau que
je n'avais encore jamais vu vint nous ouvrir au
perron, pendant que le fils du jardinier, trahissant des
dispositions précoces, dévorait des yeux la place du
moteur. Comme ce n'était pas un lundi, nous ne
savions pas si nous trouverions M'"^ Verdurin, car
sauf ce jour-là, où elle recevait, il était imprudent
d'aller la voir à l'improviste. Sans doute elle restait
chez elle « en principe », mais cette expression, que
M"*® Swann employait au temps où elle cherchait
elle aussi à se faire son petit clan et à attirer les
chents en ne bougeant pas, dût-elle souvent ne pas
faire ses frais, et qu'elle traduisait avec contresens
en « par principe », signifiait seulement a en régie
générale », c'est-à-dire avec de nombreuses exceptions.
Car non seulement M™« Verdurin aimait à sortir,
mais elle poussait fort loin les devoirs de l'hôtesse,
et quajid elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt
172 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
après le café, les liqueurs et les cigarettes (malgré
le premier engourdissement de la chaleur et de la
digestion où on eût niieux aimé, à travers les feuil-
lages de !a terrasse, regarder le paquebot de Jersey
passer sur la mer d'émail), le programme comprenait
une suite de promenades au cours desquelles les
convives, installés de force en voiture, étaient emme-
nés malgré eux vers l'un ou l'autre des pomts de vue
qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxième
partie de la fête n'était pas, .du reste (l'effort de se
lever et de monter en voiture accompli), celle qui
plaisait le moins aux invités, déjà préparés par les
mets succulents, les vins fins ou le cidre mousseux,
à se laisser facilement griser par la pureté de la brise
et la magnificence des sites. M°ie Verdurin faisait
visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des
annexes (plus ou moins lointaines) de sa propriété,
et qu'on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment
qu'on venait déjeuner chez elle et, réciproquement,
qu'on n'aurait pas connus si on n'avait pas été reçu
chez la Patronne. Cette prétention de s'arroger un
droit unique sur les promenades comme sur le jeu
de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre
les paysages à faire partie du petit clan, n'était pas,
du reste, aussi absurde qu'elle semble au premier
abord. M°>^ Verdurin se moquait non seulement de
l'absence de goût que, selon elle, les Cambremer
montraient dans l'ameublement de la Raspelière et
l'arrangement du jardin, mais encore de leur manque
d'initiative dans les promenades qu'ils faisaient, ou
faisaient faire, aux environs. De même que, selon
elle, la Raspelière ne commençait à devenir ce qu'elle
aurait dû être que depuis qu'elle était l'asile du petit
clan, de même elle affirmait que les Cambremer,
refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long
du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine
route qu'il y eût dans les environs, habitaient le
SODOME ET GOMORRHE 173
pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il
y avait du vrai dans cette assertion. Par routine,
défaut d'imagination, incuriosité d'une région qui
semble rebattue parce qu'elle est si voisine, les
Cambremer ne sortaient de che^ eux que pour aller
toujours aux mêmes endroits et par les mêmes
chemins. Certes ils riaient beaucoup de la prétention
des^Verdurin de leur apprendre leur propre pays.
Mais, mis au pied du mur, eux, et même leur cocher,
eussent été incapables de nous conduire aux splen-
dides endroits, un peu secrets, où nous menait
M, Verdurin, levant ici la barrière d'une propriété
privée, mais abandonnée, où d'autres n'eussent pas
cru pouvoir s'aventurer ; là descendant de voiture
pour suivre un chemin qui n'était pas carrossable,
mais tout cela avec la récompense certaine d'un
paysage merveilleux. Disons, du reste, que le jardin
de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé
de toutes les promenades qu'on pouvait faire à bien
des kilomètres alentour. D'abord à cause de sa
position dominante, regardant d'un côté la vallée,
de l'autre la mer, et puis parce que, même d'un seul
côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient
été faites au milieu des arbres de telle façon que
d'ici on embrassait tel horizon, de là tel autre. Il y
avait à chacun de ces points de vue un banc ; on
venait s'asseoir tour à tour sur celui d'où on décou-
vrait Balbec, ou Parville, ou Dou ville. Même, dans
une seule direction, avait été placé un banc plus ou
moins à pic sur la falaise, plus ou moins en retrait.
De ces derniers, on avait un premier plan de verdure
et un horizon qui semblait déjà le plus vaste possible,
mais qui s'agrandissait infiniment si, continuant par
un petit sentier, on allait jusqu'à un banc suivant
d'où l'on embrassait tout le cirque de la mer. Là on
percevait exactement le bruit des vagues, qui ne
parvenait pas au contraire dans les parties plus
174 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voir encore,
mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient,
à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom
de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du
château les plus belles « vues » des pays avcisinants,
des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par
l'éloignenlent, comme Hadrien avait assemblé dans
sa villa des réductions des monuments les plus
célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le
mot « vue » n'était pas forcément celui d'un lieu
de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie
et qu'on découvrait, gardant un certain relief malgré
l'étendue du panorama. De même qu'on prenait un
ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour
aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même,
si le temps était clair, on allait prendre des liqueiu-s
à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu'il
ne fît pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés
de chaque côté, là l'air était vif. Pour en revenir aux
promenades en voiture que M""" Verdurin organisait
pour l'après-midi, la Patronne, si au retour elle
trouvait les cartes de quelque mondain « de passage
sur la côte », feignait d'être ravie mais était désolée
d'avoir manqué sa visite, et (bien qu'on ne vînt
encore que pour voir « la maison » ou connaître
pour un jour une femme dont le salon artistique était
célèbre, mais infréquentable à Paris) le faisait vite
inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain
mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de
repartir avant, ou craignait les retours tardifs,
M°>^ Verdurin avait convenu que, le samedi, on la
trouverait toujours à l'heure du goûter. Ces goûters
n'étaient pas extrêmement nombreux et j'en avais
connu à Paris de plus brillants chez la princesse de
Guermantes, chez M«"e de Galliftet ou Isl^^ d'Arpajon.
Mais justement, ici ce n'était plus Paris et le charme
du cadre ne réagissait pas pour moi que sur l'agré-
SODOME ET GOMORRHE 175
ment de la réunion, mais sur la qualité des visiteurs.
La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne me
faisait aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il
était venu de loin par Féterne ou la torêt de Chante-
pie, changeait de caractère, d'importance, devenait
un agréable incident. Quelquetois c'était quelqu'un
que je connaissais parfaitement bien et que je' n'eusse
pas fait un pas pour retrouver chez les Swann. Mais
son nom sonnait autrement sur cette falaise, comme
celui d'un acteur qu'on entend souvent dans un
théâtre, imprimé sur 'affiche, en une autre couleur,
d'une représentation extraordinaire et de gala, où sa
notoriété se multiplie tout à coup de l'imprévu du
contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas,
le mondain prenait souvent sur lui d'amener les
amis chez qui il habitait, taisant valoir tout bas
comme excuse à M^^ Verdurm qu'il ne pouvait les
lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche,
il feignait d'offrir comme une sorte de poUtesse de leur
faire connaître ce divertissement, dans une vie de
plage monotone, d'aller dans un centre spirituel, de
visiter une magnifique demeure et de faire un excel-
lent goûter. Cela composait tout de suite une réunion
de plusieurs personnes de demi-valeur ; et si un petit
bout de jardin avec quelques arbres, qui paraîtrait
mesquin à la campagne, prend un charme extraor-
dinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où des
multimillionnaires seuls peuvent se l'offrir, inverse-
ment des seigneurs qui sont de second plan dans une
soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le
lundi après-midi, à la Raspelière. A peine assis autour
de la table couverte d'une nappe brodée de rouge
et sous les trumeaux en camaïeu, on leur servait des
galettes, des feuilletés normands, des tartes en
bateaux, remplies de cerises comme des perles de
corail, des « diplomates », et aussitôt ces invités
subissaient, de l'approche de la profonde coupe
176 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
d'azur sur laquelle s'ouvraient les fenêtres et qu'on
ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu'eux,
une altération, une transmutation profonde qui les
changeait en quelque chose de plus précieux. Bien
plus, même avant de les avoir vus, quand on venait
le lundi chez 'M'^^ Verdurin, les gens qui, à Paris,
n'avaient plus que des regards fatigués par l'habitude
polir les élégants attelages qui stationnaient devant
un hôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la
vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées
devant la Raspelière, sous les grands sapins. Sans
doute c'était que le cadre agreste était différent et
que les impressions mondaines, grâce à cette trans-
position, redevenaient fraîches. C'était aussi parce
que la mauvaise voiture prise pour aller voir M™^
Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux
« forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé
« tant » pour la journée. Mais la curiosité légèrement
émue à l'égard des arrivants, encore impossible.- à
distinguer, tenait aussi de ce que chacun se deman-
dait : « Qui est-ce que cela va être ? » question à
laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pas
qui avait pu venir passer huit jours chez les Cam-
bremer ou ailleurs, et qu'on aime toujours à se poser
dans les vies agrestes, solitaires, où la rencontre
d'un être humain qu'on n'a pas vu depuis longtemps,
ou la présentation à quelqu'un qu'on ne connaît
pas, cesse d'être cette chose fastidieuse qu'elle est
dans la vie de Paris, et interrompt délicieusement
l'espace vide des vies trop isolées, où l'heure même
du courrier devient agréable. Et le jour où nous
vînmes en automobile à la RaspeUère, comme ce
n'était pas lundi. M, et iM^^^ Verdurin devaient
être en proie à ce besoin de voir du monde qui
trouble les hommes et les femmes et donne envie de se
jeter par la fenêtre au malade qu'on a enfermé loin
des siens, pour une cure d'isolement. Car le nouveau
SODOME ET GOMORRHE 177
domestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé
avec ces expressions, nous ayant répondu que « si
Madame n'était pas sortie elle devait être à la « vue
de Douville », « qu'il allait aller voir », il revint
aussitôt nous dire que celle-ci allait nous recevoir.
Nous la trouvâmes un peu décoiffée, car elle arrivait
du jardin, de la ba^se-cour et du potager, où elle
était allée donner à manger à ses paons et à ses
poules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des
fleurs pour « faire son chemin de table », chemin qui
rappelait en petit celui du parc ; mais, sur la table,
il donnait cette distinction de ne pas lui faire suppor-
ter que des choses utiles et bonnes à manger ; car,
autour de ces autres présents du jardin qu'étaient les
poires, les œufs battus à la neige, montaient de
hautes tiges de vipérines, d'œillets, de roses et de
coreopsis entre lesquels on voyait, comme entre des
pieux indicateurs et fleuris, se déplacer, par le
vitrage de la fenêtre, les bateaux du large. A l'éton-
nement que M. et Mn'e Verdurin, s'interrompant de
disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés,
montrèrent, en voyant que ces visiteurs n'étaient
autres qu'Albertine et moi, je vis bien que le nouveau
domestique, plein de zèle, mais à qui mon nom n'était
pas encore familier, l'avait mal répété et que M°»^
Verdurin, entendant le nom d'hôtes inconnus, avait
tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de
voir n'importe qui. Et le nouveau domestique con-
templait ce spectacle, de la porte, afin de comprendre
le rôle que nous jouions dans la maison. Puis il
s'éloigna en courant, à grandes enjambées, car il
n'était engagé que de la veille. Quand Albertine eut
bien montré sa toque et son voile aux Verdurin,
elle me jeta un regard pour me rappeler que nous
n'avions pas trop de temps devant nous pour ce que
nous désirions faire. I\I°»'* Verdurin voulait que nous
attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand
VoU X. M
178 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
tout d'un coup se dévoila un projet qui eût mis à
néant tous les plaisirs que je me promettais de ma
promenade avec Albertine : la Patronne, ne pouvant
se décider à nous quitter, ou peut-être à laisser
échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avec
nous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part,
les offres de ce genre ne fissent pas plaisir, et n'étant
probablement pas certaine que celle-ci nous en
causerait un, elle dissimula sous un excès d'assurance
la timidité qu'elle éprouvait en nous l'adressant, et
n'ayant même pas j'air de supposer qu'il pût y
avoir doute sur notre réponse, elle ne nous posa peis
de question, mais dit à son mari, en parlant d'Alber-
tine et de moi, comme si elle nous faisait une laveur :
« Je les ramènerai, moi. » En même temps s'appliqua
sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenait pas
en propre un sourire que j'avais déjà vu à certaines
gens quand ils disaient à Bergotte, d'un air fin :
« J'ai acheté votre livre, c'est comme cela », un de
ces sourires collectifs, universaux, que, quand ils en
ont besoin — comme on se sert du chemin de fer
et des voitures de déménagement — empruntent les
individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme
Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui
je n'ai jamais vu se poser ce sourire-là. Dès lors ma
visite était empoisonnée. Je fis semblant de ne pas
avoir compris. Au bout d'un instant il devint évident
que M. Verdurin serait de la fête. « Mais ce sera
bien long pour M. Verdurin, dis-je. — Mais non,
me répondit M°^e Verdurin d'un air condescendant
et égayé, il dit que ça l'amusera beaucoup de retaire
avec cette jeunesse cette route qu'il a tant suivie
autrefois ; au besoin il montera à côté du wattman,
cela ne l'effraye pas, et nous reviendrons tous les
deux bien sagement par le train, comme de bons
époux. Regardez, il a l'air enchanté. » Elle semblait
parier d'un vieux grand peintre plein de bonhomie
SODOME ET GOMORRHE 179
qui, plus jeune quo les jeunes, met sa joie à barbouil-
ler des images pour faire rire ses petits-enfants. Ce
qui ajoutait à ma tristesse est qu'Aibertme semblait
ne pas .a partager et trouver amusant de circuler
ainsi par tout le pays avec les Verdurin. Quant à
moi, le plaisir que je m'étais promis de prendre
avec elle était si impérieux que je ne voulus pas
permettre à la Patronne de le gâcher ; j'inventai
des mensonges, que les irritantes menaces de M™^
Verdurin renflaient excusables, mais qu'Albertine,
hélas ! contredisait. « Mais nous avons une visite à
faire, dis-je. — Quelle visite ? demanda Albertine.
— Je vous expliquerai, c'est indispensable. — Hé
bien ! nous vous attendrons », dit M°ie Verdurin
résignée à tout. A la dernière minute, l'angoisse de
me sentir ravir un bonheur si désiré me donna le
courage d'être impoli. Je refusai nettement, alléguant
à l'oreille de M°»e Verdurin, qu'à cause d'un cjiagrin
qu'avait eu Albertine et sur lequel elle désirait me
consulter, il fallait absolument que je fusse seul
avec elle. La Patronne prit un air courroucé : « C'est
bon, nous ne viendrons pas », me dit-elle d'une voix
tremblante de colère. Je la sentis si fâchée que, pour
avoir l'air de céder un peu : « Mais on aurait peut-
être pu... — Non, reprit-elle, plus furieuse encore,
quand j'ai dit non, c'est non. » Je me croyais brouillé
avec elle, mais elle nous rappela à la porte pour nous
recommander de ne pas « lâcher r le lendemain
mercredi, et de ne pas venir avec cette affaire-là, qui
était dangereuse la nuit, mais par ie train, avec tout
le petit groupe, et elle fit arrêter l'auto déjà en mar-
che sur la pente du parc parce que le domestique
avait oublié de mettre dans la capote le carré de
tarte et les sablés qu'elle avait fait envelopper pour
nous. Nous repartîmes escortés un moment par les
petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure
du pays nous semblait toute changée tant, dans
i8o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
l'image topographique que nous nous faisons de
chacun d'eux, la notion d'espace est loin d'être
celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit
que celle du temps les écarte davantage. Elle n'est
pas non plus la seule. Certains heux que nous voyons
toujours isolés nous iemblent sans commune mesure
avec le reste, presque hors du monde, comme ces
gens que nous avons connus dans des périodes à
part de notre vie, au régiment, dans notre enfance,
et que nous ne relions à rien. La première année de
mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur oii
M™e de Villeparisis aimait à nous conduire, parce
que de là on ne voyait que l'eau et les bois, et qui
s'appelait Beaumont. Comme le chemin qu'elle faisait
prendre pour y aller, et qu'elle trouvait le plus joli
à cause de ses vieux arbres, montait tout le temps, sa
voiture était obhgée d'aller au pas et mettait très
longtemps. Une fois arrivés en haut, nous descen-
dions, nous nous promenions un peu, remontions en
voiture, revenions par le même chemin, sans avoir
rencontré aucun village, aucun château. Je savais que
Beaumont était quelque chose de très curieux, de très
loin, de très haut, je n'avais aucune idée de la direc-
tion oii cela se trouvait, n'ayant jamais pris le chemin
de Beaumont pour aller ailleurs ; on mettait, du
reste, beaucoup de temps en voiture pour y arriver.
Cela faisait évidemment partie du même départe-
ment (ou de la même province) que Balbec, mais était
situé pour moi dans un autre plan, jouissait d'un
privilège spécial d'exterritorialité. Mais l'automobile,
qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé
Incarville, dont j'avais encore les maisons dans les
yeux, comme nous descendions la côte de traverse
qui aboutit à Parville (Paterni villa), apercevant la
mer d'un terre-plein où nous étions, je demandai
comment s'appelait cet endroit, et avant même que
le chauffeur m'eût répondu, je reconnus Beaumont,
SODOME ET GOMORRHE i8i
à côté duquel je passais ainsi sans le savoir chaque
fois que je prenais le petit chemin de fer, car il était
à deux minutes de Parville. Comme un officier de
mon régiment qui m'eût semblé un être spécial,
trop bienveillant et simple pour être de grande famille,
trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement
d'une grande famille, et dont j'aurais appris qu'il
était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes
avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié
tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si
distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la
région, me faisant penser avec terreur que Madame
Bovary et la Sanseverina m'eussent peut-être semblé
des êtres pareils aux autres si je les eusse rencontrées
ailleurs que dans l'atmosphère close d'un roman. Il
peut sembler que mon amour pour les féeriques
voyages en chemin de fer aurait dû m'empêcher de
partager l'émerveillement d'Albertine devant l'au-
tomobile qui mène, même un malade, là où il veut,
et empêche — comme je l'avais fai* jusqu'ici — de
considérer l'emplacement comme la marque indi-
viduelle, l'essence sans succédané des beautés inamo-
vibles. Et sans doute, cet emplacement, l'automobile
n'en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quand
j'étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux
contingences de la vie ordinaire, presque idéal au
départ et qui, le restant à l'arrivée, à l'arrivée dans
cette grande demeure où n'habite personne et qui
porte seulement le nom de la ville, la gare, a l'air
d'en promettre enfin l'accessibilité, comme elle en
serait la matérialisation. Non, l'automobile ne nous
menait pas amsi féeriquement dans une ville que
nous voyions d'abord dans l'ensemble que résume
son nom, et avec les illusions du .spectateur dans la
salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des
rues, s'arrêtait à demander un renseignement à un
habitant. Mais, comme compensation d'une progrès-
i82 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
sion si familière, on a les tâtonnements mêmes du
chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses
pas, les chassés-croisés de la perspective faisant
jouer un château aux quatre coins avec une colline,
une église et la mer, pendant qu'on se rapproche de
lui, bien qu'il se blottisse vainement sous sa feuillée
séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés,
que décrit l'automobile autour d'une ville fascinée
qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur
laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic, au
fond de la vallée oià elle reste gisante à terre ; de
sorte que cet emplacement, point unique, que l'auto-
mobile semble avoir dépouillé du mystère des trains
express, elle donne par contre l'impression de le
découvrir, de le déterminer nous-même comme avec
un compas, de nous aider à sentir d'une main plus
amoureusement exploratrice, avec une plus fine
précision, la véritable géométrie, la belle mesure de
la terre.
Ce que malheureusement j'ignorais à ce moment-
là et que je n'appris que plus de deux ans après,
, c'est qu'un des clients du chauffeur était M. de
Xharlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant
une partie de l'argent pour lui (en faisant tripler et
quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres),
s'était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l'air de
ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa
voiture pour des courses lointaines. Si j'avais su cela
alors, et que la confiance qu'eurent bientôt les
Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu
peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris,
l'année suivante, bien des malheurs rela"'ifs à
Albertine, eussent été évités ; mais je ne m'en doutais
nullement. En elles-mêmes, les promenades de M. de
Charlus en auto avec Morel n'étaient pas d'un intérêt
direct pour moi. Elles se bornaient, d'ailleurs, plus
souvent à un déjeuner ou à un dîner dans un restau-
SODOME ET GOMORRHE 183
rant de la côte, où M. de Charlus passait pour un
vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission
de paj-er les notes, pour un gentilhomme trop bon.
Je raconte un de ces repas, qui peut donner une
idée des autres. C'était dans un restaurant de forme
oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu. a Est-ce qu'on ne
pourrait pas enlever ceci ? » demanda M. de Charlus
à Morel comme à un intermédiaire et pour ne pas
s'adresser directement aux garçons. Il désignait par
« ceci » trois roses fahées dont un maître d'hôtel bien
intentionné avait cru devoir décorer la table. « Si...,
dit Morel embarrassé. Vous n'aimez pas les roses ?
— Je prouverais au contraire, par la requête en
question, que je les aime, puisqu'il n'y a pas de
roses ici (Morel parut surpris), mais en réalité je ne les
aime pas beaucoup. Je suis assez sensible aux noms ;
et dès qu'une rose est un peu belle, on apprend qu'elle
s'appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale
Niel, ce qui jette un froid. Aimez-vous les noms ?
Avez- vous trouvé de jolis titres pour vos petits
morceaux de concert ? — Il y en a un qui s'appelle
Poème triste. — C'est affreux, répondit M. de Charlus
d'une voix aiguë et claquante comme un soufflet.
Mais j'avais demandé du Champagne ? dit-il au
maître d'hôtel qui avait cru en apporter en mettant
près des deux clients deux coupes remplies de vin
mousseux. — Mais, Monsieur... — Otez cette horreur
qui n'a aucun rapport avec le plus mauvais Champagne.
C'est le vomitif appelé cup où on fait généralement
traîner trois fraises pourries dans un mélange de
vinaigre et d'eau de Seltz... Oui, continua-t-il en se
retournant vers Morel, vous semblez ignorer ce que
c'est qu'un titre. Et même, dans l'interprétation de
ce que vous jouez le mieux, vous semblez ne pas
apercevoir le côté médiumnimique de la chose. —
Vous dites ? » demanda Morel qui, n'ayant absolu-
ment rien compris à ce qu'avait dit le baron, crai-
i84 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
gnait d'être privé d'une information utile, comme,
par exemple, une invitation à déjeuner. M. de Charlus,
ayant négligé de considérer « Vous dites ? » comme
une question, Morel, n'ayant en conséquence pas
reçu de réponse, crut devoir changer la conversation
et lui donner un tour sensuel : « Tenez, la petite
blonde qui vend ces fleurs que vous n'aimez pas ;
encore une qui a sûrement une petite amie. Et la
vieille qui dîne à la table du fond aussi. — Mais
comment sais-tu tout cela ? demanda M. de Charlus
émerveillé de la prescience de Morel. — Oh ! en une
seconde je les devine. Si nous nous promenions tous
les deux dans une foule, vous verriez que je ne me
trompe pas deux fois. » Et qui eût regardé en ce
moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa
rnâle beauté, eût compris l'obscure divination qui ne
le désignait pas moins à certaines femmes que elles
à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement
désireux d'ajouter à son « fixe » les revenus que,
croyait-il, le giletier tirait du baron. « Et pour les
gigolos, je m'y connais mieux encore, je vous éviterais
toutes les erreurs. Ce sera bientôt la foire de Balbec,
nous trouverions bien des choses. Et à Paris alors,
vous verriez que vous vous amuseriez. » Mais une
prudence héréditaire du domestique lui fit donner
un autre tour à la phrase que déjà il commençait.
De sorte que M. de Charlus crut qu'il s'agissait
toujours de jeunes filles. « Voyez-vous, dit Morel,
désireux d'exalter d'une façon qu'il jugeait moins
compromettante pour lui-même (bien qu'elle fût en
réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve,
ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m'en
faire aimer et de lui prendre sa virginité. » M. de
Charlus ne put se retenir de pincer tendrement
l'oreille de Morel, mais ajouta naïvement : « A quoi
cela te servirait-il ? Si tu prenais son pucelage,
tu serais bien obligé de l'épouser. — L'épouser ?
SODOME ET GOMORRHE 185
s'écria Morel, qui sentait le baron grisé ou bien qui
ne songeait pas à l'homme,, en somme plus scrupuleux
qu'il ne croyait, avec lequel il parlait ; l'épouser ?
Des nèfles ! Je le promettrais, mais, dès la petite
opération menée à bien, je la plaquerais le soir
même. » M. de Charlus avait l'habitude, quand une
fiction pouvait lui causer un plaisir sensuel momenta-
I né, d'y donner son adhésion, quitte à la retirer tout
entière quelques instants après, quand le plaisir
serait épuisé. « Vraiment, tu ierais cela ? dit-il à
Morel en riant et en le serrant de plus près. — Et
comment ! dit Morel, voyant qu'il ne déplaisait pas
au baron en continuant à lui expliquer sincèrement
ce qui é' ait en effet un de ses désirs. — C'est dange-
reux, dit M. de Charlus. — Je ferais mes malles
d'avance et je ficherais le camp sans laisser d'adresse.
— Et moi ? demanda M. de Charlus. — Je vous
emmènerais avec moi, bien entendu, s'empressa de
dire Morel qui n'avait pas songé à ce que deviendrait
le baron, lequel était le cadet de ses soucis. Tenez, il
y a une petite qui me plairait beaucoup pour ça,
c'est une petite couturièj-e qui a sa boutique dans. ;
l'hôte! de M. le duc. — La fille de Jupien, s'écria le\ /
baron pendant que le sommelier entrait. Oh ! jamais, V
ajouta-t-il, soit que la présence d'un tiers ''eût \
refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes j
noires où il se complaisait à souiller les choses les |
plus saintes, il ne pût se résoudre à faire entrer I
des personnes pour qui il avait de l'amitié. Jupien /
est un brave homme, la petite est charmante il serait
affreux de leur causer du chagrin. » Morel sentit
qu'il était allé trop loin et se tut, mais son regard
continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeun 2 fille
devant laquelle il avait voulu un jour que je a appe-
lasse a cher grand artiste » et à qui il avait commandé
un gilet. Très travailleuse, la petite n'avait pas pris
de vacances, mais j'ai su depuis que, tandis que
i86 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Morel ie violoniste était dans les environs de Baîbec,
elle ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de
ce qu'ayant vu Morel avec moi, elle l'avait pris pour
un « monsieur «.
« Je n'ai jamais entendu jouer Chopin, dit le
baron, et pourtant j'aurais pu, je prenais des leçons
avec Stamat' . mais il me défendit d'aller entendre, chez
ma tante Chimay, le Maître des Nocturnes. — Quelle
bêtise il a iaite là, s'écria Morel. — Au contraire,
répliqua vivement, d'une voix aiguë, M. de Charlus,
Il prouvait son inteiligence. Il avait compris que
j'étais une « nature » et que je subirais l'influence de
Chopin. Ça ne lait rien puisque j'ai abandonné tout
jeune la musique, comme tout, du reste. Et puis on
se figure un peu, ajouta-t-il d'une voix nasillarde,
ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui
ont entendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin
Chopin n'était qu'un prétexte pour revenir au côté
médiumnimique, que vous négligez. »
On remarquera qu'après une interpolation du
langage vulgaire, celui de M. de Charlus était brus-
quement redevenu aussi précieux et hautain qu'il
était d'habitude. C'est que l'idée que Morel « pla-
querait » sans remords une jeune fille violée lui
avait fait brusquement goûter un plaisir complet.
Dès lors ses sens étaient apaisés pour quelque temps
et le sadique (lui, vraiment médiumnimique) qui
s'était substitué pendant quelques instants à M. de
Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de
Charlus, plein de raffinement artistique, de sensibiUté,
de bonté. « Vous avez joué l'autre jour la transcrip-
tion au piano du XV*^ quatuor, ce qui est déjà absurde
parce que rien n'est moins pianistique. Elle est faite
pour les gens à qui les cordes trop tendues du glorieux
Sourd foijt mai aux oreilles. Or c'est justement ce
mysticisme presque aigre qui est divin. En tout cas
vous l'avez très mal jouée, en changeant tous les
'SODOME ET GOMORRHE 187
mouvements. Il faut jouer ça comme si vous le
composiez : le jeune Morel, affligé d'une surdité
momentanée et d'un génie mexistant, reste un instant
immobile. Puis, pris du délu-e sacré, il loue, il compose
les premières mesures. Alors, épuisé par un pareil
effort d'entrance, il s'affaisse, laissant tomber la
jolie mèche pour plaire à M™^ Verdurin, et, de plus,
il prend ainsi le temps de refaire la prodigieuse
quantité de substance grise qu'il a prélevée pour
l'objectivation pythique. Alors, ayant retrouvé ses
forces, saisi d'une mspiration nouvelle et suré-
minente, il s'élance vers la sublime phrase mtarissable
que le virtuose berlinois (nous croyons que M. de
Charlus désignait ainsi Mendelssohn) devait infati-
gablement imiter. C'est de cette façon, seule vraiment
transcendante et animatrice, que je vous ferai jouer
à Paris. » Quand M. de Charlus lui donnait des avis
de ce genre, Morel était beaucoup plus effrayé que
de voir le maître d'hôtel remporter ses roses et son
« cup » dédaignés, car il se demandait avec anxiété
quel effet cela produirait à la « classe ». Mais il ne
pouvait s'attarder à ces réflexions, car M. de Charlus
lui disait impérieusement : « Demandez au maître
d'hôtel s'il a du bon chrétien. — Du bon chrétien ?
je ne comprends pas. — Vous voyez bien que nous
sommes au fruit, c'est une poire. Soyez sûr que M^^^
de Cambremer en a chez elle, car la comtesse d'Es-
carbagnas, qu'elle est, en avait. M. Thibaudier la lui
envoie et elle dit : « Voilà du bon chrétien qui est
fort beau. » — Non, je ne savais pas. — Je vois, du
reste, que vous ne savez rien. Si vous n'avez même
pas lu Molière... Hé bien, puisque vous ne devez pas
savoir commander, pius que le reste, demandez tout
simplement une poire qu on recueille justement près
d'ici, la 0 Louise-Bonne d'Avranches. » — Là... ? —
Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais moi-
même en demander d'autres, que j'aime mieux :
i88 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Maître d'hôtel, avez-vous de la Doyenné des Comices?
Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu'a
écrite sur cette poire la duchesse Emilie de Clermont-
Tonnerre. — Non, Monsieur, je n'en ai pas. — Avez-
vous du Triomphe de Jodoigne ? — Non, Monsieur.
— De la Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ?
eh bien, puisque vous n'avez rien nous allons partir.
La « Duchesse-d'Angoulême » n'est pas encore mûre ;
allons, Charlie, partons. » Malheureusement pour
M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la
chasteté des rapports qu'il avait probablement avec
Morel, le firent s'ingénier, dès cette époque, à combler
le violoniste d'étranges bontés que celui-ci ne pouvait
comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son
genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre
que par une sécheresse ou une violence toujours
croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus —
jadis si fier, maintenant tout timide — dans des
accès de vrai désespoir. On verra comment, dans
les plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu
un M. de Charlus mille fois plus important, avait
compris de travers, en les prenant à la lettre, les
orgueilleux enseignements du baron quant à l'aris-
tocratie. Disons simplement, pour l'instant, tandis
qu'Albertine m'attend à Saint-Jean de la Haise, que
s'il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la
noblesse (et ceia était en son principe assez noble,
surtout de quelqu'un dont le plaisir était d'aller
chercher des petites filles — « ni vu ni connu » —
avec le chauffeur), c'était sa réputation artistique et
ce qu'on pouvait penser à la classe de violon. Sans
doute il était laid que, parce qu'il sentait M. de
Charlus tout à lui, il eût l'air de le renier, de se
moquer de lui, de la même laçon que, dès que l'eus
promis le secret sur les fonctions de son père chez
mon grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais,
d'autre part, son nom d'artiste diplômé, Morel, lui
SODOME ET GOMORRHE 189
paraissait supérieur à un «nom». Et quand M. de
Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique,
voulait lui faire prendre un titre de sa famille,
Morel s'y refusait énergiquement.
Quand Albertine trouvait plus sage de rester à
Saint-Jean de la Haise pour peindre, je prenais
l'auto, et ce n'était pas seulement à Gourville et
à Féterne, mais à Saint-Mars-le- Vieux et jusqu'à
Criquetot que je pouvais aller avant de revenir la
chercher. Tout en feignant d'être occupé d'autre
chose que d'elle, et d'être obligé de la délaisser
pour d'autres plaisirs, je ne pensais qu'à elle. Bien
souvent je n'allais pas plus loin que la grande plaine
qui domine Gourville, et comme elle ressemble un
peu à celle qui commence au-dessus de Combray,
dans la direction de Méséglise, même à une assez
grande distance d' Albertine j'avais la joie de penser
que, si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu'à
elle, portant plus loin qu'eux, cette puissante et
douce brise marine qui passait à côté de moi devait
dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu'à Quette-
holme, venir agiter les branches des arbres qui
ensevelissent Saint-Jean de la Haise sous leur feuil-
lage, en caressant la figure de mon amie, et jeter
ainsi un double Uen d'elle à moi dans cette retraite
indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans
ces jeux où deux enfants se trouvent par moments
hors d« la portée de la voix et de la vue l'un de
l'autre, et où tout en étant éloignés ils restent réunis.
Je revenais par ces chemins d'où l'on aperçoit la
mer, et où autrefois, avant qu'elle apparût entre les
branches, je fermais les yeux pour bien penser que
ce que j'allais voir, c'était bien la plaintive aïeule de
la terre, poursuivant, comme au temps qu'il n'existait
pas encore d'êtres vivants, sa démente et immémo-
riale agitation. Maintenant, ils n'étaient plus pour
moi que le moyen d'aller rejoindre Albertine, quand
igo A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
je les reconnaissais tout pareils, sachant jusqu'oii ils
allaient filer droit, où ils tourneraient ; je me rappe-
lais que je les avais suivis en pensant à M^^e de
Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver
Albertine, je l'avais eue à Paris en descendant les
rues par où passait ^M""^ de Guermantes ; ils prenaient
pour moi la monotonie profonde, la signification
morale d'une sorte de ligne que suivait mon carac-
tère. C'était naturel, et ce n'était pourtant pas indiffé-
(rent ; ils me rappelaient que mon sort était de ne
poursuivre que des fantômes, des êtres dont la
réalité, pour une bonne part, était dans mon imagi-
nation ; il y a des êtres en effet — et c'avait été,
dès la jeunesse, mon cas — pour qui tout ce qui a
une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune,
le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce
qu'il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient
tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir
à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas
à s'évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à
revenir ensuite au premier. Ce n'était pas la première
fois que je recherchais Albertme, la jeune fille vue
la première année devant la mer. D'autres femmes,
il est vrai, avaient été intercalées entre Albertine
aimée la première lois et celle que je ne quittais guère
en ce moment ; d'autres femmes, notamment la
duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi
se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre
tant de peine pour M'"^ de Guermantes, si, devenu
l'ami de celle-ci, c'est à seule fin de n'y plus penser,
mais seulement à Albertine ? Swann, aVant sa mort,
aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de
fantômes. De fantômes poursuivis, oubUés, recher-
chés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue,
et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt
s'fnfuyait, ces chemins de Balbec étaient pleins. En
pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris.
SODOME ET GOMORRHE 191
f me survivraient, il me semblait recevoir d'eux le
I conseil de me mettre enfin au travail pendant que
\ n'avait pas encore sonné l'heure du repos éternel.
Je descendais de voiture à Quetteholme, courais
dans la raide cavée, passais le ruisseau sur une
planche et trouvais Albertine qui peignait devant
l'église toute en clochetons, épineuse et rouge,
fleurissant comme un rosier. Le tympan seul était
uni ; et à la surface riante de la pierre affleuraient
des anges qui continuaient, devant notre couple du
/ xx« siècle, à célébrer, cierges en mains, les cérémonies
/ du xiii^. C'était eux dont Albertine cherchait à faire
\ le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir,
elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant
d'obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le
grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux
qu'il connaissait. Puis elle reprenait ses affaires.
Appuyés l'un sur l'autre nous remontions la cavée,
laissant la petite église, aussi tranquille que si elle
ne nous avait pas vus, écouter le bruit perpétuel
du ruisseau. Bientôt l'auto filait, nous faisait prendre
pour le retour un autre chemin qu'à l'aller. Nous
passions devant Marcouville l'Orgueilleuse. Sur son
, église, moitié neuve, moitié restaurée, le soleil
déclinant étendait sa patine aussi belle (^ue celle
des siècles. A travers elle les grands bas-reliefs
semblaient n'être vus que sous une couche fluide,
moitié liquide, moitié lumineuse ; la Sainte Vierge,
sainte Elisabeth, saint Joachim, nageaient encore
dans l'impalpable remous, presque à sec, à fleur
d'eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude
poussière, les nombreuses statues modernes se dres-
saient sur des colonnes jusqu'à mi-hauteur des voiles
dorés du couchant. Devant l'éghse un grand cyprès
semblait dans une sorte d'enclos consacré. Nous
descendions un instant pour le regarder et faisions
quelques pas. Tout autant que de ses membres.
192 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Albertine avait une conscience directe de sa toque
de paille d'Italie et de l'écharpe de soie (qui n'étaient
pas pour elle le siège de moindres sensations de
bien-être), et recevait d'elles, tout en faisant le tour
de l'église, un autre genre d'impulsion, traduite par
un contentement inerte mais auquel je trouvais de
la grâce ; écharpe et toque qui n'étaient qu'une partie
récente, adventice, de mon amie, mais qui m'était
déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, le long
du cyprès, dans l'air du soir. Elle-même ne pouvait
le voir, mais se doutait que ces élégances faisaient
bien, car elle me souriait tout en harmonisant le
port de sa tête avec la coiffure qui la complétait :
« Elle ne me plaît pas, elle est restaurée », me dit-elle
en me montrant l'église et se souvenant de ce qu'Els-
tir lui avait dit sur la précieuse, sur l'inimitable
beauté des vieilles pierres. Albertine savait recon-
naître tout de suite une restauration. On ne pouv^ait
que s'étonner de la sûreté de goût qu'elle avait déjà
en architecture, au lieu du déplorable qu'elle gardait
en musique. Pas plus qu'Elstir, je n'aimais cette
église, c'est sans me faire plaisir que sa façade
ensoleillée était venue se poser devant mes yeux, et
je n'étais descendu la regarder que pour être agréable
à Albertine. Et pourtant je trouvais que le grand
impressionniste était en contradiction avec lui-même;
pourquoi ce fétichisme attaché à la valeur architec-
turale objective, sans tenir compte de la transfigu-
ration de l'église dans le couchant ? « Non décidé-
ment, me dit Albertine, je ne l'aime pas ; j'aime son
nom d'Orgueilleuse. Mais ce qu'il faudra penser à
demander à Brichot, c'est pourquoi Saint-Mars
s'appelle le Vêtu. On ira la prochaine fois, n'est-ce
pas ? » me disait-elle en me regardant de ses yeux
noirs siir lesquels sa toque était abaissée comme
autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je re-
montais en auto avec elle, heureux que nous dussions
SODOME ET GOMORRHE 193
le lendemain aller ensemble à Saint-Mars, dont, par
ces temps ardents où on ne pensait qu'au bain, les
deux antiques clochers d'un rose saumon, aux tuiles
en losange, légèrement mfléchis et comme palpitants,
avaient l'air de vieux poissons aigus, imbriqués
d'écaillés, moussus et roux, qui, sans avoir l'air de
bouger, s'élevaient dans une eau transparente et
bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous
bifurquions à une croisée de chemins où il y a une
ferme. Quelquefois Albertine y taisait arrêter et
me demandait d'aller seui chercher, pour qu'elle pût
le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre,
qu'on assurait n'être pas mousseux et par lequel
nous étions tout arrosés. Nous étions pressés 'un
contre l'autre. Les gens de la ♦erme apercevaient
à peine Albertine dans la voiture fermée, ie leur
renda s les bouteilles . nous repartions, comme afin
de continuer cette vie à nous deu.x, cette vie d'a-
mants qu'ils pouvaient supposer que nous avions, et
dont cet arrêt pour boire n eût été qu'un moment
insignifiant ; supposition qui eût paru d'autant moins
invraisembl le si on nous avait vus après qu'Aiber-
tine avait bu sa bouceille de cidre ; elle semblait
aiois, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle
et moi un intervalle qui d'habitude ne la gênait pas ;
sous sa iupe de toile ses iambes se serraient contre
mes ambes, elle approchait de mes loues ses ioues
qu. étaient devenues blêmes, chaudes et rouées aux
pommettes, avec c|ue!que chose d'ardent et de fané
romnic .n ont les ftlies de laubourgs. A ces moments-
ià, presque aussi vite que de personnalité elle chan-
geait de voix, perdait la sienne pour en prendre une
autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir
tombait, yuei plaisir de la sentir contre moi, avec
son écharpe et sa toque, me rappelant que c'est ainsi
toujours, côte à côte, qu'on rencontre ceux qui
s'axment. J'avais peut-être de i'amour pour Aibeitme,
VoL X. 13
194 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
mais n'osant pas le lui laisser apercevoir, bien que,
s'il existait en moi, ce ne pût être que comme une
vérté sans valeur jusqu'à ce qu'on ait pu la contrôler
par l'expérience ; or i) me semblait irréalisable eî
hors du plan de la vie. Quant à ma jalousie, elle me
poussait à quitter le moins possible Aibertine, bien
que le susse qu'elle ne guérirait tout à fait qu'en me
séparant d'elle à jamais. Je pouvais même l'éprouver
auprès d'elle, mais alors m'arrangeais pour ne pas
laisser se renouveler la circonstance qui l'avait
éveillée en moi. C'est ainsi qu'un jour de beau temps
nous allâmes déjeuner à Rivebelle. Les grandes
portes vitrées de la salle à manger de ce hall en torme
de couloir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes
de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil
et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait
faire partie. Le garçon, à la figure rose, aux cheveux
noirs tordus comme une flamme, s'élança. t dans toute
cette vaste étendue moins vite qu'autreiois, car il
n'était plus commis mais chef de rang ; néanmoins,
à cause de son activité naturelle parfois au loin,
dans la salle à manger, parfois pms près mais au
dehors, servant des clients qui avaient préféré
déjeuner dans le jardin, on l'apercevait tantôt ici,
tantôt là comme des statues successives d'un jeune
dieu courant, les unes à l'intérieur, d'ailleurs bien
éclairé, d une demeure qui se prolongeait en gazons
verts tantôt sous les feuillages, dans la clarté de la
vie en plein air. Il fut un moment à côté de nous.
Aibertine répondit distraitement à ce que je lUi disais.
Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendant
quelques minutes je sentis qu'on peut être près de la
personne qu'on aime et cependant ne pas .'avoir
avec sojx Ils avaient l'air d'être dans un tête-à-tête
mystérieux, rendu muet par ma présence, et suite
peut-être de rendez-vous anciens que je ne connais-
sais pas, ou seulement d'un regard qu'il lui avait
SODOME ET GOMORRHE 195
•(^té — et dont i 'étais le tiers gênant et de qui on se
ache. Même quand, rappelé avec violence par son
Dation 1 se fut éloigné, Aiberfne, tout en continuant
a déieuner, n avait plus l'air de considérer le res-
taurant et les 'ardinï» que comme une piste illuminée,
>v apparaissait çà et là dans des décors variés, le
dieu coureur aux cheveux iioirs. Un instant je
m'étaib deiT)ande si, pour iC suivre, elle n'allait pas
me laisser seu. à ma tabie. Mais dès les jour-^ -uivants
je commençai à oublier pour toujours cette (mpres-
sion pénible, caj j'avais décidé de ne amais retourner
à Rivebelle, 'avais fait promettre à Aibertme, qui
m'assura y être venue pour la première fois, qu'elle
n'y retournerait jamais. Et je niai que le garçon aux
pied, agiles n'eût eu d'\^eux que pour elle, afin
qu'elle ne crût pas que ma compagnie l'avait privée
d'un plaisir. Il m'arnva parfois de retourner à
Rivebelle, mais seul, de trop boire, comme j'y avais
déjà fait. Tout en vidant une dernière coupe je
regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je
reportaii- sur elle le pla sir que j'éprouvais. Elle seule
au monde existait pour moi ; je la poursuivais, la
touchais, et la perdais tour à tour de mon regard
fuyant, et j'étais indifférent à l'avenir me conten-
tant de ma rosace comme un papillon qui tourne
autour d'un papillon posé, avec lequel il va finir
sa vie dans un acte de volupté suprême. Le moment
était peut-être particulièrement bien choisi povi
renoncer à une temme à qui aucune souffrance bien
récente et bien vive ne m'obligeait à demander ce
baume contre un mal, que possèdent celles qui l'ont
causé, i 'étais calmé par ces promenades mêmes, qui,
bien que le ne les considérasse, au moment, que
comme une attente d'un lendemain qu' lui-même,
liiaigré le désir qu'il m'inspirait, ne devait pas être
différent de la veille, avaient le charme d'être arra-
chées aux lieux où s'était trouvée jusque-là Albertine
196 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
et où ie n'étais pas avec elle, chez sa tante, chez ses
amies. Charme non d'une joie positive, mais seule-
ment de i'apaisemeni d'une mquiétude, et bien fort
pourtant. Car à quelques lours de distance, quand je
repensais à la ferme devant laquelle nous avions bu
du cidre, ou simplement aux quelques pas que nous
avions taits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappe-
lant qu Albertine marchait à côté de moi sous sa
toque le sentiment de sa présence ajoutait tout d'un
coup une telle vertu à l'image indifférente de l'église
neuve, qu'au moment où la façade ensoleillée venait
se poser ainsi d'elle-même dans mon souvenir, c'était
comme une grande compresse calmante qu'on eût
appliquée à mon cœur. Je déposais Albertine à
Parville, mais pour la retrouver le soir et aller
m'étendre à côté d'elle, dans l'obscurité, sur la grève.
Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais
pourtant je pouvais me dire : « Si elle racontait
l'emploi de son temps, de sa vie, c'est encore moi
qui y tiendrais le plus de place » ; et nous passions
ensemble de longues heures de suite qui mettaient
dans mes journées un enivrement si doux que même
quand, à Parville, elle sautait de l'auto que j'allais
lui renvoyer une heure apr. s, je ne me sentais pas
plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter,
elle y eût laissé des fleurs. J'aurais pu me passer de
la voir tous les iours ; j'allais la quitter heureux, je
sentais que 'effet calmant de ce bonheur pouvait se
prolonger plus.eurs lours. Mais alors 'entendais
Albertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une
amie: «Alors, demain à 8 heures ^2' I' "^ *^^^ P^^
être en retard, ils seront prêts dès 8 heures Vi- " La
conversation d'une femme qu'on aime ressemble à
un sol qui recouvre une eau souterraine et dange-
reuse ; on sent à tout moment derrière les mots la
présence, ie froid pénétrant d'une nappe invi^sib'e ;
on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais
SODOME ET GOMORRHE 197
elle-même reste cachée. Aussitôt la phrase d'Alber-
tine entendue, mon calme était détruit. Je voulais
lui demander de la voir le lendemain matin, afin de
l'empêcher d'aller à ce mystérieux rendez-vous de
8 heures ^ dont on n'avait parlé devant moi qu'à
mots couverts. Elle m'eût sans doute cbéi les pre-
mières fois, regrettant pourtant de renoncer à ses
projets ; puis elle eût découvert mon besoin perma-
nent de les déranger ; j'eusse été celui pour qui 'on
se cache de tout. Et d'ailleurs, il est probable que
ces fêtes dont j'étais exclu consistaient en fort peu
de chose, et que c'était peut-être par peur que je
trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu'on
ne me conviait pas. Malheureusement cette vie si
mêlée à celle d'Aibertine n'exerçait pas d'action que
sur moi ; elle me donnait du calme ; elle causait à
ma mère des inquiétudes dont la confession le
détruisit. Comme je rentrais content, décidé à termi-
ner d'un jour à l'autre une existence dont je croyais
que la fin dépendait de ma seule volonté, ma mère
me dit, entendant que je faisais dire au chauffeur
d'aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de
l'argent ! (Françoise, dans son langage simple et
expressif, disait avec plus de force : « L'argent
file. ») Tâche, continua maman, de ne pas devenir
comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait : a Sa
main est un creuset où l'argent se fond. « Et puis je
crois que tu es vraiment éissez sorti avec Albertine.
Je t'assure que c'est exagéré, que même pour elle
cela peut sembler ridicule. J'a: été enchantée que cela
te distraie, je ne te demande pas de ne plus la voir,
mais enfin qu'il ne soit pas impossible de vous
rencontrer l'un sans l'autre. » Ma vie avec Albertine,
Vit dénuée de grands plaisirs — au moins de grands
paisirs perçus — cette vie que je comptais changer
d'un jour à l'autre, en choisissant une heure de
calme, me redevint tout d'un coup pour un temps
198 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
I nécessaire, quand, par ces paroles de maman, elle
; se trouva menacée. Je dis à ma mère que ses paroies
I venaient de retarder de deux mois peut-être la
.'décision qu'elles demandaient et qui sans elles eût été
' prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à
rire (pour ne pas m'attnster) de l'effet qu'avaieni
produit mstantanéii.ent ses conseils, et me promit
de ne pas m'en reparler pour ne pas empêcher que
renaquît ma bonne mtention. Mais depuis la mort
de ma grand'mère, chaque fois que maman se laissait
aller à rire, le rire commencé s'arrêtait net et s'ache-
vait sur une expression presque sanglotante de
souffrance, soit par le remords d'avoir pu un instant
oubUer, soit par la recrudescence dont cet oubli si
brel avait ravivé encore sa cruelle préoccupation.
Mais à celle que lu; causait le souvenir de ma grand'-
mère, installé en ma mère comme une idée fixe, je
sentis que cette fois s'en ajoutait une autre, qui
avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait des
suites de mon intimité avec Albertine ; intimité
qu'elle n'osa pourtant pas entraver à cause de ce
que je venais de lui dire. Mais elle ne parut pas per-
suadée que je ne me trompais pas. Elle se rappelait
pendant combien d'années ma grand'mère et elle ne
m avaient plus parlé de mon travail et d'une règle
de \ae plus hj'giénique que, disais-je, l'agitation où
me mettaient leurs exhortations m'empêchait seule
de commencer, et que, malgré leur silence obéissant,
je n'avais pas poursuivie. Après le dîner auto
ramenait Albertine; il faisait encore un peu jour;
l'air était moins chaud, mais, après une briîlante
journée, nous rêvions tous deux de fraîcheurs in-
connues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune toute
étroite parut d'abord (telle le soir où j'étais allé chez
la princesse de Guermantes et où Albertine m'avait
téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis
comme le frais quartier d'im fruit qu'un mvisible
SODOME ET GOMORRHE 199
couteau commençait à écorcer dans le ciel. Quelque-
fois aussi, c'était moi qui allais chercher mon amie,
un peu plus tard ; alors elle devait m'attendre devant
les arcades du marché, à Maineville. Aux premiers
momenis je ne la distinguais pas : je m'inquiétais
déjà qu'elle ne ànX. pas venir, qu'elle eîit mal compris.
Alors je la voyais dans sa blouse blanche à pois
bleus sauter à côté de moi dans la voiture avec ic
bond léger plus d'un jeune animal que d'une jeune
fille. El c'est comme une chienne encore qu'elle
commençait aussitôt à me caresser sans rin. Quand
la nuit était tout à fait venue et que, comme me
disait le directeur de l'hôtel, le ciel était tout par-
cheminé d'étoiles, si nous n'allions pas nous prome-
ner en forêt avec une bouteille de Champagne, sans
nous inquiéter des promeneurs déambulant encore
sur la digue faiblement éclairée, mais qui n'auraient
rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous
étendions en contrebas des dunes ; ce même corps
dans la souplesse duquel vivait toute la grâce fémi-
nine, marine et sportive, des jeunes filles que j'avais
vu passer la première fois devant l'horizon du flot,
je le tenais serré contre le mien, sous une même
couverture, tout au bord de la mer immobile divisée
par un rayon tremblant ; et nous l'écoutions sans
nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle
retenait sa respiration, assez longtemps suspendue
pour qu on criît le reflux arrêté, soit quand elle
exhalait enfin à nos pieds le murmure attendu et
retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville.
Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos
baisers de peur qu'on ne nous vît ; n'ayant pas envie
de se coucher, elle revenait avec moi jusqu'à Balbec,
d'où je la ramenais une dernière fois à Parville ;
les chauffeurs de ces premiers temps de l'automobile
étaient des gens qui se couchaient à n'importe quelle
heure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu'avec la
200 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
première humidité matinale, seul cette fois, mais
encore tout entouré de la présence de mon amie,
gorgé d'une provision de baisers longue à épuiser.
Sur ma table je trouvais un télégramme ou une
carte postale. C'était d'AJbertine encore ! Elle les
avait écrits à Quetteholme pendant que j'étais
parti seul en auto et pour me dire qu'elle pensait à
moi. Je me mettais au lit en es relisant. Alors j'aper-
cevais au-dessus des rideaux ia raie du grand jour
et je me disais que nous devions nous aimer tout
de même pour avoir passé la nuit à nous embrasser.
Quand, le lendemain matin, je voyais Albertine sur
la digue, j'avais si peur qu'elle me répondît qu elle
n'était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer
à ma demande de nous promener ensemble, que,
cette demande, je retardais le plus que je pouvais de
la lui adresser. J'étais d'autant plus inquiet qu'elle
avait l'air froid, préoccupé ; des gens de sa connais-
sance passaient ; sans doute avait-elle formé pour
l'après-midi des projets dont l'étais exclu. Je la
regardais, je regardais ce corps charmant, cette tête
rose d' Albertine, dressant en face de moi l'énieme
de ses intentions, la décision inconnue qui devait
faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi.
C'était tout un état d'âme, tout un avenir d'exis-
tence qui avait pris devant moi la forme allégorique
et fatale d'une jeune fille. Et quand enfin je me déci-
dais, quand de l'air le plus indifférent que le pouvais,
je demandais : « Est-ce que nous nous promenons
ensemble tantôt et ce soir ?» et qu'elle me répondait :
«Très volontiers», alors tout le brusque remplace-
ment, dans la figure rose, de ma longue inquiétude
par une quiétude délicieuse, me rendait encore plus
précieuses ces formes auxquelles je devais perpétuel-
lement le bien-être, l'apaisement qu'on éprouve
après qu'un orage a éclaté. Je me répétais : « Comme
elle est gentille, quel être adorable I » dans une
SODOME ET GOMORRHE 2oi
exaltation moins féconde que celle due à l'ivresse, à
peine plus protonde que celle de l'amitié, mais très
supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne
décommandions l'automobile que es jours où il y
avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Alber-
tine n'étant pas Hbre de sortir avec moi, i'en avais
profité pour prévenir les gens qui désiraient me
voir que je resterais à Balbec. Je donnais a Saint-
Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces
iour^-ià seulement. Car une fois qu'il était arrivé à
l 'improviste, j'avais préféré me priver de voir
Albertine plutôc que de risquer qu'il la rencontrât,
que fût compromis l'état de caime heureux où je me
trouvais depuis quelque temps et que lût ma jalousie
renouvelée. Et je n'avais été tranquille qu'une fois
Saint-Loup reparti. Aussi s'astreignait-il avec regret,
mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel
de ma part. Jadis, songeant avec envie aux heures
que Mn'e de Guermantes passait avec lui, j'attachais
un tel prix à le voir ! Les êtres ne cessent pas de
changer de place par rapport à nous. Dans la marche
insensible mais éternelle du monde, nous les con-
sidérons comme immobiles, dans un mstant de
vision trop court pour que le mouvement qui les
entraîne soit perçu. Mai^ nou.= n'avon? qu'à choisir
dans notre mémoire deux images prises d'eux à des
moments diftérents, assez rapprochés cependant pour
qu'ùs n'aient pas changé en eux-niêmes, du moins
sensible ent, et la d'ftérence des deux images
mesure le déplacement qu'ils ont opéré par rapport
à nous. Il m'inquiéta affreusement en me parant
des Verdurin, j'avais peur qu'il ne me demandât à
y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie
que je n'eusse cessé de ressentir, à gâter tout le
plaisir que j'y trouvais avec Aibertine. Mais heu-
reusement Robert m'avoua, tout au contraire, qu'il
désurait par-dessus tout ne pas les connaître, o Non,
202 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
me dit-il, je trouve ce genre de milieux cléricaux
exeispérants. » Je ne compris pas d'abord l'adjectif
«cléncal» appliqué aux Verdurin, mais a fin de
la phrase de Saint-Loup m 'éclaira sa pensée, ses
concessions à des modes de langage qu'on est souvent
étonné de voir adopter par des hommes intelligents.
« Ce sont des miheux, me dit-il, où on fait tribu, oii
on tait congréganon et chapelle. Tu ne me diras pai^
que ce n'est pas une petite secte ; on est tout miel
pour les gens qui en sont, on n'a pas. assez de dédain
pour les gens qui n'en sont pas. La question n'est
pas, comme pour Hamlet, d'être ou de ne pas être,
mais d'en être ou de ne pas en être. Tu en es, mon
oncle Charlus en est. Que veux-tu ? moi je n'ai
jamais aimé ça, ce n'est pas ma faute. »
Bien entendu, la règ^e que j'avais imposée à Saint-
Loup de ne me venir voir que sur un appel de moi,
je l'édictai aussi stricte pour n'importe laquelle des
personnes avec qui je m'étais peu à peu lié à la
Raspelière, à Féteme, à Montsurvent et ailleurs ; et
quand j apercevais de l'hôtel la lumée du train de
trois heures qui, dans l'anfractuosité des falaises de
Parvilie. laissait son panache stable, qui restait
longtemps accroché au Hanc des pentes vertes, je
n'avais aucune hésitation sur le visiteur qui allait
venir goiiter avec moi et m'était encore, à la façon
d'un Dieu, dérobé sous ce petit nuage. Je suis obhgé
d'avouer que ce visiteur, préalablement autorise par
moi à v^enir, ne fut presque lamais Saniette et le
me le suis bien souvent reproché. Mais la conscience
que Saniette avait d'ennuyer (naturellement encore
bien plus en venant taire une visite qu'en racontant
une histoire) faisait que, bien qu'il fût plus 'nstruit,
plus mtelligent et meilleur que bien d autres, il
semblait impossible d'éprouver auprès de lui, non
seulement aucun plaisir, mais autre chose qu'un
spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre
SODOME ET GOMORRHE 203
apr^s-midi. Probablement, si Saniette avait avoué
franchement cet ennui qu'il craignait de causer, on
n'eût pas redouté ses visites. L'ennui est un des
maux les moins graves qu'on ait à supporter, le
sien n'existait peut-être que dans l'imagination des
autres, ou lui avait été inoculé grâce à une sorte de
suggestion par eux, laquelle avait trouvé prise sur
son agréable modestie. Mais 1) tenait tant à ne pas
laisser voir qu'il n'était pas recherché, qu'il n'osait
pas s'offnr. Certes iJ avait raison de ne pas taire
comme lef gens qui sont si contents de donner des
coups de chapeau dans un lieu public, que, ne vous
ayant pas vu depuis longtemps et vous apercevant
dans une loge avec des personne> brillantes qu'ils ne
connaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et
retentissant en s'excusant sur le plaisir, sur l'émotion
qu'ils ont eus à vous apercevoir, à constater que vous
renouez avec les plais.rs, que vous avez bonne mine,
etc. Mais Saniette, au contraire, manquait par trop
d'audace. Il aurait pu, chez M^^^ Verdurin ou dans
le petit tram, me dire qu'il aurait grand plaisir à
venir me voir à Balbec s'il ne craignait pas de me
déranger. Une telle proposition ne m'eiàt pa^ effrayé.
Au contraire il n'offrait rien, mais, avec un visage
torturé et un regard aussi indestructible qu'un
émail cuit, mais dans la composition duquel entrait,
avec un désir pantelant de vous voir — à moins
qu'il ne trouvât quelqu un d'autre de plus amusant —
la voionté de ne pas laisser voir ce désir, 'i me disait
d'un air détaché : 0 Vous ne savez pas ce que vous
faites ces jours-ci ? parce que j'irai sans doute près
de Balbec. Mais non, cela ne fait nen, je vous le
demandais par hasard. » Cet air ne trompait pas,
et les signes inverses à l'aide desquels nous exprimons
nos sentiments par leur contraire sont d'une lecture
si claire qu'on se demande comment il y a encore
des gens qui disent par exemple : a J'ai tant d'mvi-
204 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
tations que je ne sais où donner de la tête » pour
dissimuler qu'ils ne sont pas invités. Mais, de plus,
cet air détaché, à cause probablement de ce qui
entrait dans sa composition trouble, vous causa t ce
que n'eût jamais pu faire la cramte de l'ennu ou le
franc aveu du désir de vous voir, c'est -à-di"e cette
espèce de malaise, de répulsion qui dan^ 'ordre des
relations de simple politesse sociale, est 'équivalent
de ce qu'est, vlan? l'amour 'oflre déguisée que tait
à une dame amoureux qu'elle n'aime pas, de la
voir le lendemain, tout en protestant qu'il n'\ tient
pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de
fausse froideur. Aussitôt émanait de la personne de
Saniette je ne sais quoi qui taisa t qu or. ui répondait
de l'air le plus tendre du mord*- « Non ma heu'eu-
sement, cette semaine e vou> (expliquera.. .. » Et le
laissais venir, à la piace. des gens qui éta eni loin
de le valoir, mais qui n 'avaient pa^ <oh regard chargé
de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute .'amer-
tun e de toutes les visites qu'il avait envie en la
leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheu-
reusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât
pas dans le tortillard l 'invité qui venait me voir,
si même celui-ci ne m'avait pa.*- d i, chez les V erdurin :
0 N oubliez pas que je vais vous voir ieudi », jour
où avais précisément dit à Saniette ne pas être
libre. De sorte qu'il finissait par imaginer la vie
comme remplie de d'vertissements organisés à son
insu, ?inon même contre lui. D'autre part comme on
n'est jamais tout un, ce trop discre' étal m: adive-
ment indiscret. La seule fois où par hasard !i vint
me voir malgré moi, une tertre je ne -ait- d<: qui,
traînait sur la table. Au bout d'un in^tani je vu
qu'il n'écoutait que distraitement ce que le lui
disais. La lettre, dont iJ ignorait compièienient
la provenance, le fascinait et ie croyais à tout moment
que ses prunelles émaillées allaient se détacher de
SODOME ET GOMORRHE 205
leur orbite pour rejoindre la lettre quelconque, mais
que sa curiosité aimantait. On aurait dit un oiseau
qui va se jeter fatalement sur un serpent. Fmalement
il n'y put tenir, la changea de place d'abord comme
pour mettre de l'ordre dans ma chambre. Cela ne
lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna,
comme machmalement. Une autre forme de son
mdiscrétion, c'était que, rivé à vous, '1 ne pouvait
partir. Comme j'étais souffrant ce jour-là, je lui
demandai de reprendre le train suivant et de partir
dans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souf-
frisse, mais me répondit : « Je resterai une heure un
quart, et après je partirai, b Depuis, j'ai soufïert
de ne pas lui avoir dit, chaque fois où je le pouvais,
de venir. Qui sait ? Peut-être eussé-je conjuré son
riiauvais sort, d'autres l'eussent invité pour qui il
m'eût immédiatement lâché, de sorte que mes
invitations auraient eu le double avantage de lui
rendre la joie et de me débarrasser de lui.
Les jours qui suivaient ceux où j'avais reçu, je
n'attendais naturellement pas de visites, et l'auto-
mobile revenait nous chercher, Albertine et moi. Et
quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré de
l'hôtel, ne pouvait s'empêcher, avec des yeux pas-
sionnés curieux et gourmands, de regarder quel
pourboire je donnais au chautieur. J'avais beau
enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close,
les regards d'Aimé écartaient mes doigts. Il détour-
nait la tête au bout d'une seconde, car il était discret,
bien élevé et même se contentait lui-même de béné-
fices relativement petits. Mais l'argent qu'un autre
recevait excitait en lui une curiosité incompressible
et lui fa. sait venir 'eau à la bouche. Pendant ces
courts 'nstants, il avait l'air attentif et fiévreux d'un
enfant qui ht un roman de Jules Verne, ou d'un dî-
neur assis non loin de vous, dans un restaurant, et
qui, voyant qu'on vous découpe im faisan que lui-
2o6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
même ne peut pas ou ne veut pas s'offrir, délaisse
un mstant ses pensées sérieuses pour attacher sur
la volaille un regard que font sourire l'amour et
l'envie.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces prome-
nades en automobile. Mais une fois, au moment où
je remontais par l'ascenseur, le lift me dit : « Ce
Monsieur est venu, il m'a laissé une commission
pour vous. » Le lift me dit ces mots d'une voix
absolument cassée et en me toussant et crachant à la
figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il,
comme si je n'étais pas capable de m'en apercevoir
tout seul. « Le docteur dit que c'est la coqueluche », et
il recommença à tousser et à cracher sur moi. « Ne
vous fatiguez pas à parler », lui dis-je d'un air de
bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la
coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffe-
ments, m'eût été tort pénible. Mais il mit sa gloire,
comme un virtuose qui ne veut pas se faire porter
malade, à parler et à cracher tout le temps. « Non,
ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je,
mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer
à Paris (tant mieux, pourvu qu'il ne me la passe
pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c'est très
superbe. Cela doit être encore plus superbe qu'ici et
qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des
clients, et jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à
Monte-Carlo pour la saison, m'aient souvent dit que
Paris était moins superbe que Monte-Carlo. Ils se
gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître
d'hôtel il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre
toutes les commandes, retenir les tables, il en faut
une tête ! On m'a dit que c'était encore plus terrible
que d'écrire des pièces et des livres. » Nous étions
presque arrivés à mon étage quand le lift me fit
redescendre jusqu'en bas parce qu'il trouvait que
le bouton fonctionnait mal, et en un clin d'oeil il
SODOME ET GOMORRHE 207
l'arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à
pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais
ne pas prendre la coqueluche. Mais d'un accès de
toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans
l'ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j'ai
arrangé le bouton. » Voyant qu'il ne cessait pas de
parler, préférant connaître le nom du visiteur et la
commission qu'il avait laissée au parallèle entre
les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui
dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin
Godard chantez-moi de préférence du Debussy) :
« Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? — C'est
le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais
aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. »
Comme, la veille, j'avais déposé Robert de Saint-
Loup à la station de Doncières avant d'aller chercher
Albertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-
Loup, mais c'était le chauffeur. Et en le désignant
par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes
sorti », il m'apprenait par la même occasion qu'un
ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l'est
un homme du monde. Leçon de mots seulement.
Car, pour la chose, je n'avais jamais fait de distinc-
tion entre les classes. Et si j'avais, à entendre appeler
un chauffeur un monsieur le même étonnement que le
comte X... qui ne l'était que depuis huit lours et à
qui, ayant dit : « la Comtesse a l'air fatigué », je
fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je
voulais parier, c'était simplement par manque
d'habitude du vocabulaire ; je n'avais lamais fait
de différence entre les ouvriers, les bouri,'eois et les
grands seigneurs, et j'aurais pris indifféremment les
uns et les autres pour amis. Avec une certaine préfé-
rence pour les ouvriers, et après cela pour les grands
seigneurs, non par goût, mais sachant qu'on peut
exiger d'eux plus de politesse envers les ouvriers
qu'on ne l'obtient de la part des boiu-geois, soit que
2o8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers
comme font les bourgeois, ou bien parce qu'ils sont
volontiers polis envers n'importe qui, comme les
jolies lemmes heureuses de donner un sourire qu'elles
savent accueilli avec tant de joie. Je ne peux, du
reste, pas dire que cette façon que j'avais de mettre
les gens du peuple sur le pied d -galité avec les gens
du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci,
satisfît en revanche toujours pleinement ma mère.
Non qu'humainement elle fît une différence quel-
conque entre les êtres, et si jamais Françoise avait
du chagrin ou était souffrante, elle était toujours
consolée et soignée par maman avec la même amitié,
avec le même dévouement que sa meilleure amie.
Mais ma mère était trop la fille de mon grand-père
pour ne pas faire socialement acception des castes.
Les gens de Combray avaient beau avoir du coeur,
de la sensibilité, acquérir les plus belles théories sur
l'égahté humaine, ma mère, quand un valet de
chambre s'émancipait, disait une fois « vous » et
ghssait insensiblement à ne plus me parler à la
troisième personne, avait de ces usurpations le même
mécontentement qui éclate dans les « Mémoires »
de Saint-Simon chaque fois qu'un seigneur qui n'y
a pas droit saisit un prétexte de prendre la qualité
d'« Altesse » dans un acte authentique, ou de ne pas
rendre aux ducs ce qu'il leur devait et ce dont peu
à peu il se dispense. Il y avait un « esprit de Com-
bray » si rélractaire qu'il faudra des siècles de bonté
(celle de ma mère était infinie) de théories éga itaires,
pour arriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que
chez ma mère certaine? parcelles de cet esprit ne
fussent pas restées msolubles. Elle eût donne aussi
difficilement la main à un valet de chambre qu'elle
lui donnait aisément dix francs (lesquels lui taisaient,
du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu'elle
l'avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les
SODOME ET GOMORRHE 209
domestiques étaient les gens qui mangeaient à la
cuisme. yuand elle voyait un chauffeur d'automobile
dîner avec moi dans la salle à manger, elle n'était
pas absolument contente et me disait : « Il me semble
que tu pourrais avoir mieux comme ami qu'un
mécanicien », comme elle aurait dit, s'il se lût agi
de mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme
parti. » Le chauffeur (heureusement je ne songeai
jamais à inviter celui-là) était venu me dire que la
Compagnie d'autos qui l'avait envoyé à Balbec pour
la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain.
Cette raison, d'autant plus que le chauffeur était
charmant et s'exprimait si simplement qu'on eût
toujours dit paroles d'évangile, nous sembla devoir
être conforme à la vérité. Elle ne l'était qu'à demi.
Il n'y avait en effet plus rien à faire à Balbec. Et en
tout cas, la Compagnie, n'ayant qu'à demi confiance
dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa
roue de consécration, désirait qu'il revînt au plus
vite à Paris. Et en effet, si le jeune apôtre accomplis-
sait miraculeusement la multiplication des kilomètres
quand il les comptait à M. de Charlus, en revanche,
dès qu'il s'agissait de rendre compte à sa Compagnie,
il divisait par 6 ce qu'il avait gagné. En conclusion
de quoi la Compagnie, pensant ou bien que personne
ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la
saison rendait vraisemblable, soit qu'elle était volée,
trouvait dans l'une et l'autre hypothèse que le mieux
était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d'ailleurs
pas grand'chose. Le désir du chauffeur était d'éviter,
si possible, la morte-saison. J'ai dit — ce que j'igno-
rais alors et ce dont la connaissance m'eût évité
bien des chagrins — qu'il était très lié (sans qu'ils
eussent jamais l'air de se connaître devant les autres)
avec Morel. A partir du jour où il fut rappelé, sans
savoir encore qu'il avait un moyen de ne pas partir,
nous dûmes nous contenter pour nos promenades
Vol. X. 14
2IO A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire
Albertine et comme elle aimait l'équitation, des
chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises.
»«Quel tacot!» disait Albertine. J'aurais d'ailleurs
souvent aimé d'y être seul. Sans vouloir me fixer
une date, je souhaitais que prit fin cette vie à laquelle
je reprochais de me faire renoncer, non pas même
tant au travail qu'au plaisir. Pourtant/il arrivait aussi
/ que les habitudes qui me retenaient fussent soudain
' abolies, le plus souvent quand quelque ancien moi,
plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait
pour un instant le moi actuel. J'éprouvai notamment
ce désir d'évasion un jour qu'ayant laissé Albertine
chez sa tante, i 'étais allé à cheval voir les Verdurin
et que j'avais pris dans les bois une route sauvage
dont ils m'avaient vanté la beauté. Épousant les
formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis,
resserrée entre des bouquets d'arbres épais, elle
s'enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les
rochers dénudés dont j'étais entouré, !a mer qu'on
apercevait par letu^s déchuiires, flottèrent devant
mes yeux comme des fragments d'un autre univers :
j'avais reconnu le paysage montagneux et marin
qu'Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables
aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune
homme rencontrant un Centaure», que j'avais vues
chez la duchesse de Guermantes. Letir souvenir
replaçait les Ueux où je me trouvais tellement en
dehors du monde actuel que je n'aïu^ais pas été
étonné si, comme le jeune homme de l'âge anté-
histonque que pemi Elstir, j'avais, au cours de ma
promenade, croisé un personnage mythologique.
Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu
un bruit singuher, j'eus peine à le maîtriser et à ne
pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d'où
semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes,
et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de
SODOME ET GOMORRHE 211
moi. dans le soleil, entre deux grandes ailes d'acier
étincelant qui l'emportaient, un être dont la figure
peu distincte me parut ressembler à celle d'un homme.
Je fus aussi ému que pouvait l'être un Grec qui voyait
pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais
aussi, car j'étais prêt à pleurer, du moment que
l'avais reconnu que le bruit venait d'au-dessus de
ma têie — les aéroplanes étaient encore rares à cette
époque — à la pensée que ce que j'allais voir pour
la première fois c'était un aéroplane. Alors, comme
quand on sent venir dans un journal une parole
émouvante, je n'attendais que d'avoir aperçu l'avion
pour I jndre en larmes. Cependant l'aviateur sembla
hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui
— devant moi, si l'habitude ne m'avait pas fait
prisonnier — toutes les routes de l'espace, de la vie ;
il pousba plus loin, plana quelques instants au-dessus
de la mer, puis prenant brusquement son parti,
semblant céder à quelque attraction inverse de celle
de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie,
d'un léger mouvement de ses ailes d'or il piqua droit
vers le ciel.
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seule-
ment à Morel que les Verdurin remplaçassent leur
break par une auto (ce qui, étant donné la générosité
des Verdurin à l'égard des fidèles, était relativement
facile), mais, chose plus malaisée, leur principal
cocher, le leune homme sensible et porté aux idées
noires, par lui, le chauffeur. Cela fut exécuté en
quelques iours de la façon suivante. Morei avait
commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui
était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait
pas le mors, un lour la gourmette. D'autres fois,
c'était son coussin de siège qui avait disparu, jusqu'à
son fouet, sa couverture, le martinet, l'éponge, la
peau de chamois. Mais il s'arrangea toujours avec
des voisins ; seulement il arrivait en retard^ ce qui
212 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans
un état de tristesse et d'idées noires. Le chauffeur,
pressé d'entrer, déclara à Morel qu'il allait revenir
à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel
persuada aux domestiques de M. Verdurin que le
jeune cocher avait déclaré qu'il les ferait tous tomber
dans un guet-apens et se faisait fort d'avoir raison
d'eux six. et il leiu" dit qu'ils ne pouvaient pas laisser
passer cela. Pour sa part, il ne pouvait pas s'en
mêler, mais les prévenait afin qu'ils prissent les
devants. Il fut convenu que, pendant que M. et M™«
Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils
tomberaient tous à l'écurie sur le jeune homme.
Je rapp, rterai, bien que ce ne fût que l'occasion de
ce qui allait avoir lieu, mais parce que les personnages
m'ont mtéressé plus tard, qu'il y avait, ce jour-là, un
ami des V^erdurin en villégiature chez eux et à qui
on voulait faire faire une promenade à pied avant
son départ, fixé au soir même.
Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en
promenade, c'est que, ce jour-là, Morel qui venait
avec nous en promenade à pied, où il devait jouer
du violon dans les arbres, me dit : « Écoutez, j'ai
mal au bras, je ne veux pas le dire à M^^ Verdurin,
mais priez-la d'emmener un de ses valets, par exemple
Howsler, il portera mes mstruments. — Je crois qu'un
autre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin
de lui pour le dîner. • Une expression de colère passa
sur le visage de Morel. « Mais non, je ne veux pas
confier mon violon à n'importe qui. » Je compris plus
tard la raison de cette préférence. Howsler était le
frère très aimé du jeune cocher, et, s'il était resté
à la maison, aurait pu lui porter secours. Pendant
la promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne
pût nous entendre : « Voilà un bon garçon, dit MoreU
Du reste, son frère l'est aussi. S'il n'avait pas cette
funeste habitude de boire... — Comment, boire>
SODOME ET GOMORRHE 213
dit M™« Verdunn, pâlissant à l'idée d'avoir un cocher
qui buvait. — Vous ne vous en apercevez pas. Je me
dis toujours que c'est un miracle qu'il ne lui soit
pas arrivé d'accident pendant qu'il vous conduisait.
— Mais il conduit donc d'autres personnes ? — Vous
n'avez qu à voir combien de fois il a versé, il a
aujourd'hui la figure pleine d'ecchymoses. Je ne sais
pas comment il ne s'est pas tué, il a cassé ses bran-
cards. — Je ne l'ai pas vu aujourd'hui, dit M™«
Verdurin tremblante à la pensée de ce qui aurait pu
lui arriver à elle, vous me désolez. » Elle voulut
abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit
un air de Bach avec des variations infinies pour la
faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le
brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui
dire, sans lui faire aucune observation, qu'elle n avait
plus besoin de cocher et lui remettre de l'argent, mais
de lui-même, ne voulant pas accuser ses camarades à
l'animosité de qui il attribuait rétrospectivement le
vol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que
sa patience ne conduisait qu'à se faire laisser pour
mort sur le carreau, il demanda à s'en aller, ce qui
arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et,
plus tard, M™^ Verdurin (qui avait été obligée d'en
prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu'elle me
le recommanda chaleureusement comme homme
d'absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris
à la journée à Paris. Mais je n'ai que trop anticipé,
tout cela se retrouvera dès l'histoire d'Aibertine. En
ce moment nous sommes à la Ra^pelière où je viens
dîner pour la première fois avec mon amie, et M. de
Charlus avec Morel, fils supposé d'un « intendant »
qui gageait trente mille francs par an de fixe, avait
une voiture et nombre de majordomes subalternes,
de lardiniers,' de régisseurs et de fermiers sous ses
ordres. Mais puisque j'ai tellement anticipé, je ne
veux cependant pas laisser le lecteur sous l'impression
214 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
d'une méchanceté absolue qu'aurait eue Morel. Il
était plutôt plein de contradictions, capable à
certains jours d'une gentillesse véritable.
Je tus naturellement bien étonné d'apprendre que
le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de
reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui
nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me
débita une histoire compliquée, selon laquelle iJ
était censé être rentré à Pans, d'où on l'avait deman-
dé pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde de
doute. Le renvoi du cocher fut cause que More!
causa un peu avec moi, afin de m'exprimer sa tris-
tesse relativement au départ de ce brave garçon.
Du reste, même en dehors des moments où j'étais
seul et où il bondissait littéralement vers moi avec
une expansion de joie, Morel, voyant que tout le
monde me faisait fête à la Raspelière et sentant
qu'il s'excluait volontairement de la familiarité de
quelqu'un qui était sans danger pour lui, puisqu'il
m'avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité
d'avoir envers 'ui des airs protecteurs (que je n'avais,
d'ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se
tenir éloigné de moi. J'attribuai son changement
d'attitude à l'influence de M. de Charlus, laquelle,
en effet, le rendait, sur certains points, moins borné,
plus artiste, mais sur d'autres, où il apphquait à la
lettre les formules éloquentes, mensongères, et
d'ailleurs momentanées, du maître, le bêtifiait
encore davantage. Ce qu'avait pu lu dire M. de
Charlus, ce tut, en effet, la seule chose que je supposai.
Comment aurais-je pu deviner alors ce qu'on me
dit ensuite (et dont je n'ai jamais été certain, les
affirmations d'Andrée siu" tout ce qui touchait
Albertine, surtout plus tard, m 'ayant tou)ours
semblé fort sujettes à caution car, comme nous
l'avons vu autrefois, elle n'aimait pas sincèrement
mon amie et était jalouse d'elle), ce qui en tout cas,
SODOME ET GOMORRHE 215
si c'était vrai, me fut remarquablement caché par
tous les deux : qu'Albertine connaissait beaucoup
Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du
' renvoi du cocher. Morel adopta à mon égard me
permit de changer d'avis sur son compte. Je gardai
de son caractère la vilaine idée que m'en avait tait
concevoir la bassesse que ce jeune homme m'avait
montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie,
tout aussitôt le service rendu, d'un dédain jusqu'à
sembler ne pas me voir. A cela il fallait l'évidence
de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et
aussi des instincts de bestialité sans suite dont la
non satisfaction (quand cela arrivait), ou les comph-
cations qu'ils entraînaient, causaient ses tristesses ;
mais ce caractère n'était pas si uniformément laid
et plein de contradictions. Il ressemblait à un vieux
livre du moyen âge, plein d'erreurs, de traditions
absurdes, d'obscénités, il était extraordinairement
composite. J'avais cru d'abord que son art, où il
était vraiment passé maître, lui avait donné des
supériorités qui dépassaient la virtuosité de l'exécu-
tant. Une fois que le disais mon désir de me mettre
au travail : a Travaillez, devene? illustre, me dit-il.
— De qui est cela ? lui demandai-je. — De Fontanes à
Chateaubriand. » Il connaissait aussi une correspon-
dance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, il
est lettré. Mais cette phrase, qu'il avait lue je ne sais
pas où, était sans doute la seule qu'il connût de
toute la littérature ancienne et moderne, car il me
la répétait chaque soir. Une autre, qu'il répétait
davantage pour m'empêcher de rien dire de lui à
personne, c'était celle-ci, qu'il croyait également
httéraire, qui est à peine française ou du moins
n'offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour
un domestique cachottier : a Méfions-nous des mé-
fiants. » Au fond, en allant de cette stupide maxime
jusqu'à la phrase de Fontanes à Chateaubriand, on
21 6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
eût parcouru toute une partie, variée mais moins
contradictoire qu'il ne semble, du caractère de
Morel. Ce garçon qui, pour peu qu'il y trouvât de
l'argent, eût fait n'importe quoi, et sans remords
— peut-être pas sans une contrariété bizarre, allant
jusqu'à la surexcitation nerveuse, mais à laquelle le
nom de remords irait fort mal — qui eût, s'il y trou-
vait son intérêt, plongé dans a peine, voire dans le
deuil, des familles entières, ce garçon qui mettait
l'argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté
au-dessus des sentiments de simple humanité les
plus naturels, ce même garçon mettait pourtant
au-dessus de l'argent son diplôme de i®'' prix du
Conservatoire et qu'on ne pût tenir aucun propos
désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contre-
point. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres
et plus injustifiables accès de mauvaise humeur
venaient-ils de ce qu'il appelait (er généralisant sans
doute quelques cas particuliers où il avait rencontré
des malveillants) la fourberie universelle. Il se flattait
d'y échapper en ne parlant jamais de personne, en
cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde.
(Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en ré-
sulter après mon retour à Paris, sa méfiance n'avait
pas « joué » à l'égard du chauffeur de Balbec, en qui
il avait sans doute reconnu un pareil, c'est-à-dire,
contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne
acception du mot, un méfiant qui se tait obstiné-
ment devant les honnêtes gens et a tout de suite
partie liée avec une crapule). Il lui semblait — et
ce n'était pas absolument faux — que cette méfiarce
lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu,
de ghsser, insaisissable, à trav-ers les plus dangereuses
aventures, et sans qu'on pût rien, non pas même
prouver, mais avancer contre lui, dans l'établisse-
ment de la rue Bergère. Il travaillerait, deviendrait
illustre, serait peut-être un jour, avec une respec-
SODOME ET GOMORRHE 217
tabilité intacte, maître du jury de violon aux con-
cours de ce prestigieux Conservatoire.
Mais c'est peut-être encore trop de logique dans
la cervelle de Morel que d'y laire sortir les unes des
autres les contradictions. En réalité, sa nature
était vraiment comme un papier sur lequel on a fait
tant de plis dans tous les sens qu'il est impossible de
s'y retrouver. Il semblait avoir des principes assez
élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par
les plu? grossières faute? d'orthosrraphe, passait des
heures à écrire à son frère qu'il avait mal agi avec
ses sœurs, qu'il était leur aîné, leur appui ; à ses
sœurs qu'elles avaient commis une inconvenance
vis-à-vis de lui-même.
Bientôt même, l'été finissant, quand on descendait
du train à Douville, le soleil, amorti par la brume,
n'était déjà plus, dans le ciel uniformément mauve,
qu'un bloc rouge. A la grande paix qui descend, le
soir, sur ces prés drus et salins et qui avait conseillé
à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart,
d'aller villégiaturer à Douville, s'ajoutait une humi-
dité qui les faisait rentrer de bonne heure dans les
petits chalets. Dans plusieurs de ceux-ci la lampe
était déjà allumée. Seules quelques vaches restaient
dehors à rega der la mer en meuglant, tandis que
d'autres s'intéressant plus à l'humanité, tournaient
leur attention vers nos voitures. Seul un neintre
qui avait dressé son chevalet sur une mince éminence
travaillait à essayer de rendre ce grand calme cette
umière apaisée. Peut-être les vaches allaieni-elles
ui servir inconsciemment et bénévolement de
modèles, car eur air contemplatif et leur présence
solitaire, quand 'es iiumains sont rentrés, contri-
buaient à leur manière, à la puissante impression de
repos que dégage le soir. Et quelques semaines pius
tard, la transposition ne tut pas moins agréable
quand, l'auiomne s'avaxiçani, les jours devinrent
2i8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
tout à fait courts et qu'il fallut faire ce voyage
dans la nuit. Si j'avais été faire un tour dans l'après-
midi, il fallait rentrer s'habiller au plus tard à cmq
heures, où maintenant le soleil rond et rouge «^tait
déjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis
détestée, et, comme quelque teu grégeois, 'ncendian
la mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques.
Quelque geste incantateur ayant suscité, pendant
que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole
qui était le mien quand j'allais avec Saint -Loup
dîner à Rivebelle et le soir où j'avais cru emmener
M"* de Stermaria dîner dans l'île du Bois, je fredon-
nais inconsciemment le même air qu'alors ; et c'est
seulement en m'en apercevant qu'à la chanson je
reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, en
effet, ne savait que celle-là. La première fois que je
l'avais chantée, je commençais d'aimer Albertine,
mais je croyais que je ne la connaîtrais jamais.
Plus tard, à Paris, c'était quand j'avais cessé de
l'aimer et quelques jours après l'avoir possédée pour
la première fois. Maintenant, c'était en l'aimant de
nouveau et au moment d'aller dîner avec elle, au
grand regret du directeur, qui croyait que je finirais
par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel, et qui
assurait avoir entendu dire qu'il régnait par là des
fièvres dues aux marais du Bac et à leurs eaux
«accroupies». J'étais heureux de cette multiplicité
que je voyais ains. à ma vie déployée sur trois plans ;
et puis, quand on redevient pour un instant un hom-
me ancien, c'est-à-dire différent de celui qu on esi
depuis longtemps, la sensibilité, n'étant plus amortie
par l'habitude, reçoit des moindres chocs des impres-
sions si vives qu'elles font pâlir tout ce qui les a pré-
cédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous
nous atiachons avec l'exaltation passagère d'un
ivrogne. Il faisait déjà nuit quand nous montions dans
romnibus ou la voiture qui allait nous mener à la gare
SODOME ET GOMORRHE 219
prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le
premier président nous disait : « Ah ' vous allez à la
Raspelière Sapristi, elle a du toupet M°»' \ erdurin,
de vous faire faire une heure de chemin de 1er dans
la nuit, pour diner seulement. El puis recommencer le
trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les
diables. On voit bien qu'il faut que vous n ayez rien
à faire », ajoutait-n en se frottant les mams. ^ans
doute parlait-il ainsi par mécontentement de ne pas
être invité, et aussi à cause de la sat'staction qu'ont
les hommes « occupés » — fût-ce par le travail le
plus sot — de 0 ne pas avoir le temps » de faire ce que
vous ♦aites.
Certes û est légitime que l'homme qui rédige des
rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres
d'afiaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand
il vous dit en ricanant : « C'est bon pour vous qui
n'avez rien à faire », un agréable sentiment de sa
supériorité. Mais celle-ci s'affirmerait tout aussi
dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville,
l'homme occupé le fait aussi), si votre divertissement
était d'écrire Hatnlct ou seu eirent de le lire. En quoi
les hommes occupés manquent de réflexion. Car la
culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-
temps d'oisifs quand ils la surprennent au moment
qu'on la pratique, ils devraient songer que c'est la
même qui, dans leur propre métier, met hors ûe pair
des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs
iiiagistrats ou administrateurs qu'eux, mai? devant
l'avancement rapide desquels ils s'inclinent en
disant : « h paraît que c'est un grand lettré, un indi-
vidu tout à fait distingué. » Mais surtout le premier
président ne se rendait pas compte que ce qui me
plaisait dans ces dîners à la Raspe ière, c'est que,
comme il le disait avec raison, quoique par cntique,
ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont
le charme me paraissait d'autant plus vil qu'il n'était
22C A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
pas son but à lui-même, qu'on n'y cherchait nulle-
ment le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers
laquelle on se rendait et qui ne laissait pas d'être
fort moditié par toute 'atmosphère qui l'entourait.
Il faisait déjà nuit maintenant quand l'échangeais la
chaleur de 'hôtel — de l'hôtel devenu mon foyer — -
pour le wagon où nous montions avec Albertine et
où le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à
certains arrêts du petit train poussif, qu'on était
arrivé à une gare. Pour ne pas risquer que Cottard
ne nous aperçût pas, et n'ayant pas entendu cner la
station l'ouvrais la portière, mais ce qui se précipi-
tait dans le wagon, ce n'était pas les fidèles, mais le
vent, ia pluie, le troid. Dans l'obscurité je distinguais
les champs, j'entendais la mer, nous étions en rase
campagne. Albertme, avant que nous rejoignions le
petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait
d'un nécessaire en or qu'elle emportait avec elle.
En effet, les premières fois, M""^ Verdurin l'ayant fait
monter dans son cabinet de toilette pour qu'elle
s'arrangeât avant le dîner, l'avais, au sein du calme
profond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé
un petit mouvement d'inquiétude et de jalousie à
être obligé de laisser Albertine au pied de l'escalier,
et je m'étais senti si anxieux pendart que j'étais seul
au salon, au milieu du petit clan, et me demandais
ce que mon am>e faisait en haut, que j'avais le len-
demain, par dépêche, après avoir demandé des
indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait
de plus élégant, commandé chez Cartier un néces-
saire qui était la joie d' Albertme et aussi la
mienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi
de la sollicitude de mon aime. Car elle avait
certainement dev ne que le n'aimais pas qu'elle
restât sans moi chez M™« Verdurin et s'arrangeait
à faire en wagon toute la toilette préalable au
dîner.
SODOME ET GOMORRHE 221
Au nombre des habitués de M™* Verdurin, et le
plus tidèle de tous, comptait maintenant, depuis
p usieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois \
fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans
les sa. les d'attente ou sur le quai de Doncières-
Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux
gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d'un
fard qui se remarque moins à la fin de la saison que
l'été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur
à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le peti
chemin de fer, il ne pouvait s'empêcher (seulement
par habitude de connaisseur, puisque maintenant il
avait un sentiment qui le rendait chaste ou du moins,
la plupart du temps fidèle) de jeter sur les hommes
de peine, les militaires, les jeunes gens en costume
de tennis, un regard turtif, à la fois inquisitorial et
timoré, après equel il baissait aussitôt ses paupières
sur ses yeux presque clos avec l'onction d'un ecclé-
siastique en train de dire son chapelet, avec la réserve
d'une épouse vouée à son unique amour ou d'une
jeune fille bien élevée. Les fidèles étaient d'autant
plus persuadés qu'il ne les avait pas vus, qu'il mon-
tait dans un compartiment autre que le leur (comme
faisait souvent aussi la princesse Sherbatofï), en
homme qui ne sait point si l'on sera content ou non
d'être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir
le trouver si vous en avez l'envie. Celle-ci n'avait pas
été éprouvée, les toutes premières fois, par le docteur,
qui avait voulu que nous le laissions seul dans son
compartiment. Portant beau son caractère hésitant
depuis qu'il avait une grande situation médicale,
c'est en souriant, en se renversant en arrière, en
regardant Ski par-dessus le lorgnon, qu'il dit par
malice ou pour surprendre de biais l'opinion des
camarades: «Vous comprenez, si j'étais seul, gar-
çon.,., mais, à cause de ma femme, je me demande si
je peux le laisser voyager avec nous après ce que vous
222 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
m'avez dit, chuchota le docteur. — Qu'est-ce que
tu dis ? demanda M^^^ Cottard. — Rien, cela ne te
regarde pas, ce n'est pas pour les femmes », répondit
en clignant de l'œil le docteur, avec une majestueuse
satisfaction de lui-même qui tenait le milieu entre
l'air pince-sans-rire qu'il gardait devant ses élèves
et ses malades et l'inquiétude qui accompagnait jadis
ses traits d'esprit chez les Verdurin, et il contmua à
parler tout bas. M™^ Cottard ne distingua que les
mots « de la confrérie » et « tapette », et comme dans
le langage du docteur le premier désignait la race
juive et le second les langues bien pendues, M"»«
Cottard conclut que M. de Charlus devait être un
Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu on tînt
le baron à 1 écart à cause de cela, trouva de son devoir
de doyenne du clan d'exiger qu'on ne le laissât pas
seul et nous nous acheminâmes tous vers le compar-
timent de M. de Charlus, guidés par Cottard, toujours
perplexe. Du coin où il lisait un volume de Balzac,
M. de Charlus perçut cette hésitation ; il n'avait
pourtant pas levé les yeux. Mais comme les sourds-
muets reconnaissent à un courant d'air, insensible
pour les autres, que quelqu'un arrive derrière eux,
il avait, pour être averti de la froideur qu'on avait à
son égard, une véritable hyperacuité sensonelle.
Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous
les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des
souffrances imaginaires. Comme ces névropathes qui,
sentant une légère fraîcheur, induisent qu'il doit y
avoir une fenêtre ouverte à l'étage au-dessus, entrent
en fureur et commencent à éternuer M. de Charlus, si
une personne avait devant lui montré un air préoc-
cupé, concluait qu'on avait répété à cette personne
un propos qu'il avait tenu sur elle. Mais il n'y avait
même pas besoin qu'on eût l'air distrait, ou l'air
sombre, ou l'air rieur, il les inventait. En revanche
la cordialité Im masquait aisément les médisances
SODOME ET GOMORRHE 223
qu'il ne connaissait pas. Ayant deviné la première
fois l'hésitation de Cottard, si, au grand étonnement
des fidèles qui ne se croyaient pas aperçus encore
par le liseur aux yeux baissés, il leur tendit la main
quand ils furent à distance convenable, il se contenta
d'une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement
redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main
i^antée de Suède la main que le docteur lui avait
tendue. « Nous avons tenu absolument à faire route
avec vous, Monsieur, et à ne pas vous laisser comme
cela seul dans votre petit coin. C'est un grand
plaisir pour nous, dit avec bonté M™* Cottard au
baron. — Je suis très honoré, récita le baron en
s'inclinant d'un air froid. — J'ai été très heureuse
d'apprendre que vous aviez définitivement choisi ce
pays pour y fixer vos tabem... » Elle allait dire
tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque et
désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une
allusion. Aussi se reprit-elle pour choisir une autre
des expressions qui lui étaient familières, c'est-à-dire
une expression solennelle : « pour y fixer, je voulais
dire « vos pénates » (il est vraj que ces divinités
n'appartiennent pas à la religion chrétienne non plus,
mais à une qu) est morte depuis si longtemps qu'elle
n'a plus d'adeptes qu'on puisse craindre de froisser),
t Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes,
le service d'hôpital du docteur, nous ne pouvons
jamais bien longtemps élire domicile dans un même
endroit. » Et lui montrant un carton : « Voyez d'ail-
leurs comme nous autres femmes nous sommes moins
heureuses que le sexe fort ; pour aUer aussi près que
chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d'em-
porter avec noi|s toute une gamme d'impedimenta. »
Moi je regardais pendant ce temps-là le volume de
Balzac du baron. Ce n'était pas un exemplaire
broché, acheté au hasard, comme le volume de
Bergotte qu'il m'avait prêté la première année.
224 ^ LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
C'était un livre de sa bibliothèque et, comme tel,
portant la devise : « Je suis au Baron de Charlus »,
à laquelle faisaient place parfois, pour montrer le
goût studieux des Guermantes : « In prœlits non
setnper d, et une autre encore : « Non sine labore ».
Mais nous les verrons bientôt renipiacées par d'autres
pour tâcher de plaire à Morel. M™* Cottard au bout
d'un instant, prit un sujet qu'elle trouvait plub
personne) au baron. « Je ne sais pas si vous êtes de
mon avis. Monsieur, lui dit-elle au bout d'un instant,
mais ie suis très large d'idées et, selon moi, pourvu
qu'on les pratique sincèrement, toutes les religions
sont bonnes. Je ne suis pas comme les gens que la
vue d'un... protestant rend hydrophobes. — On m'a
appris que la mienne était la vraie », répondit M. de
Charlus. « C'est un fanatique, pensa M™» Cottard ;
Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est
vrai qu'il était converti. » Or, tout au contraire, le
baron était non seulement chrétien, comme on le
sait, mais pieux à la façon du moyen âge. Pour lui,
comme pour les sculpteurs du xiii« siècle, l'Église
chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée
d'une foule d'êtres, crus parfaitement réels : pro-
phètes, apôtres, anges, saints personnages de toute
sorte, entourant le Verbe incamé, sa mère et son
époux, le Père Éternel, tous les martyrs et docteurs ;
tel que leur peuple en plein relief, chacun d'eux se
presse au porche ou remplit le vaisseau des cathé-
drales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi
comme patrons intercesseurs les archanges Michel,
Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents
entretiens pour qu'ils communiquassent ses prières
au Père Étemel, devant le trône de qui ils se tien-
nent. Aussi l'erreur de M™^ Cottard m'amusa-t-elle
beaucoup.
Pour quitter le terrain religieux, disons que le
docteur, venu à Paris avec le maigre bagage de
SODOME ET GOMORRHE 225
conseils d'une mère paysanne, puis absorbé par les
études, presque purement matérielles, auxquell^'
ceux qui veulent pousser loin leur carrière méaica'
sont obligés de se consacrer pendant un grai
nombre d'années, ne s'était iamais cultivé ; il avii
acquis plus d'autoritc, mais non pas d'expérience
il pnt à la lettre ce mot d'o honoré », en fut à la foi-
satisfait parce qu'il était vaniteux, et affligé parce
qu'il était bon garçon. « Ce pauvre de Charlus, dit-il
le soir à sa femme, il m'a fait de la peine quand il
m'a dit qu'il était honoré de voyager avec nous.
On sent, le pauvre diable, qu'il n'a pas de relations,
qu'il s'humilie. »
Mais bientôt, sans avoir besoin d'être guidés par
la charitable M™^ Cottard, les fidèles avaient réussi
à dominer la gêne qu'ils avaient tous plus ou moins
éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de
Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans
cesse à l'esprit le souvenir des révélations de Ski et
l'idée de l'étrangeté sexuelle qui était incluse en leur
compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même
exerçait sur eux une espèce d'attr?'t. Elle donnait
pour eux à la conversation du baron, d'ailleurs
remarquable, mais en des parties qu'ils ne pouvaient
guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à
côté la conversation des plus intéressants, de Brchot
lui-même, comme un peu fade. Dès le début d'ailleurs,
on s'était plu à reconnaître qu'il était intelligent.
« Le génie peut être voisin de la tolie », énonçait le
docteur, et si la princesse, avide de s'instruire, insis-
tait, li n'en disait pas plus, cet axiome étant tout ce
qu'il savait sur le génie et ne lui paraissant pas,
d'ailleurs, aussi démontré que tout ce qui a trait à
la fièvre typhoïde et à l'arthntisme. Et comme il
était devenu superbe et resté mal élevé : t Pas de
questions, princesse, ne m'interrogez pas, je suis au
bord de la mer pour me reposer. D'ailleurs vous ne
VoL X. Z5
226 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
me comprendriez pas, vous ne sa^'ez pas la médecine.»
Et la prmcesse se taisait en s'excusant, trouvant
Cottard un homme charmant, et comprenant que
les célébrités ne sont pas toujours abordables. A
cette première période on avait donc fini par trouver
M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce
que l'on nomme généralement ainsi). Maintenant,
c'était, sans s'en rendre compte, à cause de ce vice
qu'on le trouvait plus intelligent que les autres. Les
maximes les plus simples que. adroitement provoqué
par l'universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus
énonçait sur l'amour, la jalousie, la beauté, à cause
de l'expérience singulière, secrète, raffinée et mons-
trueuse où il les avait puisées, prenaient pour les
fidèles ce charme du dépaysagement qu'une psycho-
logie, analogue à celle que nous a ofterte de tout
temps notre httérature dramatique, revêt dans une
pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de
là-bas. On risquait encore, quand il n'entendait pas,
une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le
sculpteur, en voyant un jeune employé aux longs
cils de bayadère et que M. de Charlus n'avait pu
s'empêcher de dévisager, si le baron se met à faire de
l'œi au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d'arri-
ver, le train va aller à reculons. Regardez-moi la
manière dont il le regarde, ce n'est plus un petit
chemin de fer oii noub sommes, c'est un funiculeur. »
Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était
presque déçu de voyager seulement entre gens comme
tout le monde et de n'avoir pas auprès de soi ce
personnage peinturluré, pansa et clos, semblable à
quelque boîte de provenance exotique et suspecte
qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits aux-
quels l'idée de goûter seulement vous soulèverait le
cœur. A ce point de vue, les fidèles de sexe mascu'^n
avaient des satisfactions pius vives, dan<î la couiie
parue du trajet qu'on faisait entre Saint-Martin-du-
SODOME ET GOMORRHE 227
Chêne, où montait M, de Charlus, et Doncières,
station où on était rejoint par Morel. Car tant que le
violoniste n'était pas là (et si les dames et Albertine,
faisant bande à part pour ne pas gêner la conversa-
tion, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait
pas pour ne pas avoir l'air de fuir certains sujets et
parler de 0 ce qu'on est convenu d'appeler les mau-
vaises mœurs ■'. Albertine ne pouvait le gêner, car
elle était toujours avec les dames, par grâce de jeune
fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la
liberté de la conversation. Or je supportais aisément
de ne pas l'avoir à côté de moi, à condition toutefois
qu'elle restât dans le même wagon. Car moi qui\
n'éprouvais plus de jalousie ni guère d'amour pour
elle, ne pensais pas à ce qu'elle faisait les jours où je
ne la voyais pas, en revanche, quand i 'étais là, une
simple cloison, qui eiit pu à la rigueur dissimuler une
trahison, m'était insupportable, et si eUe allait avec
les dames dans le compartiment voism, au bout d'un
instant, ne pouvant plus tenir en place, au nsque de
froisser celui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus,
et à qui je ne pouvais expliquer la raison de ma
fuite, je me levais, les plantais là et, pour voir s'il
ne s'y faisait rien d'anormal, passais à coté. Et jusqu'à
Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer,
parlait parfois fort crûment de mœurs qu'il déclarait
ne trouver pour son compte m bonnes ni mauvaises.
Il le faisait par habileté pour montrer sa largeur
d'espnt, persuadé qu'il était que les siennes n'éveil-
laient guère de soupçon dans l'esprit des hdèles.
Il pensait bien qu'il y avait dans l'univers quelques
personnes qui étaient, selon une expression qui lui
devint plus tard familière, « fixées sur son compte ».
Mais il se figurait que ces personnes n'étaient pas
plus de trois ou quatre et qu'il n'y en avait aucune
sur la côte normande. Cette illusion peut étonner
de la part de quelqu'un d'aussi fin, d'aussi inquiet.
228 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Même pour ceux qu'il croyait plus ou moins rensei-
gnés, il se rtattait que ce ne fût que dans le vague,
et avait la prétention, selon qu'il leur dirait telle
ou telle chose, de mettre telle personne en dehors
des suppositions d'un mterlocuteur qui, par poli-
tesse, faisait semblant d'accepter ses dires. Même
se doutant de ce que je pouvais savoir ou supposer
sur lui, il se figurait que cette opinion, qu'il croyait
beaucoup plus ancienne de ma part qu'elle ne l'était
en réalité, était toute générale, et qu'il lui suffisait
de nier tel ou tel détail pour être cru, alors qu'au
contraire, si la connaissance de l'ensemble précède
touiours celle des détails, eDe facilite infiniment
l'investigation de ceux-ci et, ayant détruit le pouvoir
d'invisibilité, ne permet plus au dissimulateur de
cacher ce qu'il lin plaît Certes, quand M. de Charlus,
invité à im dîner par tel fidèle ou tel ami des fidèles,
prenait les détours les plus compliqués pour amener,
au miJ.eu des noms de dix personnes qu'il citait, le
nom de Morel, il ne se doutait guère qu'aux raisons
toujours différentes qu'il donnait du plaisir ou de la
commodité qu'il pourrait trouver ce soir-là à être
invité avec lui. ses hôtes, en ayant l'air de le croire
panaitement, en substituaient une seule, toujours Ja
même, et qu'il croyait ignorée d'eux, à savoir qu'il
l'aimait. De même M'»^ Verdurin, semblant toujours
avoir l'air d'admettre entièrement les motifs mi-
artistiques, m'-humanitaires, que M. de Charlus lui
donnait de l'intérêt qu'il portait à Morel, ne cessait
de remercier avec émotion le baron des bontés tou-
chantes, disait-elle, qu'il avait pour le violoniste.
Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un
)0ur que Morel et lui étaient en retard et n'étaient
pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la
Patronne dire : « Nous n'attendons plus que ces
demoiselles ! » Le baron eût été d'autant plus stupé-
fait que, ne bougeant guère de la Raspelière, il y
SODOME ET GOMORRHE 229
faisait figure de chapelain, d'abbé du répertoire, et
quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures
de p>ermission^ y couchait deux nuits de suite. M"*«
Verdurin leur donnait alors deux chambres commu-
nicantes et, pour les mettre à l'aise, disait : « Si vous
avez envie de taire de la musique, ne vous gênez pas,
les murs sont comme ceux d'une forteresse, vous
n'avez personne à votre étage, et mon mari a un
sommeil de plomb. » Ces jours-là, M. de Charlus
relayait la princesse en allant chercher les nouveaux
à la gare, excusait M""^ Verdurin de ne pas être venue
à cause d'un état de santé qu'il décrivait si bien
que les invités entraient avec une figure de circons-
tance et poussaient un cri d'étonnement en trouvant
la Patronne alerte et debout, en robe à demi décolletée.
Car M. de Charlus était momentanément devenu,
pour M°»« Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde
princesse Sherbatoff. De sa situation mondaine elle
était beaucoup moins sûre que de celle de la princesse,
se figurant que, si celle-ci ne voulait voir que le
petit noyau, c'était par mépris des autres et prédi-
lection pour lui. Comme cette feinte était justement
le propre des Verdurin, lesquels traitaient d'ennuyeux
tous ceux qu'ils ne pouvaient fréquenter, il est in-
croyable que la Patronne pût croire la pr ncesse une
âme d'acier, détestant le chic. Mais elle n'en démor-
dait pas et était persuadée que, pour la grande dame
aussi, c'était sincèrement et par goût d'inteliectualité
qu'elle ne fréquentait pas les ennuyeux. Le nombre
de ceux-ci diminuait, du reste, à l'égard des Verdurin.
La vie de bains de mer était à une présentation les
conséquences pour l'avenir qu'on eût pu redouter à
Paris. Des hommes brillants, venus à Balbec sans
leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière
faisaient des avances et d'ennuyeux devenaient
exquis. Ce fut le cas pour le pnnce de Guermantes,
que l'absence de la prmcesse n'aurait pourtant pas
230 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si
l'aimant du dreyfusisme n'eût été si puissant qu'il
lui fit monter d'un seul trait les pentes qui mènent
à la Raspelière, malheureusement un jour où la
Patronne était sortie. M™« Verdurin, du reste, n'était
pas certame que lui et M. de Charlus fussent du
même monde. Le baron avait bien dit que le duc de
Guermantes était son frère, mais c'était peut-être
le mensonge d'un aventurier. Si élégant se fût-il
montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin,
la Patronne hésitait presque à l'inviter avec le prince
de Guermantes. Elle consulta Ski et Brichot : « Le
baron et le prince de Guermantes, est-ce que ça
marche ? — Mon Dieu, Madame, pour l'un des deux
je crois pouvoir le dire. — Mais l'un des deux, qu'est-
ce que ça pent me faire ? avait repris M'°« Verdurin
irritée. Je vous demande s'ils marchent ensemble ? —
Ah ! Madame, voilà des choses qui sont bien difficiles
à savoir. » M»« Verdurin n'y mettait aucune malice.
Elle était certaine des mœurs du baron, mais quand
elle s'exprimait ainsi elle n'y pensait nullement, mais
seulement à savoir si on pouvait inviter ensemble le
prince et M. de Charlus, si cela corderait. Elle ne
mettait aucune intention malveillante dans l'emploi
de ces expressions toutes faites et que les « petits
clans » artistiques favorisent. Pour se parer de M. de
Guermantes, elle voulait l'emmener, l'après-midi qui
suivrait le déjeuner, à une fête de charité et où des
mari r. s de la côte figureraient un appareillage. Mais
n'ayant pas le temps de s'occuper de tout, elle délé-
gua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron,
a Vous comprenez, il ne faut pas qu'ils restent
immobiles comme des moules, il faut qu'ils aillent,
qu'ils viennent, qu'on voie le branle-bas, je ne sais
pcis le nom de tout ça. Mais vous, qui allez souvent
au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire
faire une répétition sans vous fatiguer. Vous devez
SODOME ET GOMORRHE 231
vous y entendre mieux que moi, M. de Charlus, à
faire marcher des petits marins. Mais, après tout,
nous nous donnons bien du mal pour M. de Guer-
mantes. C'est peut-être un imbécile du Jockey. Oh !
mon Dieu, je dis du mal du Jockey, et il me semble
me rappeler que vous en êtes. Hé baron, vous ne me
répondez pas. est-ce que vous en êtes ? Vous ne
voulez pas sortir avec nous ? Tenez, voici un livre
que j'ai reçu, je pense qu'il vous intéressera. C'est
de Roui on. Le titre est joli : « Parmi les hommes. «
Pour ma part, j'étais d'autant plus heureux que
M. de Charlus fût assez souvent substitué à la prm-
cesse Sherbatoff, que j'étais très mal avec celle-ci,
pour une raison à la fois insignifiante et profonde.
Un jour que j'étais ians le petit train, comblant de
mes prévenances, comme toujours, la princesse
Sherbatoff, j'y vis monter M™^ de Villeparisis. Elle
était en effet venue passer quelques semaines chez
la princesse de Luxembourg, mais» enchaîné à ce
besoin quotidien de voir Albertine, je n'avais jamais
répondu aux invitations multipliées de la marquise
et de son hôtesse royale. J'eus du remords en voyant
l'amie de ma grand'mère et, par pur devoir (sans
quitter la princesse Sherbatoff) je causai assez long-
temps avec elle. J'ignorais, du reste, absolument
que M™« de Villepansis savait très bien qui était
ma voisine, mais ne voulait pas la connaître. A la
station suivante, M™"^ ae Villeparisis quitta le wagon,
je me reprochai même de ne pas l'avoir aidée à
descendre ; j'allai me rasseoir à côté de la princesse.
Mais or eiit dit — cataclysme fréquent chez les
personnes dont la situation est peu solide et qui
craignent qu'on n'ait entendu parler d'elles en mal,
qu'on les méprise — qu'un changement à vue s'était
opéré. Plongée dans sa Revue des Deux-Mondes,
M™« Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres à
mes questions et unit par me dire que je lui donnais
232 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime.
Quand je dis au revoir à la princesse, le sourire habi-
tuel n'éclaira pas son visage, vm salut sec abaissa
son menton, elle ne me tendit même pas la main et
• ne m'a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler
— je ne sais pas pour dire quoi — aux Verdunn, car
dès que je demandais à ceux-ci si je ne ferais pas
bien de faire une politesse à la princesse Sherbatoff,
tous en chœur se précipitaient : « Non ! Non ! Non 1
Surtout pas ! Elle n'aime pas les amabilités ! » On
ne le faisait pas pour me brouiller avec elle, mais
elle avait réussi à faire croire qu'elle était insensible
aux prévenances, une âme inaccessible aux vanités
de ce monde. Il faut avoir vu l'homme politique qui
passe pour le plus entier, le plus intransigeant, le
plus inapprochable depuis qu'il est au pouvoir ;
il faut l'avoir vu au temps de sa disgrâce, mendier
timidement, avec un sourire brillant d'amoureux, le
salut hautain d'un journaliste quelconque ; il faut
avoir vu le redressement de Cottard (que ses nou-
veaux malades prenaient pour une barre de fer), et
savoir de quels dépits amoureux, de quels échecs de
snobisme étaient faits l'apparente hauteur, l 'anti-
snobisme universellement admis de la princesse
Sherbatoff, pour comprendre que dans l'humanité
la règle — qui comporte des exceptions naturelle-
ment — est que les durs sont des faibles dont on n'a
pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu'on
veuille ou non d'eux, ont seuls cette douceur que le
vulgaire prend pour de la faiblesse.
Au reste je ne dois pas juger sévèrement la prin-
cesse Sherbatoff. Son cas est si fréquent ! Un jour,
à l'enterrement d'un Guermantes, un homme re-
marquable placé à côté de moi me montra un Mon-
sieur élancé et pourvu d'une johe hgure. « De tous
les Guermantes, me dit mon voisin, celui-là est le
plut inoul^ le plus singulier. C'est le frère du duc. >
SODOME ET GOMORRHE 233
Je lui répondis imprudemment qu'il se trompait, que
ce Monsieur, sans parenté aucune avec les Guer-
miantes. s'appelait Fourn^er-Sarlovèze. L'homme
remarquable me tourna le dos et ne m'a plus jamais
salué depuis.
Un grand musicien, membre de l'Institut, haut
dignitaire officiel, et qui connaissait Ski passa par
Harembouville, où il avait une nièce, et vint à un
mercredi des Verdunn. M. de Charlus tut particu-
lièrement aimable avec lui (à la demande de Morel)
et surtout pour qu'au retour à Paris, l'académicien
lui permît d'assister à différentes séances privées,
répétitions, etc., où jouait le violoniste. L'académi-
cien flatté, et d'ailleurs homme charmant, promit et
tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes
les amabilités que ce personnage (d'ailleurs, en ce qui
le concernait, aimant uniquement et profondément
les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu'il
lui procura pour voir ^lorel dans les Ueux officiels
où les prof?.nes n'entrent pas, de toutes les occasions
données par le célèbre artiste au jeune virtuose de
se produire, de se faire connaître, en le désignant,
de préférence à d'autres, à talent égal, pour des
auditions qui devaient avoir un retentissement
particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pas
qu'il en devait au maître d'autant plus de recon-
naissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si
l'on aime mieux, deux fois coupable, n'ignorait rien
des relations du violoniste et de son noble protecteur.
Il les favorisa, certes sant- sympathie pour elles, ne
pouvant comprendre d'autre amour que celui de la
temme, qui avait inspiré toute sa musique, mais par
indifférence morale, complaisance et serviabilité
professionnelles, amabihté mondaine, snobisme.
Quant à des doutes sur le caractère de ces relations,
il en avait si peu que, dès le premier dîner à la Kas-
pehère, il avait demandé à Ski, en parlant de M. de
234 ^ LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Charlus et de Morel comme il eût fait d'un homme et
de sa maîtresse : « Est-ce qu'il y a longtemps qu'ils
sont ensemble ? » Mais trop homme du monde pour
en laisser nen voir aux intéressés, prêt, si parmi
les camarades de Morel il s'était produit quelques
commérages, à les réprimer et à rassurer Morel en
lui disant paternellement : « On dit cela de tout le
monde aujourd'hui », il ne cessa de combler le baron
de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais
naturelles, incapable de supposer chez l'illustre
maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots
qu'on disait en l'absence de M. de Charlus, les « à
peu près » sur More', personne n'avait l'ârpe assez
basse pour les lui répéter. Et pourtant cette simple
situation suffit à montrer que même cette chose uni-
versellement décriée, qui ne trouverait nulle part un
défenseur : «le potin », lui aussi, soit qu'il ait pour objet
nous-même et nous devienne ainsi particuhèrement
désagréable, soit qu'il nous apprenne sur un tiers
quelque chose que nous ignorions, a sa valeur psy-
chologique. Il empêche l'esprit de s'endormir sur la
vue factice qu'il a de ce qu il croit les choses et qui
n'est que leur apparence. Il retourne celle-ci avec
la dextérité magique d'un philosophe idéaliste et nous
présente rapidement un coin insoupçonné du revers
de l'étofie. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces
mots dits par certaine tendre parente : « Comment
veux-tu que Même soit amoureux de moi ? tu oublies
donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle
avait un attachement véritable, profond, pour M. de
Charlus. Comment alors s'étonner que, pour les
Verdurin, sur l'affection et la bonté desquels il
n'avait aucun droit de compter, les propos qu'ils
disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement,
on le verra, des propos) fussent si différents de ce
qu'il les imaginait être, c'est-à-dire du simple reflet
de ceux qu'il entendait quand il était là ? Ceux-là
SODOME ET GOMORRHE 235
seuls ornaient d'inscriptions affectueuses le petit
pavillon idéal où M. de Charlus venait parfois rêver
seul, quano il introduisait un instant son imagination
dans l'idée que les Verdurin avaient de lui. L'atmos-
phère y était SI sympathique, si cordiale, le repos
si réconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de
s'endormir, était venu s'y délasser un instant de ses
soucis, il n'en sortait jamais sans un sourire. Mais,
pour chacun de nous, ce genre de pavillon est double :
en face de celui que nous croyons être l'unique, il y
a l'autre, qui nous est habituellement invisible, le
vrai, symétrique avec celui que nous connaissons,
mais bien différent et dont l'ornementation, 011 nous
ne reconnaîtrions rien de ce que nous nous attendions
à voir, nous épouvanterait comme faite avec les
symboles odieux d'une hostilité insoupçonnée. Quelle
stupeur pour M. de Charlus, s'il avait pénétré dans
un de ces pavillons adverses, grâce à quelque potin,
comme par un de ces escaliers de service oîi des
graffiti obscènes sont charbonnés à la porte des ap-
partements par des fournisseurs mécontents ou des
domestiques renvoyés I Mais, tout autant que nous
sommes privés de ce sens de l'orientation dont sont
doués certains oiseaux, nous manquons du sens de la
visibihté, comme nous manquons de celui des dis-
tances, nous imaginant toute proche l'attention
intéressée des gens qui, au contraire, ne pensent
jamais à nous et ne soupçonnant pas que nous
sommes, pendant ce temps-là, pour d'autres leur
seul souci.jAinsi M. de Charlus vivait dupé comme le
poisson qui croit que l'eau où il nage s'étend au
delà du verre de son aquarium qui lui en présente
le reflet, tandis qu'il ne voit pas à côté de lui, dans
l'ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou
le pisciculteur tout-puissant qui, au moment imprévu
et fatal, différé en ce moment à l'égard du baron
(pour qui le pisciculteur, à Paris, sera M"»* Verdurin),
236 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
le tirera sans pitié du milieu où il aimait vivre pour
le rejeter dans im autrepAu surplus, les peuples, en
tant qu'ils ne sont que des collections d'individus,
peuvent offrir des exemples plus vastes, mais iden-
tiques en chacune de leurs parties, de cette cécité
profonde, obstmée et déconcertante. Jusqu'ici, si
elle était cause que M. de Charlus tenait, dans le
petit clan, des propos d'une habileté inutile ou d'une
audace qui faisait sourire en cachette, elle n'avait
pas encore eu pour lui m ne devait avoir, à Balbec,
de graves inconvénients. Un peu d'albumine, de
sucre, d'arythmie cardiaque, n'empêche pas la vie
de continuer normale pour celui qui ne s'en aperçoit
même pas, alors que seul le médecin y voit la pro-
phétie de catastrophes. Actuellement le goût — pla-
tonique ou non — de M. de Charlus pour Morel
poussait seulement le baron à dire volontiers, en
l'absence de Morel, qu'il le trouvait très beau, pen-
sant que cela serait entendu en toute innocence, et
agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à
déposer devant un tribunal, ne craindra pas d'entrer
dans des détails qui semblent en apparence désavan-
tageux pour lui, mais qui à cause de cela même,
ont plus de naturel et moins de vulgarité que les
protestations conventionnelles d'un accusé de théâtre.
Avec la même liberté, toujours entre Doncières-
Ouest et Saint-Martin-du-Chêne — ou le contraire
au retour — M. de Charlus parlait volontiers de
gens qui ont, naraît-ii, des mœurs très étranges,
et ajoutait même : o Après tout, je dis étranges,
je ne sais pas pourquoi, car cela n'a nen de si
étrange », pour se montrer à soi-même combien il
était à l'aise avec son public. Et il l'était en eftet,
à condition que ce fût lui qui eût l'initiative
des opérations et qu'il sût la galerie muette et
sonnante, désarmée par la crédulité ou la bonne
éducation.
SODOME ET GOMORRHE 237
Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admira-
tion pour la beauté de Morel, comme si elle n'eût
eu aucun rapport avec un goût — appelé vice — il
traitait de ce vice mais comme s'il n'avait été nul-
lement le sien. Parfois même il n'hésitait pas à
l'appeler par son nom. Comme, après avoir regardé
la belle reliure de son Balzac, je lui demandais ce
qu'il préférait dans la Comédie Humaine, ,ii me
répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe :
« Tout l'un ou tout l'autre, les petites miniatures
comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée,
ou les grandes fresques comme la série des Illusions
perdues. Comment ! vous ne connaissez pas les
Illusions perdues ? C'est si beau, le moment oti
Carlos Herrera demande le nom du château devant
lequel passe sa calèche : c'est Rastignac, la demeure
du jeune homme qu'il a aimé autrefois. Et l'abbé
alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait,
ce qui était bien spirituel, la Tristesse d'Olympio de
la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me rap-
pelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse,
à qui lui demandait quel événement l'avait le plus
affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré
dans Splendeurs et Misères. » — Je sais que Balzac
se porte beaucoup cette année, comme l'an passé le
pessimisme, interrompit Brichot. Mais, au risque de
contrister les âmes en mal de déférence balzacienne,
sans prétendre. Dieu me damne, au rôle de gendarme
de lettres et dresser procès-verbal pour fautes de
grammaire, j'avoue que le copieux improvisateur,
dont vous me semblez surfaire singulièrement les élu-
cubrations effarantes, m'a toujours paru un scribe
insuffisamment méticuleux. J'ai lu ces Illusions Per-
dues dont vous nous parlez, baron, en me torturant
pour atteindre à une ferveur d'initié, et je confesse en
toute simpUcité d'âme que ces romans-feuilletons,
rédigés en pathos, en galimatias double et triple
238 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
{Esther heureuse, Où mènent les mauvais chemins, A
combien l'amour revient aux vieillards), m'ont tou-
jours fait l'effet des mystères de Rocambole, promus
par inexpKcable faveur à la situation précaire de chef-
d'œuvre. — Vous dites cela parce que vous ne con-
naissez pas la vie, dit le baron doublement agacé, car
il sentait que Brichot ne comprendrait ni ses raisons
d'artiste, ni les autres. — J'entends bien, répondit
Brichot, que, pour parler comme Maître François
Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbona-
gre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout
autant que les camarades, j'aime qu'un Ivre donne
l'impression de la sincérité et de la vie, je ne suis
pas de ces clercs... — Le quart d'heure de Rabelais,
interrompit le docteur Cottard avec un air non plus
de doute, mais de spirituelle assurance. — ... qui
font vœu de littérature en suivant la règle de l'Ao-
baye-aux-Bois dans l'obédience de M. le vicomte de
Chateaubriand, grand maître du chiqué, selon la
règle stricte des humanistes. M. le vicomte de Cha-
teaubriand... — Chateaubriand aux pommes ? inter-
rompit le docteur Cottard. — C'est lui le patron de
la confrérie, continua Brichot sans relever la plai-
santerie du docteur, lequel, en revanche, alarmé par
la phrase de l'universitaire, regarda M. de Charlus
avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de
tact à Cottard, duquel le calembour avait amené un
an sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff.
— Avec le professeur, l'ironie mordante du parfait
sceptique ne perd jamais ses droits, dit-elle par
amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin
n'avait pas passé inaperçu pour elle. — Le sage est
forcément sceptique, répondit le docteur. Que
sais-je ? yvwQi ceavrov, disait Socrate. C'est t^-ès
juste, l'excès en tout est un défaut. Mais je reste
bleu quand je pense que cela a sutii à faire durer le
nom de Socrate jusqu'à nos jours. Qu'est-ce qu'il y
SODOME ET GOMORRHE 239
a dans cette philosophie ? peu de chose en somme.
Quand on pense que Charcot et d'autres ont fait
des travaux mille fois plus remarquables et qui
s'appuient, au moins, sur quelque chose, sur la
suppression du réflexe pupillaire comme syndrome
de la paralysie générale, et qu'ils sont presque
oubhés ! En somme, Socrate, ce n'est pas extraordi-
naire. Ce sont des gens qui n'avaient rien à faire,
qui passaient toute leur journée à se promener, à
discutailler. C'est comme Jésus-Christ : Aimez-vous
les uns les autres, c'est très joh. — Mon ami..., pria
M™e Cottard. — Naturellement, ma femme proteste,
ce sont toutes des névrosées. — Mais, mon petit
docteur, je ne suis pas névrosée, murmura M™«
Cottard. — Comment, elle n'est pas névrosée ?
quand son fils est malade, elle présente des phéno-
mènes d'insomnie. Mais enfin, je reconnais que
Socrate, et le reste, c'est nécessaire pour une culture
supérieure, pour avoir des talents d'exposition. Je
cite toujours le y^wôi ceavTov à mes élèves pour le
premier cours. Le père Bouchard, qui l'a su, m'en a
félicité. — Je ne suis pas des tenants de la forme
pour la forme, pas plus que je ne thésauriserais en
poésie la rime millionnaire, reprit Brichot. Mais,
tout de même, la Comédie Humaine — bien peu
humame — est par trop le contraire de ces œuvres
où l'art excède le fond, comme dit cette bonne rosse
d'Ovide. Et il est permis de préférer un sentier à
mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l'Ermi-
tage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-
Loups où René remplissait superbement les devoirs
d'un pontificat sans mansuétude, et les Jardies où
Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne s'arrê-
tait pas de cacographier pour une Polonaise, en
apôtre zélé du charabia. — Chateaubriand est
beaucoup plus vivant que vous ne dites, et Balzac
est tout de même un grand écrivain, répondit M. de
240 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann
pour ne pas être irrité par Bnchot, et Balzac a
connu jusqu'à ces passions que tout le monde
ignore, ou n'étudie que pour les flétrir. Sans reparler
des immortelles lUustons Perdues. Sarrazine, la
Fille aux yeux d'or, Une passion dans le désert,
même Tassez énigmatique Fausse Maîtresse, viennent
à l'appui de mon dire. Quand \e parlais de ce côté
t hors de nature » de Balzac à Swann, il me disait :
t Vous êtes du même a\is que Taine. » Je n'avais pas
l'honneur de connaître M. Taine. ajouta M. de
Charlus (avec cette irritante habitude du « Monsieur »
inutile qu'ont les gens du monde, comme s'ils
croyaient, en taxant de Monsieur un grand ecnvam,
lui décerner un honneur, peut-être garder les dis-
tances, et bien faire savoir qu'ils ne le connaissent
pas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais
pour fort honoré d'être du même avis que lui. »
D'ailleurs, malgré ces habitudes mondaines ridicules,
M. de Charlus était très intelligent, et il est probable
que si quelque mariage ancien avait noué une
parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eût
ressenti (non moins que Balzac d'ailleurs) une
satisfaction dont il n'eût pu cependant s'empêcher
de se targuer comme d'une marque de condescen-
dance admirable.
Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-
Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de
Charlus ne pouvait pas s'empêcher de les regarder,
mais, comme il abrégeait et dissimulait l'attention
qu'il leur prêtait, elle prenait l'air de cacher un secret,
plus particulier même que le véritable ; on aurait
dit qu'il les connaissait, le laissait malgré lui paraître
après avoir accepté son sacrifice, avant de se retour-
ner vers nous, comme font ces enfants à qui, à la
suite d'une brouiUe entre parents, on a défendu de
dire bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu'ils les
SODOME ET GOMORRHE 241
rencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête
avant de retomber sous la férule de leur précepteur.
Au moi tiré du errec dont M. de Charlus, parlant
de Balzac, avait fait suive l'allusion à la Tristesse
d'Olympio dans Splendeurs et Misères, Ski. Bnchot
et Cottard s'étaient regardés^ avec un sourire peut-être
moins ironH|ue qu'empreint de 'a satisfaction qu'au-
'aieni des dîneurs qui réussiraient à taire oarier
!)rey1u> de sa propre artaire, ou l' Impératrice de son
règne On comptait bien le pou->eT un peu sur ce
sujet mais c était déjà Doncières, où Morel nous
rejoigna't. Devant lui, M. de Charlus surveillait
soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut
le ramener à l'amour de Carlos Herrera pour Lucien
de Rubempré, le baron prit l'air contrané, mysté-
rieux, et finalement (voyant qu'on ne l'écoutait pas)
sévère et justicier d'un père qui entendrait dire des
indécences devant sa tille. Ski ayant mis quelque
entêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux
hors de la tête, élevant la voix, dit d'un ton signi-
ficatif, en montrant Albertine qui pourtant ne
pouvait nous entendre, ocvupée à causer avec
M™« Cottard et la princesse Sherbatoff et sur le ton
à double sens de queiqu un qui veut donner une
leçon à des gens mal élevée : çjTJé' crois qu'il serait
temps de parlei de choses qui puissent intéresser
cette jeune fille. « Mais je compris bien que, pour
lui, la ^eune Mlle était non pas Albertine, mais Morel ;
il témoigna, du reste, plus tard de l'exactitude de
mon interprétation par les expressions dont il se
servit quand il demanda qu'on n'eût plus de ces
conversations devant Morel. « Vous savez, me dit-il,
en panant du violoniste, qu'il n'est paa du tout ce que
vous pourriez croire, c'est un petit très honnête,
qui est toujours resté sage, très séneux. » Et on
sentait à ces mots que M. de Charlus considérait
l'inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant
Vol. X. 16
242 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
pour ^ ieunes gens que la prostitution pour les
femînes^'et que, s'il se servait pour Morel de l'épithète
de «sérieux», c'était dans le sens qu'elle prend
appliquée à une petite ouvrière. Alors Bnchot pour
changer la conversation, me demanda si je comjitais
rester encore longtemps à Incarville. J'avais eu beau
lui taire observer plusieurs fois que j'habitais non pas
Incarville mais Balbec, il retombait toujours dans sa
faute, :ar c'est sous le nom d'Incarville ou de Balbec-
Incarville qu'il désignait cette partie du httoral.
Il y a ainsi des gens qui parlent des mêmes choses
que nous en les appelant d'un nom un peu différent.
Une certaine dame du faubourg Saint-Germain me
demandait toujours, quand elle voulait parler de la
duchesse de Guermantes, s'il y avait longtemps que
je n'avais vu Zénaide, ou Oriane-Zénaïde, ce qui
fait qu'au premier moment le ne comprenais pas.
Probablement il y avait eu un temps oîi, une parente
de M'"'^ de Guermantes s'appelant Ot 'ane. on l'appe-
lait, elle, pour éviter les confusions. Onane-Zenaide.
Peut-être aussi y avait-il eu d'abord une gare seule-
ment à Incarville, et allait-on de là en voiture à
Balbec. « De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine
étonnée du ton solennel de père de tamille que venait
d'usurper M. de Charlus. — De Balzac, se hâta de
répondre le baron, et vous avez justement ce soir
la tc"-ette de la princesse de Cadiguan, pas la pre-
mière, celle du dîner, mais la seconde. » Cette ren-
contre tenait à ce que, pour choisir des toilettes à
Albertine, je m'inspirais du goûi qu'elle s'était
formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une
sobriété qu'on eût pu appeler britannuiue s'il ne s'y
était allié plus de douceur, de mollesse française. Le
plus souvent, les robes qu'il préférait offraient aux
regards une harmonieuse combinaison de couleurs
gnses, comme celle de Diane de Cadiyinan. Il n'y
avait guère que M. de Charlus pour savoir apprécier
SODOME ET GOMORRHE 243
à leur véritable valeur les toilettes d'Albertine ;
tout de suite ses yeux découvraient ce qui en faisait
la rareté, le prix ; il n'aurait janiais dit le nom d'une
étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur.
Seulement il aimait mieux — pour les lemmes — un
peu plus d'éclat et de couleur que n'en tolérait Elstir.
Aussi, ce soir-là, me lança-t-elle un regard moitié
souriant, moitié inquiet, en couiDant son petit
nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa iupe
de crêpe de chine gris, sa iaquette de cheviote grise
laissait croire qu'Alberfne était tout en gns. Mais
me faisant si^ne de I aider, parce que ses manches
bouffantes avaient besoin d'être aplaties ou relevées
pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta ceile-ci,
et comme ces manches étaient d'un écossais très
doux, rose, bleu pâle, verdàtre. gorge-de-pigeon, ce
fut comme si dans un ciel gris s'était formé un
arc-en-ciel Et elle se demandait si cela allait plaire à
M. de Charlus. « Ah ! s'écria celui-ci ravi, voilà un
rayon, un prisme de couleur. Je vous tais tous mes
compliments, — Mais Monsieur seul en a mérité,
répondit gentiment Albertine en me désignant, car
elle aimait montrer ce qui lui vena.t de moi. — Il
n'y a que les femmes qui ne savent pas- s'habiller
qui craignent la couleur, reprit M. de Chanus. On
peut être éclatante sans vulgarité et douce sans
fadeur. D'ailleurs vous n'avez pas les mêmes raisons
que M™e de Cadignan de vouloir paraître détachée
de la vie, car c'était l'idée qu'elle voulait inculquer
à d'Arthez par cette toilette grise. » Albertine, qu'in-
téressait ce muet langage des robes, questionna
M. de Charlus sur la princesse de Cadignan. « Oh 1
c'est une nouvelle exquise, dit le baron d'un ton rê-
veur. Je connais le petit iardin où Diane de Cadignan
se promena avec M. d'Espard. C'est celui d'une de
mes cousines. — Toutes ces questions du lardin de
sa, cousine, miirmura Bnchot à Cottaxd, peuvent, de
244 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
même que sa généalogie, avoir du prix povir cet
excellent baron. Mais quel intérêt cela a-t-il pour nous
qui n'avons pas le privilège de nous y promener, ne
connaissons pas cette dame et ne possédons pas de
titres de noblesse ? » Car Brichot ne soupçonnait pas
qu'on pût s'intéresser à une robe et à un jardm comme
à une œuvre d'art, et que c'est comme dans Balzac
que M. de Charlus revoyait les petites allées de
M™* de Cadignan. Le baron poursuivit : « Mais vous
la connaissez, me dit-il, en parlant de cette cousine
et pour me flatter, en s'adressant à moi comme à
quelqu'un qui, exilé dans te petit clan, pour M. de
Charlus sinon était de son monde, du moins allait
dans son monde. En tout cas vous avez dû la voir
chez M™« de Villeparisis. — La marquise de Villepa-
risis à qui appartient le château de Baucreux ?
demanda Brichot d'un air captivé. — Oui, vous la
connaissez ? demanda sèchement M. de Charlus. —
Nullement, répondit Brichot, mais notre collègue
Norpois passe tous les ans une partie de ses vacances
à Baucreux. J'ai eu l'occasion de lui écrire là. » Je
dis à Morei, pensant l'intéresser, que M. de Norpois
était ami de mon père. Mais pas un mouvement de
son visage ne témoigna qu'il eût entendu, tant il
tenait mes parents pour gens de peu et n'approchant
pas de bien loin de ce qu'avait été mon ^rand-onCiC
chez qui son père avait été valet de chambre et
qui, du reste, contrairemert au -^este de la tamille
airr.ant assez « taire des embarras » avait laissé -<l
souvenir ébloui à ses domestiques. « il paraît que
M"»* dé Villeparisis est une temme supérieure mais
je n'ai iamais été admis à en juger par moi-même,
non plus, du reste, que mes collèt^ues Car Noipois,
qui est d'ailleurs plein de courtoisie et d'aftahilité
à l'Institut, n'a présenté aucun de nous à la marquise.
Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-
Dangin, qui avait avec elle d'anciennes relations de
SODOME ET GOMORRHE 245
famille, et aussi Gaston Boissier, qu'elle a désiré
connaître à la suite d'une étude qui l'intéressait tout
particulièrement. Il y a dîné une fois et est revenu
sous le charme. Encore M™« Boissier n'a-t-elle pas été
invitée. » A ces noms, Morel sourit d'attendrissement:
« Ah ! Thureau-Dangin, me dit-il d'un air aussi uité-
ressé que celui qu'il avait montré en entendant
parler du marquis de Norpois et de mon père était
resté ir différent. Thureau-Dangin, c'était une paire
d'amis avec votre oncle. Quand une dame voulait
une place de centre pour une réception à l'Académie,
votre oncle disait : « J'écrirai à Thureau-Dangin. »
Et naturellement la place était aussitôt envoyée,
car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin
ne se serait pas risqué de rien refuser à votre oncle,
qui l'aurait repincé au tournant. Cela m'amuse
aussi d'entendre le nom de Boissier, car c'était là
que votre grand -oncle faisait faire toutes ses em-
plettes pour les dames au moment du jour de l'an.
Je le sais, car je connais la personne qui était chargée
de la commission. » Il faisait plus que la connaître,
c'était son père. Certaines de ces allusions affectueuses
de Morel à la mémoire de mon oncle touchaient à ce que
nous ne comptions pas rester toujours dans l'Hotei de
Guermantes, où nous n'étions venus loger qu'à cause
de ma grand'mère. On parlait quelquefois d'un
déménagement possible. Or. pour comprendre les
conseils que me donnait à cet égard Charles Morel, il
faut savoir qu'autrefois mon grand-oncle derrieu^ait
40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté
que, dans la famille, comme nous alhoii^ beaucoup
chez mon oncle Adolphe jusqu'au jour tatal où je
brouillai mes parents avec lui en racontant l'histoire
de la dame en çose, au lieu de dire « chez votre
oncle », on disait « au 40 Ms ». Des cousines de
maman lui disaient le plus naturellement du monde :
« Ah ! dimanche on ne peut pas vous avoir, vous
246 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dînez au 40 his. » Si j'allais voir une parente, on me
recommandait d'aller d'abord « au 40 his », afin que
mon oncle ne pût être froissé qu'on n'eût commencé
par lui. Il était propriétaire de la maison et se mon-
trait, à vrai dire, très difficile sur le choix des loca-
taires, qui étaient tous des amis, ou le devenaient.
Le colonel baron de Vatry venait tous les jours fumer
un cigare avec lui pour obtenir plus facilement des
réparations. La porte cochère était toujours fermée.
Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un
tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus
rapidement qu'aujourd'hui les agents de police.
Mais enfin il n'en louait pas moins une partie de la
maison, n'ayant pour lui que deux étages et les
écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en van-
tant le bon entretien de la maison, on célébrait le
confort du « petit hôtel « comme si mon oncle en
avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans
opposer le démenti formel qu'il aurait dû. Le « petit
hôtel « était assurément confortable (mon oncle y
introduisant toutes les inventions de l'époque).
Mais '1 n'avait rien d'extraordinaire. Seul mon oncle,
tout en disant, avec une modestie fausse, mon petit
taudis était persuad , ou en tout cas avait inculqué
à son valet de cham.bre, à la femme de celui-ci, au
cocher, à la cuisinière l'idée que rien n'existait à
Paris qui. pour le confort, le luxe et l'agrément,
fût comparable au petit hôtel Charles Morel avait
grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même
les jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train
je panait; à quelqu'un de la possibihté d'un déména-
gement aussitôt il me souriait et, clignant de l'œil
d'un air entendu, me disait : « Ah ! ce qu'il vous
faudrait, c'est quelque chose dans le genre du 40 bis!
C'est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre
oncle s'y entendait. Je suis bien sûr que dans tout
Pans il n'existe rien qui vaille le 40 bis. »
SODOME ET GOMORRHE 247
A l'air mélancolique qu'avait pris, en parlant de
la princesse de Cadignan, M. de Charlus, j'avais bien
senti que cette nouvelle ne le faisait pas penser qu'au
petit jardin d'une cousine assez indifférente. Il
tomba dans une songerie profonde, et comme se
parlant à soi-même : « Les Secrets de la i)rtncesse de
Cadignan I s'écria-t-il, quel chef-d'œuvre ! comme
c'est profond, comme c'est douloureux, cette mau-
vaise réputation de Diane qui craint tant que
l'homme qu'elle aime ne l'apprenne ! Quelle venté
éternelle, et plus générale que cela n'en a l'air!
comme cela va loin ! » M. de Charlus prononça ces
mots avec une tristesse qu'on sentait pourtant qu'il
ne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne
sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs
étaient ou non connues-, tremblait, depuis quelque
temps, qu'une fois qu'il serait revenu à Paris et
qu'on le verrait avec Morel, la fam.lle de celui-ci
n'intervînt et qu'ainsi son bonheur fût compromis.
Cette éventualité ne lui était probablement apparue
jusqu'ici que comme quelque chose de profondément
désaet'^able et pénible. Mais le baron était fort
artiste. Et maintenant que depuis un instant il
confondait sa situation avec celle décrite par Balzac,
il se réfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à
l'infortune qui le menaçait peut-être, et ne laissait
pas en tout cas de l'effrayer, il avait cette consolation
de trouver, dans sa propre anxiété, ce que Swann et
aussi Saint-Loup eussent appelé quelque chose de
« très balzacien ». Cette identification à la princesse
de Cadignan avait été rendue facile pour M. de
Charlus grâce à la transposition mentaie qui lui
devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers
exemples. Elle suffisait, d'ailJeurs, pour que le seul
remplacement de la femme, comme ob^et aimé, par
un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de
celui-ci tout le processus de complications sociales
248 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
qui se développent autour d'une liaison ordinaire.
Quand, pour une raison quelconque, on introduit
une fois pour toutes un changement dans le calendriei
ou dans les horaires, si on fait commencer année
quelques semaines plus tard, ou si l'on tait sonn-
minuit un quart d'heure plus tôt. comme les journét
auront tout de même vingt-quatre heures et les moi^
trente iourb> tout ce qui découle de la mesure du
temps restera identique. Tout peut avoir été change
sans amener aucun trouble, puisque les rapports entre
les chiffres sont toujours pareils. Ainsi des vies qui
adoptent « l'heure de l'Europe Centrale » ou les
calendriers orientaux. Il semble même que l'amour-
propre qu'on a à entretenir un actrice jouât un rôle
dans cette liaison-ci. Quand, dès le premier jour,
M. de Charlus s'était enquis de ce qu'était Morel,
certes il avait appris qu'il était d'une humble extrac-
tion, mais une demi-mondaine que nous aimons ne
perd pas pour nous de son prestige parce qu'elle est la
fille de pauvres gens. En revanche, le? musiciens
connus à qui il avait fait écrire — même pas par
intérêt, comme les amis qui, en présentant Swann à
Odette, la lui avaient dépeinte comme plus difficile
et plus recherchée qu'elle n'était — par simple
banalité d'hommes en vue surfaisant un débutant,
avaient répondu au baron : « Ah ! grand talent,
grosse situation, étant donné naturellement qu'il est
un jeune, très apprécié des connaisseurs, fera son
chemin. » Et par la manie des gens qui ignorent
l'inversion à parler de la beauté masculine : « Et
puis, il est joli à voir jouer ; il tait mieux que personne
dans un concert ; il a de jolis cheveux, des poses
distinguées ; la tête est ravissante, et il a l'air d'un
violoniste de portrait. » Aussi M. de Charlus, sur-
excité d'ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas
ignorer de combien de propositions il était l'objet,
était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire
SODOME ET GOMORRHE 249
un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du
temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire
par sa carrière que M. de Cha'-lus désirait, tant d'ar-
gent qu'il diJt lui donner, que Morel continuât, soit
à cause dt- «^ette idée très Guermantes qu'il raut
qu'un homme tasse quelque chose qu'on ne vaut jue
par son talent, et que la noblesse ou l'artietii iont
simplement le zéro qui muii;phe une valeur soit
qu'il eût peur qu'oisif et touiours auprA> de lui le
violoniste s'ennuvnt. Enfin ;l ne voulait pas «^e priver
du plaisir qu'il avait, lors de certains grands concerts,
à se dire : « Celui qu'on acclame en ce moment sera
chez moi cette nuit. » Les gens élégants, quand ils
soni amoureux, et de quelque façon qu'ils le soient,
mettent leui vamté à ce qui peut détruire les avan-
tages antérieurs où leur van.*:é eiit trouvé satisfaction.
Morel me sentant sans méchanceté pour lui,
sincèrement attacha à M. de Charlus, et d'autre part
d'une indifférence physique absolue à l'égard de tous
les deux finit par manifester à mon endroit les
mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu'une
cocotte qui sait qu'on ne la désire pas et que son
amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas
à le brouiller avec elle. Non seulement il me parlait
exactement comme autrefois Rarhel, la maîtresse
de Saint-Loup, mai? encore d'après ce que me
répétait M. de Char'us, lui disait de moi. en mon
ab^et.re, es mêmes choses que Rachel disait de moi
^ Roh^ri Enfin M de Charlus me disait • « Il vous
rme beaucoup», comme Robert: «Elle t'a'me
1 eauioup. > Et comme le neveu de la part de sa
maîtr s«.e. c'est de la part de Morel que l'oncle me
demandait souvent de venir dîner avec eux. Il n'y
avait, d'ailleurs, pa; moins d'orages entre eux
qu entre Robert et Rache'. Certes quand Charlie
(Morel^ était parti, M. de Charlus ne tanssait pas
d'éloges sur lui, répétant, ce dont il était liatté, que
250 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pour-
tant visible que souvent Charlie, même devant tous
les fidèles, avait l'air irrite au heu de paraître tou-
iours hcureux et soumis, comme eût souhaité le
baron. Cette irritation alla même plus tard, par
suite de la faiblesse qui poussait M. de Charlus à
pardonner ses mconvenances d'attitude à Morel,
"usqu'au point que le violoniste ne cherchait pas à
la cacher ou même l'affectait. J'ai vu M. de Charlus,
entrant dan» un wagon oii Charhe était avec des
militaires de ses amis, accueilli par des haussements
d'épaules du musicien, accompagnés d'un chgne-
ment d'yeux à ses camarades Ou bien il faisait
semblant de dormir, comme quelqu'un que cette
arrivée excède d'ennui. Ou il se mettait à tousser,
les autres riaient, atîectaient, pour se moquer, le
parler mièvre des hommes pareils à M. de Charlus ;
attiraient dans xm coin Charlie qui finissait par
revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont
le cœur était percé par tous ces traite. Il est inconce-
vable qu'il les ait supportés ; et ces termes, chaque
fois différentes, de souffrance posaient à nouveau
pour M. de Charlus le problème du bonheur, le for-
çaient non seulement à demander davantage, mais
à désirer autre chose, la précédente combinaison se
trouvant viciée par un affreux souvenir. Et pourtant,
si pénibles que turent ensuite ces scènes, il faut recon-
naître que. les premiers temps, le génie de l'homme
du peuple de France dessinait pour Morel, ui faisait
revêtir des formes charmantes de simplicité, de
franchise apparente, même d'une indépendante
fierté qui semblait inspirée par le désintéressement.
Cela était taux, mais l'avantage de l'attitude était
d'autant plus en faveur de Morei que, tandis que
celui qui aime est toujours forcé de revenir à la
charge, d'enchérir, il est au contraire aisé pour celui
qui n'aime pas de suivre une ligne droite, inflexible
SODOME ET GOMORRHE 251
et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la
race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur
SI fermé, ce visage paré de la grâce néo-he'léniquc-
qui fleurit aux basiliques champenoises. Malgré sa
fierté factice, souvent, apercevant M. de Charius au
moment où il ne s'y attendait pas, il était gêné pour
le petit clan rougissait, baissait les yeux, au ravisse-
ment du baron qui voyait là tout un roman. C'était
simplement un signe d'irritation et de honte. La
première s'exprimait parlois ; car, si calme et éner-
giquement décente que fût habituellement l'attitude
de Morel, elle n'allait pas sans se démentir souvent.
Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron
éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une
réplique insolente dont tout le monde était choqué.
M. de Charius baiss?it la tête d'un air triste, ne
répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien
n'a été remarqué de la froideur, de la dureté de
leurs enfants qu'ont les pères idolâtres, n'en continuait
pas moins à chanter les louanges du violoniste.
M. de Charius n'était d'ailleurs pas toujours aussi
soumis, mais ses rébellions n'atteignaient générale-
ment pas leur but, surtout parce qu'ayant vécu avec
des gens du monde, dans le calcul des réactions qu'il
pouvait éveiller il tenait compte de la bassesse, sinon
originelle, du moins acquise par l'éducation. Or, à la
place, il rencontrait chez Morel quelque velléité
plébéienne d'indifférence momentanée. Malheureu-
sement pour M. de Charius, il ne comprenait pas
que, pour Morel, tout cédait devant les questions
où le Conservatoire et la bonne réputation au Conser-
vatoire (mais ceci, qui devait être pius grave, ne se
posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi,
par exemple, les bourgeois changent aisément de
nom par vanité, les grands seigneurs par avantage.
Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de
Morel était indissolublement lié à son i" prix de
252 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus
aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son
nom. S'étant avisé que le prénom de More) était
Charles, qui ressemblait à Charlus, et que .a pro-
pnété cil ils se voyaient s'appelait les Charme^, il
voulut persuader à Mo qu'un iou nom agréa Die
à dire étant la moitié d'une rr|..uiation artistique, le
virtuose devait sans hésiter prendre le nom de
« Charmel n, allusion discrète au heu de leurs rendez-
vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument
M. de Charlus eut la malheureuse idée d'aiouier qu'il
avait un valet de chambre qui s'appelait ainsi. Il ne
fit qu'exciter la turieuse indignation du jeune homme.
« Il y eut un temps où mes ancêtres étaient fiers du
titre de vale. de chambre, de maîtres d'hôtel du
Roi. — Il y en eut un autre, répondit fièrement
Morel, où mes ancêtres firent couper le cou aux
vôtres. 1) M. de Charlus eût été bien étonné s'il eût
pu supposer que, à défaut de a Charmel », résigné à
adopter Morel et à lui donner un des titres de la
famille de Guermantes desquels il disposait, mais que
les circonstances, comme on le verra, ne lui permirent
pas d'offrir au violoniste, celui-ci eût refusé en pensant
à la réputation artistique attachée à son nom de
Morel et aux conimentaires qu'on eût faits à o la
classe ». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain
il plaçait la rue Bergère. Force fut à M. de Charius de
se contenter, pour l'instant, de faire faire à Morel
des bagues symboliques portant l'antique inscription:
Plvs vltra carolvs. Certes, devant un ad\ersaire
d'une -ont qu'i/ ne connaissait pas, M. de Charlus
aurait dû changer de tactique. .Mais qu en est ca-
pable ? Du reste, si M. de Charlus avait des maladres-
ses, il n'en manquait pas non plus à Morei. Hien pius
que la circonstance même qui amefia la rupture, ce
qui devait, au moins provisoirement (mais ce provi-
soire se trouva être définitif), le perdre auprès de
SODOME ET GOMORRHE 253
M. de Charlus, c'est qu'il n'y avait pas en lui que la
bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et
répondre par l'insolence à la douceur. Parallèlement
à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie
compliquée de mauvaise éducation, qui, s'éveillant
dans toute circonstance où il était en faute ou deve-
nait à charge, faisait qu'au moment même où il
aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute
sa douceur de toute sa gaieté pour désai nier le baron,
il devenait sombre, hartrneux, cherchait à entamer
des discussions où il savait qu'on n'était pas d'accord
avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une
faiblesse de raisons et une violence tranchante qui
augmentait cette faiblesse même. Car, bien vite à
court d'arguments, il en inventait quand même,
dans lesquels se déployait toute l'étendue de son
ignorance et de sa bêtise. Elles perçaient à peine
quand il était aimable et ne cherchait qu'à plaire. Au
contraire, on ne voyait plus qu'elles dans ses accès
d'humeur sombre, où d'inoffensives elles devenaient
haïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne
mettait son espoir que dans un lendemain meilleur,
tandis que Morel, oubliant que le baron le taisait
vivre fastueusement, avec un sourire ironique de
pitié supérieure, et disait : « Je n'ai jamais nen accep-
té de personne. Comme cela je n'ai personne à qui je
doive un seul merci. »
En attendant, et comme s'il eût eu affaire à un
homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer
ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles.
Elles ne l'étaient pas toujours cependant. Ainsi, un
jour (qui se place d'ailleurs après cette première
période) où le baron revenait avec Charlie et moi
d'un déjeuner chez les Verdunn, croyant passer la
fin de l'après-midi et la soirée avec le violoniste à
Doncières, l'adieu de celui-ci, dès au sortir du train,
qui répondit : « Non, j'ai à faire », causa à M. de
254 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Charlus une déception si forte que, bien qu'il eût
essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je
vis des larmes faire fondre le tard de ses cils, tandis
qu'il restait hébété devant le train. Cette douleur
fut telle que, comme nous comptions, elle et moi,
finir la journée à Doncières, je dis à Albertine, à
l'oreille, que je voudrais bien que nous ne laissions
pas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais
pourquoi, chagriné. La chère petite accepta de grand
cœur. Je demandai alors à M. de Charlus s'il ne
voulait pas que je l'accompagnasse un peu. ' Lui
aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma
cousine. Je trouvai une certaine douceur (et sans
doute pour une dernière fois, puisque i 'étais résolu
de rompre avec elle) à lui ordonner doucement,
comme si elle avait été ma femme : « Rentre de
ton côté, je te retrouverai ce soir », et à l'entendre,
comme une épouse aurait fait, me donner la permis-
sion de faire comme je voudrais, et m'approuver, si
M. de Charlus, qu'elle aimait bien, avait besoin de
moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes, le
baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses
yeux de jésuite baissés, moi le suivant, jusqu'à un \
café où on nous apporta de la bière. Je sentis les
yeux de M. de Charlus attachés par l'inquiétude à
quelque projet. Tout à coup il demanda du papier
et de l'encre et se mit à écrire avec une vitesse
singulière. Pendant qu'il couvrait feuille après teuille,
ses yeux étincelaient d'une rêverie rageuse. Quand il
eut écrit huit pages : « Puis- je vous demander un
grand service ? me dit-il. Excusez-moi de fermer ce
mot. Mais il le faut. Vous allez prendre une voiture,
une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Vous
trouverez certainement encore Morei dans sa cham-
bre, oti il est allé se changer. Pauvre garçon, il a
voulu faire le fendant au moment de nous quitter,
mais soyez sûr qu'il a le cœur plus gros que moL
SODOME ET GOMORRHE 255
Vous allez lui donner ce mot et, s'il vous demande
oii vous m'avez vu, vous lui direz que vous vous
étiez arrêté à Doncières (ce qui est, du reste, la
vérité) pour voir Robert, ce qui ne l'est peut-être
pas, mais que vous m'avez rencontré avec quelqu'un
que vous ne connaissez pas, que j'avais l'air très
en colère, que vous avez cru surprendre les mots
d'envoi de témoins (je me bats demain, en effet).
Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cher-
chez pas à le ramener, mais s'il veut venu* avec vous,
ne l'empêchez pas de le faire. Allez, mon enfant,
c'est pour son bien, vous pouvez éviter un gros
drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrire
à mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener
avec votre cousine. J'espère qu'elle ne m'en aura pas
voulu, et même je le crois. Car c'est une âme noble
et je sais qu'elle est de celles qui savent ne pas
refuser la grandeur des circonstances. Il faudra que
vous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnelle-
ment redevable et il me plaît que ce soit ainsi. »
J'avais grand'pitié de M. de Charlus ; il me semblait
que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il
était peut-être la cause, et j'étais révolté, si cela
était ainsi, qu'il fût parti avec cette indifférence au
lieu d'assister son protecteur. Mon indignation fut
plu^ grande quand, en arrivant à la maison où logeait
Morel, je reconnus la voix du violoniste, lequel, par
le besoin qu'il avait d'épandre de la gaité, chantait
de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! »
S) le pauvre M. de Charlus l'avait entendu, lui qui
voulait qu'on crût, et croyait sans doute, que Morel
avait en ce moment le cœur gros ! Charhe se mit à
danser de plaisir en m'apercevant. « Oh ! mon vieux
(pardonnez-moi de vous appeler ainsi, avec cette
sacrée vie militaire on pr^nd de sales habitudes),
quelle veine de vous voir 1 Je n'ai nen à faire de ma
soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On
256 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
restera ici si ça vous plaît, on ira en canot si vous
aimez mieux, on fera de la musique, je n'ai aucune
préférence. » Je lui dis que j'étais obligé de diner à
Balbec, il avait bonne envie que je l'y invitasse,
mais je ne le voulais pas. « Mais si vous êtes si pressé,
pourquoi êtes-vous venu ? — Je vous apporte un
mot de M. de Charlus. » A ce moment toute sa gaîté
disparut ; sa figure se contracta. « Comment ! il faut
qu'il vienne me relancer jusqu'il ! Aiorb je suis un
esclave ! Mon vieux, soyez gentil. Je n'ouve pas la
lettre. Vous lui direz que vous ne m'avez pas trouvé.
— Ne feriez-vous pas mieux d'ouvrir ? je me figure
qu'il y a quelque chose de grave. — Cent fois non,
vous ne connaissez pas les mensonges, les ruses
infernales de ce vieux forban C'est un truc pour que
j'aille le voir. Hé bien I je n'u-ai pas, je veux la paix
ce soir. — Mais est-ce qu'il n'v a pas un due demain ?
demandai-je à Morel, que je supposais aussi au
courant. — Un duej ? me dit-il d'un air stupéfait.
Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m'en fous,
ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si
ça lui plaît. Mais tenez, vous m'intriguez, je vais
tout de même voir sa lettre. Vous lui direz que vous
l'avez laissée à tout hasard pour le cas où je rentre-
rais. » Tandis que Morel me parlait, je regardais
avec stupéfaction les admirables hvres que lui avait
donnés M. de Charlus et qui encombraient la cham-
bre. Le violoniste ayant refusé ceux qui portaient :
« Je suis au baron, etc.. » devise qui lui semblait
insultante pour .ui-méme comme un signe d'appar-
tenance, le baron, avec l'ingéniosité sentimentale où
se complaît l'amour malheureux, en avait varié
d'autres, provenant d'ancêtres, mais commandées
au relieur selon les circonstances d'une mélancolique
amitié. Quelquefois elles étaient brèves et conhantes,
comme « Spes mea », ou comme « Exspectata non
eludet ». Quelquefois seulement résignées, comme
SODOME ET GOMORRHE 257
« J'attendrai ». Certaines galantes : « Mesmes plaisir
du mestre », ou conseillant la chasteté, comme celle
empruntée aux Simiane, semée de tours d'azm 3t de
fleurs de lis et détournée de son sens : « Sustentant
Ulia tiirres ». D'autres enfin désespérées et donnant
rendez-vous au ciel à celui qUi n'avait pas voulu de
lui sur la terre : « Manet ultinia cœlo », et, trouvant
trop verte la grappe qu'il ne pouvait atteindre,
feignant de n'avoir pas recherché ce qu'il n'avait
pas obtenu, M. de Chan'us disait dans l'une : « Non
mortale quod ofto ». Mais je n'eus pas le temps de
les voir toutes.
Si M de Charlus, en jetant sur le papier cette
lettre, avait paru en proie au démon de l'inspiration
qui faisait courir sa plume, dès que Morel eut ouvert
le cachet : Atavis et armis, chargé d'un léopard
accompagné de deux roses de gueules, il se mit à lire
avec une hévre aussi grande qu avait eue M. de Char-
lus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable
ses regards ne couraient pas moins vite que la plume
du baron. « Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-il, il ne manquait
plus que cela ' mais où le trouver ? Dieu sait oii il
est maintenant. 1 J'insinuai qu'en se pressant on le
trouverait peut-être encore à une brasserie où il
avait demandé de la bière pour se remettre. « Je ne
saib pas si je reviendrai », dit-il à sa femme de ménage,
et il ajouta in petto: «Cela dépendra de la tournure
que prendront les choses. » Quelques minutes après
nous arrivions au café. Je remarquai l'air de M. de
Charlus au moment 011 il m'aperçut. En voyant que
je ne revenais pas seul, je sentis^^ue la respiration,
que la vie lui étaient rendues. [Étant d'humeur, ce"
soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait
inventé qu'on lui avait rapporté que deux officiers
du régiment avaient mal parlé de lui à propos du
violoniste et qu'il allait leur envoyer des témoins.
Morei avait vu le scandale, sa vie au régiment im-
VoL X. 17
258 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
possible, il était accouru. En quoi il n'avait pas
absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge
plus vraisemblable, M. de Charius avait déjà écrit
à deux amis (l'un était Cottard) pour leur demander
d'être ses témoins. Et si le violoniste n'était pas v'enu,
il est certain que, fou comme était M. de Char 1 us
(et pour changer sa tristesse en fureur), il les eût
envoyés au hasard à un officier quelconque, avec
lequel ce lui eût été un soulagement de se baTtrëT^
Pendant ce temps, M. de Charius, se rappelant qïïTl
était de race plus pure que la Maison de France se
disait qu'il était bien bon de se faire tant de mauvais
sang pour le fils d'un maître d'hôtel, dont il n'eût
pas daigné fréquenter le maître. D'autre part, s'il
ne se plaisait plus guère que dans la fréquentation
de la crapule, la profonde habitude qu a celle-C" de
ne pas répondre à une lettre, de manquer à un rendez-
vous sans prévenir, sans s'excuser après, lu. donnait,
comme il s'agissait souvent d'amours, tant d'émotions
et, le reste du temps, lui causait tant d agacement,
de gêne et de rage, qu'il en arrivait parfois a regretter
la multipHcité de lettres pour un nen, l'exactitude
scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels,
s'ils lui étaient malheureusement indifférents, lui
donnaient ma.. gré tout une espèce de repos. Habitué
aux façons de Morel et sachant combien il avait ["«u
de prise sur lui et était incapable de s'insinuer dans
une vie où des camaraderies vulgaires, mais consa-
crées par i'habitude, prenaient trop de place et de
temps pour qu'on gardât une heure au grand seigneur
évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de
Charius était tellement per uadé que le musicien ne
viendrait pas, ii avait tellement f:)eur de î- être à
jamais brouillé avec lui en aiian' trop loin, qui eut
peine à retenir un en en le voyant. Mais, se sentant
vainqueur, ii tint a dic er les conditions de la paix
et à en tirer iui-niême les avantages qu'a pouvait.
SODOME ET GOMORRHE 259
a Que venez-vous faire ici ? lui dit-il. Et vous ?
ajout a-t-il en me regardant, ]e vous avais recom-
mandé surtout de ne pas le ramener. — Il ne voulait
pas me ramener, dit Morel (en roulant vers M. de
Charius, dans la naïveté de sa coquetterie, des
re^iTards conventionnellement tristes et langoureuse-
men- ; l'-modés, avec un air, jugé sans doute irrésis-
tible, de vouloir embrasser le baron et d'avoir envie
de pleurer), c'est moi qui suis venu malgré lui. Je
viens au nom de notre amitié pour vous supplier à
deux genoux de ne pas faire cette folie. » M. de
Charius délirait de joie. La réaction était bien forte
pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître.
« L'amitié, que vous invoquez assez inopportunément,
répondit-il d'un ton sec, devrait au contraire me
faire approuver de vous quand le ne crois pas devoir
laisser passer les impertinences d'un sot. D'ailleurs, si
je voulais obéir aux prières d'une affection que j'ai
connue mieux inspirée, je n'en aurais plus le pouvoir,
mes lettres pour mes témoins sont parties et je ne
doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours
agi avec moi comme un petit imbécile et, au lieu de
vous enorgueillir, comme vous en av ez e droit, de
la prédilection que le vous avais marquée, au lieu
de faire comprendre à la tourbe d'adjudants ou de
domestiques au milieu desquels la loi militaire vous
force de vivre quel motif d'incomparable fierté était
pour vous une amitié comme la mienne, vous avez
cherché à vous excuser, presque à vous faire un
mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant.
Je sais qu'en cela, ajouta-t-il. pour ne pas laisser
voir combien certaines scènes l'avaient humilié, vous
n'êtes coupable que de vouf être laissé mener par la
jalousie des autres. Mais comment, à votre âge,
êtes-vous assez enfant (et entant assez mai élevé)
pour n'avoir pas deviné tout de ^uite que votre
élection par moi et tous les avantages qui devaient
26o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
en résulter pour vous allaient exciter des jalousies ?
que tous vos camarades, pendant qu'ils vous exci-
taient à vous brouiller avec moi, allaient travailler
à prendre votre place ? Je n'ai pas cru devoir vous
avertir des lettres que j'ai reçues à cet égard de tous
ceux à qui vous vous fiez le plus. Je dédaigne autant
les avances de ces larbins que leurs inopérantes
moqueries. La seule personne dont je me soucie,
c'est vous parce que je vous aime bien, mais l'affec-
tion a des bornes et vous auriez dû vous en douter. »
Si dur que le mot de « larbin » pût être aux oreilles
de Morel, dont le père l'avait été, mais justement
parce que son père l'avait été, l'explication de toutes
les mésaventures sociales par la « jalousie », explica-
tion simpliste et absurde, mais inusable et qui, dans
une certaine classe, « prend » toujours d'une façon
aussi infaillible que les vieux trucs auprès du public
des théâtres, ou la menace du péril clérical dans les
assemblées, trouvait chez lui une créance presque
aussi forte que chez Françoise ou les domestiques
de M™^ de Guermantes, pour qui c'était la seule
cause des malheurs de l'humanité. Il ne douta pas
que ses camarades n'eussent essayé de lui chiper sa
place et ne fut que plus malheureux de ce duel
calamiteux et d'ailleurs imaginaire. « Oh ! quel
désespoir, s'écria Charhe. Je n'y survivrai pas. Mais
ils ne doivent pas vous voir avant d'aller trouver cet
ofÊcier ? — Je ne sais pas, je pense que si. J'ai fait
dire à l'un d'eux que je resterais ici ce soir, et je iui
donnerai mes mstructions. — J'espère d'ici sa venue
vous faire entendre raison ; permettez-moi seulement
de rester auprès de vous », lui demanda tendrement
Morel. C'était tout ce que voulait M. de Charlus. Il
ne céda pas du premier coup. « Vous auriez tort
d'appliquer ici le « qui aime bien châtie bien » du
proverbe, car c'est vous que j'aimais bien, et j'en-
tends châtier, même après notie brouille, ceux qui
SODOME ET GOMORRHE 261
ont lâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu'ici,
à leurs insinuations questionneuses, osant me deman-
der comment un homme comme moi pouvait frayer
avec un gigolo de votre espèce et sorti de rien, je
n'ai répondu que par !a devise de mes cousins La
Rochefoucauld : « C'est mon plaisir. » Je vous ai
même marqué plusieurs fois que ce plaisir était
susceptible de devenir mon plus grand plaisir, sans
qu'il résultât de votre arbitraire élévation un abais-
sement pour moi. » Et dans un mouvement d'orgueil
presque fou, il s'écria en levant les bras : « Tantus
ab uno splendor ! Condescendre n'est pas descendre,
ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de
fierté et de joie. J'espère au moins que mes deux
adversaires, malgré leur rang inégal, sont d'un sang
que je peux faire couler sans honte. J'ai pris à cet
égard quelques renseignements discrets qui m'ont
rassuré. Si vous gardiez pour moi quelque gratitude,
vous devriez être fier, au contraire, de voir qu'à cause
de vous je reprends l'humeur belliqueuse de mes
ancêtres, disant comme eux, au cas d'une issue
fatale, maintenant que j'ai compris le petit drôle
que vous êtes : « Mort m'est vie. » Et M. de Charlus
le disait sincèrement, non seulement par amour
pour Morel, mais parce qu'un goût batailleur, qu'il
croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait
tant d'allégresse à la pensée de se battre que, ce
duel machiné d'abord seulement pour faire venir
Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y
renoncer. Il n'avait jamais eu d'affaire sans se
croire aussitôt valeureux et identifié à l'illustre
connétable de Guermantes, alors que, pour tout
autre, ce même acte d'aller sur le terrain lui paraissait
de la dernière insignifiance. «Je crois que ce sera
bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant
chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans l'Aiglon,
qu'est-ce que c'est ? du caca. Mounet-Sully dans
262 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Œdipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine
pâleur de transfiguration quand cela se passe dans
les Arènes de Nîmes. Mais qu'est-ce que c'est à côté
de cette chose inouïe, voir batailler ie propre des-
cendant du Connétable ?» Et à cette seule pensée,
M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à
faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière,
nous firent rapprocher prudemment de nous nos
bocks, et craindre que les premiers croisements de fer
blessassent les adversaires, le médecin et les té-
moins. « Quel spectacle tentant ce serait pour un
peintre ! Vous qui connaissez M. Elstir, me dit-il,
vous devriez l'amener, » Je répondis qu'il n'était
pas sur la côte. M. de Charlus m'insinua qu'on
pourrait lui télégraphier. « Oh ! je dis cela pour
lui, ajouta-t-il devant mon silence. C'est tou-
jours intéressant pour un maître — à mon avis il
en est un — de fixer im exemple de pareille revi-
viscence ethnique. Et il n'y en a peut-être pas un
par siècle. »
Mais si M. de Charlus s'enchantait à la pensée
d'un combat qu'il avait cru d'abord tout fictif, Morel
pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique »
du régiment, pouvaient être colportés, grâce au
bruit que ferait ce duel, jusqu'au temple de la rue
Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout,
il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de
Charlus, lequel continuait à gesticuler devant -l'eni-
vrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui
permettre de ne pas le quitter jusqu'au surlendemain,
jour supposé du duel, pour le garder à vue et iâ(-her
de lui faire entendre la voix de la raison. Une si
tendre proposition triompha des dernières hésita-
tions de M. de Charlus. Il dit qu'il allait essayer de
trouver une échappatoire, qu'il ferait remettre au
surlendemain une résolution définitive. De cette
façon, en n'arrangeant pas l'affaire tout d'un coup.
SODOME ET GOMORRHE 263
M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux
jours et en profiter pour obtenir de lui des engage-
ments pour l'avenir en échange de sa renonciation au
duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l'enchan-
tait, et dont il ne se priverait pas sans regret. Et
en cela d'ailleurs il était sincère, car il avait toujours
pris plaisir à aller sur le terrain quand il s'agissait
de croiser le fer ou d'échanger des balles avec un
adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très
en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému
encore, il avait été obligé de s'arrêter à tous les cafés
ou fermes de la route, en demandant qu'on voulût
bien lui indiquer « le n^ 100 » ou le « petit endroit ».
Aussitôt qu'il fut là, le baron l'emmena dans une
pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que
Charlie et moi n'assistions pas à l'entrevue, et il
excellait à donner à une chambre quelconque l'affec-
tation provisoire de salle du trône ou des délibéra-
tions. Une fois seul avec Cottard, il le remercia
chaleureusement, mais lui déclara qu'il semblait
probable que le propos répété n'avait en réalité pas
été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur
voulût bien avertir le second témoin que, sauf compli-
cations possibles, l'mcident était considéré comme
clos. Le danger s'éloignant, Cottard fut désappointé.
Il voulut même un instant manifester de la colère,
mais il se rappela qu'un de ses maîtres, qui avait
fait la plus belle camère médicale de son temps,
ayant échoué la première fois à l'Académie pour deux
voix seulement, avait fait contre mauvaise fortune
bon cœur et était allé serrer la main du concurrent élu.
Aussi le docteur se dispensa-t-ii d'une expression de
dépit qu' n'eût plus rien changé, et après avoir
murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu'il y
a certaines choses qu'on ne peut laisser passer, il
ajouta que c'était mieux ainsi, que cette solution le
réjouissait. M. de Charlus, désireux de témoigner sa
264 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
reconnaissance au docteur de la même façon que
M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot
de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu
la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout
près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-
ci lui ins]:)irait. Et non seulement sans plaisir phy-
sique, mais surmontant une répulsion physique, en
Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au
docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment
avec une bonté de maître flattant le museau de son
cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui
n'avait jamais laissé voir au baron qu'il eût même
entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses
moeurs, et ne l'en considérait pas moins, dans son for
intérieur, comme faisant partie de la classe des
« anormaux » (même, avec son habituelle impropriété
de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d'un
valet de chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce
n'est pas la maîtresse du baron ? n), personnages dont
il avait peu l'expérience, il se figura que cette caresse
de la main était le prélude immédiat d'un viol, pour
l'accomplissement duquel iJ avait été, le due! n'ayant
servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et
conduit par le baron dans ce salon solitaire où il
allait être pris de force. N'osant quitter sa chaise, où
la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d'épouvante,
comme tombé aux mains d'un sauvage dont il n'était
pas bien assuré qu'il ne se nourrît pas de chair
humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant la mam
et voulant être aimable jusqu'au bout: «Vous allez
prendre quelque chose avec nous, comme on dit,
ce qu'on appelait autrefois un mazagran ou un
gloria, boissons qu'on ne trouve plus, comme curio-
sités archéologiques, que dans les pièces de Labiche
et les cafés de Doncières. Un « gloria » serait assez
convenable au lieu, n'est-ce pas, et aux circonstances,
qu'en dites-vous ? — Je suis président de la hgue
SODOME ET GOMORRHE 265
antialcoolique, répondit Cottard. Il suffirait que
quelque médicastre de province passât, pour qu'on
dise que je ne prêche pas d'exemple. Os homini
sublime dédit cœlumque tueri » aiouta-t-il, bien que
cela n'eût aucun rapport, mais parce que son stock
de citations latines était assez pauvre, suffisant
d'ailleurs pour émerveiller ^es élèves. M. de Charlus
haussa les épaules et ramena Cottard auprès de
nous, après lui avoir demandé un secret qui lui
importait d'autant plus que le motif du duel avorté
était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu'il
parvînt aux oreMles de l'officier arbitrairement mis
en cause. Tandis que nous buvions tous quatre,
M""^ Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la
porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais
qu'il ne se soucait pas d'attirer, entra et dit bonjour
au baron, qui lui tendit la main comme à une cham-
brière, sans bouger de sa chaise, partie en roi qui
reçoit des hommages, partie en snob qui ne veut pas
qu'une femme peu élégante s'asseye à sa table,
partie en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses
amis et ne veut pas être embêté. M™^ Cottard resta
donc debout à parler à M. de Charlus et à son mari.
Mais peut-être parce que la politesse, ce qu'on a
0 à faire », n'est pas le pnvilège exclusif des Guer-
mantes, et peut tout d'un coup iUuminer et guider
les cerveaux les plus incertains, ou parce que, trom-
pant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments,
par une espèce de revanche, le besoin de la protéger
contre qui lui manquait, brusquement le docteur
fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu
faire, et sans consulter M. de Charlus en maître :
a Voyons, Léontire, ne reste donc pas debout,
assieds-toi. — Mais est-ce que je ne vous dérange
pas ? » demanda timidement M°»« CottcU-d à M. de
Charlus, lequel, surpris du ton du docteur, n'avaii
rien répondu. Et sans lui en donner cette seœnde
266 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
fois le temps, Cottard reprit evec autorité : « Je t'ai
dit de t'asseoir. »
Au bout d'un instant on se dispersa et alors M. de
Charlus dit à Morel : « Je conclus de toute cette
histoire, mieux terminée que vous ne méritiez, que
vous ne savez pas vous conduire et qu'à la fin de
votre ser\'ice militaire je vous ramène moi-même à
votre père, comme fit l'archange Raphaël envoyé par
Dieu au jeune Tobie. » Et le baron se mit à sourire
avec un air de grandeur et une joie que Morel, à qui la
perspective d'être ainsi ramené ne plaisait guère,
ne semblait pas partager. Dans l'ivresse de se com-
parer à l'archange, et Morel au fils de Tobie, M. de
Charlus ne pensait plus au but de sa phrase, qui était
de tâter le terrain pour savoir si, comme il le désirait,
Morel consentirait à venir avec lui à Pans. Grisé
p>ar son amour, ou par son amour-propre, le baron ne
vit pa^ ou feignit de ne pas voir la moue que fit le
violoniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café,
il me dit avec un orgueilleux sourire : a Avez- vous
remarqué, quand je l'ai comparé au fils de Tobie,
comme il déhrait de joie ! C'est parce que, comme il
est très intelligent, il a tout de suite compns que le
Père auprès duquel il allait désormais vivre, n'était
pas son père selon la chair, qui doit être un afireux
valet de chambre à moustaches, mais son père
spirituel, c'est-à-dire Moi. Quel orgueil pour lui !
Comme il redressait fièrement la tête I Quelle joie
il ressentait d'a^'oir compns ! Je suis sûr qu'il va
redire tous les jours : » O Dieu qui avez donné le
bienheureux Archange Raphaël pour guide à votre
serviteur Tobie, dans un long voyase, accordez-nous
à nous, vos serviteurs, d'être touiours protégés par
lui et munis de son secours. » Je n'ai même pas eu
besoin, ajouta le baron, tort persuadé qu'il siégerait
\M\ jour devant le trône de Dieu, de lui dire que
j'étais l'envoyé céleste, il l'a compris de lui-même et
SODOME ET GOMORRHE 267
en était muet de bonheur ! » Et M. de Charlus (à
qui au contraire le bonheur n'enlevait pas la parole),
peu soucieux des quelques passants qui se retour-
nèrent, croyant avoir affaire à un fou, s'écria tout
seul et de toute sa force, en levant les mains :
« Alléluia ! »
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps
aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morei,
parti en manœuvres trop lom pour que M. de Char-
lus pût aller le voir ou m'envoyer lui parler, écrivait
au baron des lettres désespérées et tendres, où il
lui assurait qu'il lui en fallait ftnir avec la vie parce
qu'il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-
cinq mille francs. Il ne disait pas quelle était la
chose affreuse, l'eût-il dit qu'elle eût sans doute été
inventée. Pour l'argent même, M. de Charlus l'eût
envoyé volontiers s'il n'eût senti que cela donnait à
Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d'avoir
les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et
ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de
sa voix. Quand il était certain de leur effet, il souhai-
tait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car,
p)ersuadé que ce serait le contraire qui se réaliserait,
il se rendait compte de tous les inconvénients qui
allaient renaître de cette haison inévitable. Mais si
aucune réponse de Morel ne venait, il ne dormait
plus il n'avait plus tm moment de calme, tant le
nombre est grand, en effet, des choses que nous
vivons sans les connaître et des réalités intérieures
et profondes qui nous restent cachées II formait
alors toutes les suppositions sur cette énormité qui
faisait que Morel avait besoin de vmgt-cinq mille
francs, il lui donnait toutes les formes, y attachait
tour à tour bien des noms propres. Je crois que, dans
ces moments-là, M. de Charlus (et bien qu'à cette
époque, son snobisme, diminuant eût été déjà au
moms rejoint, smon dépassé, par la cunosité gran-
268 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
dissante que le baron avait du peuple) devait se
rappeler avec quelque nostalgie les gracieux tour-
billons multicolores des réunions mondaines où les
femmes et les hommes les plus charmants ne le
recherchaient que pour le plaisir désintéressé qu'il
leur donnait, où personne n'eût songé à « lui monter
le coup », à inventer une a chose affreuse » pour
laquelle on est prêt à se donner la mort si on ne reçoit
pas tout de suite vingt-cinq mille francs. Je crois
qu'alors, et peut-être parce qu'il était resté tout de
même plus de Combray que moi et avait enté la
fierté féodale sur l'orgueil allemand, il devait trouver
qu'on n'est pas impunément l'amant de cœur d'un
domestique, que le peuple n'est pas tout à fait le
monde, qu'en somme il « ne faisait pas confiance a
au peuple comme je la lui ai toujours faite.
La station suivante du petit train, Maineville, me
rappelle justement un incident relatif à Morel et à
M. de Charlus. Avant d'en parler, je dois dire que
l'arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec
un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner, préférait
ne pas habiter la Raspelière) était l'occasion de
scènes moins pénibles que celle que je vais raconter
dans un mstant. L'arrivant, ayant ses menus bagages
dans le train, trouvait généralement le Grand
Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n'y avait avant
Balbec que de peftes plages aux villas inconfortables,
était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au
long trajet, quand, au moment où le train station-
nait à Maineville, il voyait brusquement se dresser
le Paiace dont il ne pouvait pas se douter que c'était
une maison de prostitution. « Mais, n'allons pas plus
loin, disait-il infailliblement à M"^ Cottard, femme
connue comme étant d'esprit pratique et de bon
conseil. Voilà tout à fait ce qu'il me faut. A quoi bon
continuer jusqu'à Balbec où ce ne sera certainement
pas mieux ? Rien qu'à l'aspect, je juge qu'il y a tout
SODOME ET GOMORRHE 269
le confort ; je pourrai parfaitement faire venir là
M™« Verdurin, car je compte, en échange de ses
politesses, donner quelques petites réunions en son
honneur. Elle n'aura pas tant de chemin à faire que
si j'habite Balbec. Cela me semble tout à fait bien
pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur.
Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces
dames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au
heu de louer la Rasi:>elière, M'"^ Verdurin n'est pas
venue habiter ici. C'est beaucoup plus sain que de
vieilies maisons comme la Raspelière, qui est for-
cément humide, sans être propre d'ailleurs ; ils
n'ont pas ''eau chaude, on ne peut pas se laver comme
on veut. Maineville me paraît bien plus agréable,
jjme Verdurin y eût ioué parfaitement son rôle de
patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais
me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas
descendre avec moi, en nous dépêchant, car le
train ne va pas tarder à repartir. Vous me piloteriez
dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous
devez avoir fréquentée souvent. C'est tout à fait
un cadre fait pour vous. » On avait toutes les peines
du monde à taire taire, et surtout à empêcher de
descendre, l'infortuné arrivant, lequel, avec l'obsti-
nation qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait
ses valises et ne voulait rien entendre jusqu'à ce
qu'on lui eût assuré que jamais M™* Verdurin ni
M™« Cottard ne viendraient le voir là. « En tout cas
je vais y élire domicile. M™^ Verdurin n'aura qu'à
m'y écrire. »
Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un inci-
dent d'un ordre plus particuHer. Il y en eut d'autres,
mais je me contente ici, au fur et à mesure que le
tortillard s'arrête et que l'employé crie Doncières,
Grattevast, Mameville, etc., de noter ce que la petite
plage ou la garnison m'évoquent. J'ai déjà parlé de
Maineville {média villa) et de l'importance qu'elle
270 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
prenait à cause de cette somptueuse maison de
femmes qui y avait été récemment construite, non
sans éveiller les protestations inutiles des mères de
famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a
quelque rapport dans ma mémoire avec More] et
M. de Charlus, il me faut noter la disproportion
(que j'aurai plus tard à approfondir) entre l'impor-
tance que Morel attachait à garder libres certaines
heures et l'insignifiance des occupations auxquelles
il prétendait les employer, cette même disproportion
se retrouvant au milieu des explications d'un autre
genre qu'il donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait
au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer
sans risques, vu la générosité de son protecteur),
quand il désirait passer la soirée de son côté pour
donner une leçon, etc., il ne manquait pas d'ajouter
à son prétexte ces mots dits avec un sourire d'avidité:
a Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs.
Ce n'est pas rien. Permettez-moi d'y aller, car, vous
voyez, c'est mon intérêt. Dame, je n'ai pas de rentes
comme vous, j'ai ma situation à taire, c'est le moment
de gagner des sous. » Morel n'était pas, en désirant
donner sa leçon, tout à fait insincère. D'une part,
que l 'argent n'ait pas de couleur est faux. Une manière
nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces que
l'usage a ternies. S'il était vraiment sorti pour une
leçon, il est possible que deux louis remis au départ
par une élève lui eussent produit un effet autre que
deux louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis
l'homme le plus riche ferait pour deux louis des
kilomètres qui deviennent des lieues si l'on est fils
d'un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus
avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes
d'autant plus grands que souvent le musicien invo-
quait des prétextes d'un autre genre, d'un ordre
entièrement désintéressé au p>oint de vue matériel,
et d'ailleurs absiurdes. Morei ne pouvait am^i s'em-
SODOME ET GOMORRHE 271
pêcher de présenter une image de sa vie, mais volon-
tairement, et involontairement aussi, tellement
enténébrée, que certaines parties seules se laissaient
distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition
de M. de Charlus à condition de garder ses soirées
libres, car il désirait suivre avec continuité des cours
d'algèbre. Venir voir après M. de Charlus ? Ah !
c'était impossible, les cours duraient parfois fort tard.
« Même après 2 heures du matin ? demandait le
baron. — Des fois. — Mais l'algèbre s'apprend aussi
facilement dans un livre, — Même plus lacilement,
car je ne comprends pas grand'chose aux cours.
— Alors ? D'ailleurs l'algèbre ne peut te servir à
rien. — J'aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie.»
« Cela ne peut pa< être l'algèbre qui lui fait demander
des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.
Sera.t-ii attaché à la police ? » En tout cas Morel,
quelque objection qu'on fît, réservait certaines
heures tardives, que ce fût à cause de l'algèbre ou
du violon. Une fois ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais
le prince de Guermantes qui, venu passer quelques
jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse
de Luxem.bourg, rencontra le musicien, sans savoir
qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui
offrit cinquante trancs pour passer la nuit ensemble
dans la maison de femmes de Maineville ; double
plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guer-
mantes et de la volupté d'être entouré de femmes
dont les seins bruns se montraient à découvert. Je
ne sais comment M. de Charlus eut i'idée de ce qui
s'était passé et de ! 'endroit, mais non du séducteur.
Fou de alousie, et pour connaître celui-ci, il télégra-
phia à Jupien, qui arriva deux lours après et quand,
au commencement de la semaine suivante, Morel
annonça qu'il serait encore absent, le baron demanda
à Jupien s'il se chargerait d'acheter la patronne de
l'établissement et d'obtenir qu'on les cachât, iui et
2 72 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Jupien, pour assister à la scène. « C'est entendu. Je
vais m'en occuper, ma petite gueule », répondit
Jupien au baron. On ne peut comprendre à quei
point cette inquiétude agitait, et par là même avait
momentanément enrichi, l'esprit de M. de Charlus.
L'amour cause ainsi de véritables soulèvements géo-
logiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlus
qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine
si uniforme qu'au plus loin il n'aurait pu apercevoir
une' idée au ras du sol, s'étaient brusquement dres-
sées, dures comme la pierre, un massif de montagnes,
mais de montagnes aussi sculptées que si quelque
statuaire, au lieu d'emporter le marbre, l'avait ciselé
sur place et oti se tordaient, en groupes géants et
titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l'En-
vie, la Haine, la Souffrance, l'Orgueil, l'Épouvante
et l'Amour.
Cependant le soir où Morel devait être absent
était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et
le baron devaient venir vers onze heures du soir et
on les cacherait. Trois rues avant d'arriver à cette
magnifique maison de prostitution (où on venait de
tous les environs élégants), M. de Charlus marchait
sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppHait
Jupien de parler moins fort, de peur que, de l'inté-
rieur, Morel les entendît. Or, dès qu'il fut entré à
pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait
peu l'habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à
sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus
bruyant que la Bourse ou l'Hôtel des Ventes. C'est
en vain qu'il recommandait de parler plus bas à des
soubrettes qui se pressaient autour de lui ; d'ailleurs
leur voix même était couverte par le bruit de criées
et d'adjudications que faisait une vieille « sous-
maîtresse » à la perruque fort brune, au visage où
craquelait la gravité d'un notaire ou d'un prêtre
espagnol^ et qui lançait à toutes minutes, avec un
SODOME ET GOMORRHE 273
bruit de tonnerre, en laissant alternativement ouvrir
et refermer les portes, comme on règle la circulation
des voitures : 0 Mettez Monsieur au vingt-huit, dans
la chambre espagnole. » « On ne passe plus. » « Rouvrez
la porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle
Noémie. Elle les attend dans le salon persan. »
M. de Charlus était efïrayé comme un provincial qui
a à traverser les boulevards ; et, pour prendre une
comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet
représenté dans les chapiteaux du porche de la
vieille église de CorlesviDe, les voix des jeunes bonnes
répétaient en plus bas, sans se lasser, l'ordre de la
sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu'on entend
les élèves psalmodier dans la sonorité d'une église
de campagne. Si peur qu'il eiît, M. de Charlus, qui,
dans la rue, tremblait d'être entendu, se persuadant
que Morel était à la fenêtre, ne fut peut-être pas
tout de même aussi effrayé dans le rugissement de
ces escaliers immenses oii on comprenait que des
chambres rien ne pouvait être aperçu. Enfin, au
terme de son calvaire, il trouva M"* Noémie qui
devait les cacher avec Jupien, mais commença par
l'enfermer dans un salon persan tort somptueux d'où
il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé
à prendre une orangeade et que, dès qu'on la lui
aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans
un salon transparent. En attendant, comme on la
réclamait, elle leur promit, comme dans un conte,
que pour leur taire passer le temps elle allait leur
envoyer « une petite dame intelligente ». Car, elle,
on l'appelait, La petite dame intelligente avait un
peignou- persan, qu'elle voulait ôter. M. de Charlus
lui demanda de n'en rien faire, et elle se lit monter
du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille.
Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le
pnnce de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait
semblant de se tromper de chambre, était entré dans
Vol. X. 18
2^^ A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
une où il y avait deux femmes, lesquelles s'étaient
empressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de
Charlus ignorait tout cela, mais pestait, voulait
ouvrir les portes, fit redemander Mi*» Noémie,
laquelle, ayant entendu la petite dame intelligente
donner à M. de Charlus des détails sur Morel non
concordants avec ceux qu'elle-même avait donnés à
Jupien, la fit déguerpir et envoya bientôt, pour
remplacer la petite dame intelligente, « une petite
dame gentille », qui ne leur montra rien de plus,
mais leur dit combien la maison était sérieuse et
demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron,
écumant, fit revenir M^^* Noémie, qui leur dit :
« Om, c'est un peu long, ces dames prennent des
poses, il n'a pas l'air d'avoir envie de rien faire. »
Enfin, devant les promesses du baron, ses menaces,
Mi^e Noémie s'en alla d'un air contrarié, en les
assurant qu'ils n'attendraient pas plus de cinq
minutes. Ces cinq minutes durèrent une heure,
après quoi Noémie- conduisit à pas de loup M. de
Charlus ivre de tureur et Jupien désolé vers une
porte entre-bâillée en leur disant : o Vous allez très
bien voir. Du reste, en ce moment ce n'est pas très
intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa
vie de régiment. » Enfin le baron put voix par l'ou-
verture de la porte et aussi dans les glaces. Mais
une terreur mortelle le força de s'appuyer au mur.
C'était bien Morel qu'il avait devcint mi, mais,
comme si les mystères païens et les enchante nienis
existaient encore, c'était plutôt l'ombre de Morei,
Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme
Lazare, une apparition de Morel, tm tantôme de
Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre
(où, partout, les murs et les divans répétaient des
emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres
de lui, de profil. Morel avait, comme après la mort,
perdu toute couleur ; entre ces femmes avec lesquelles
SODOME ET GOMORRHE 275
il semblait qu'il eût dû s'ébattre joyeusement,
livide, il restait figé dans une immobilité artificielle ;
pour boire la coupe de Champagne qui était devant
lui, son bras sans force essayait lentement de se
tendre et retombait. On avait l'impression de cette
équivoque qui fait qu'une religion parle d'immorta-
lité, mais entend par là quelque chose qui n'exclut
pas le néant. Les femmes le pressaient de questions :
«Vous voyez, dit tout bas Mil» Noémie au baron,
elles lui parlent de sa vie de régiment, c'est amusant,
n'est-ce pas ? — et elle rit — vous êtes content ? Il
est calme, n'est-ce pas », ajouta-t-elle, comme elle
aurait dit d'un mourant. Les questions des femmes
se pressaient, mais Morel, inanimé, n'avait pas la force
de leur répondre. Le miracle même d'une parole
murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n'eut
qu'un instant d'hésitation, il comprit la vérité et
que, soit maladresse de Jupien quand il était allé
s'entendre, soit puissance expansive des secrets
confiés qui fait qu'on ne les garde jamais, soit carac-
tère indiscret de ces femmes, soi* crainte de la police,
on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient
payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le
prince de Guermantes métamorphosé en trois
femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paraiysé
par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus
le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n'osant
pas prendre son verre de peur de le laisser tomber,
voyait en plein le baron.
L'histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le
prince de Guermantes. Quand on l'avait fait sortir
pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa
déconvenue, sans soupçonner qui en était l'auteur,
il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire
connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour
la nuit suivante dans la toute petite villa qu'il avait
Guée et que, malgré le peu de temps qu'il devait y
276 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
rester, il avait, suivant la même maniaque habitude
que nous avons autrefois remarquée chez M™^ de
Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de
famiUe, pour se sentir plus chez soi. Donc le lende-
main, Morel, retoiirnant la tête à toute minute,
tremblant d'être suivi et épié par M. de Charlus,
avait fini, n'ayant remarqué aucun passant suspect,
par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au
salon en lui disant qu'il allait prévenir Monsieur
(son maître lui avait recommandé de ne pas pronon-
cer le nom de prince de peur d'éveiller des soupçons).
Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder
dans la glace si sa mèche n'était pas dérangée, ce
fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les
photographies, reconnaissables pour le violoniste,
car il les avait vues chez M. de Charlus, de la prmcesse
de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de
Mme (Je Villeparisis, le pétrifièrent d'abord d'eôroi.
Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus,
laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait
immobihser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou
de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première,
ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M.
de Charlus l'avait fait tomber pour éprouver s'il
était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques
marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes
sur la route et quand le prince de Guermantes
(après avoir cru faire faire à une connaissance de
passage le stage nécessaire, non sans s'être demandé
si c'était bien prudent et si l'individu n'était pas
dangereux) entra dans son salon, il n'y trouva plus
personne. Il eut beau, avec son valet, par crainte de
cambriolage, et revolver au pomg, explorer toute la
maison, qui n'était pas grande, les recoins du jardinet,
le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence
certaine avait disparu. Il le rencontra plusieurs fois
au coiurs de la semaine suivante. Mais chaque fois
SODOME ET GOMORRHE 277
c'était Morel, l'individu dangereux, qui se sauvait
comme si le prince l'avait été plus encore. Buté dans
ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à
Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le
mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé
d'une infidélité qui le désespérait, et vengé sans
l'avoir jamais imaginé, ni surtout comment.
Mais déjà les souvenirs de ce qu'on m'avait raconté
à ce sujet sont remplacés par d'autres, car le B. C.
N., reprenant sa marche de « tacot », continue de
déposer ou de prendre les voyageurs aux stations
suivantes.
A Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle
il était allé passer l'après-midi, montait quelquefois
M. Pierre de Verjus, comte de Crécy (qu'on appelait
seulement le Comte de Crécy), gentilhomme pauvre
mais d'une extrême distinction, que j'avais connu
par les Cambremer, avec qui il était d'ailleurs peu
lié. Réduit à une vie extrêmement modeste, presque
misérable, je sentais qu'un cigare, une « consom-
mation » étaient choses si agréables pour lui que je
pris l'habitude, les jours où je ne pouvais voir
Albertine, de l'inviter à Balbec. Très fin et s'expri-
mant à merveille, tout blanc, avec de charmants
yeux bleus, il parlait surtout du bout des lèvres, très
délicatement, des conforts de la vie seigneuriale,
qu'il avait évidemment connus, et aussi de généa-
logies. Comme je lui demandais ce qui était gravé
sur sa bague, il me dit avec wa sourire modeste :
« C'est une branche de verjus. » Et il ajouta avec
un plaisir dégustateur : « Nos armes sont une branche
de verjus — symbolique puisque je m'appelle
Verjus — tigellée et feuillée de sinople. » Mais je
crois qu'il aurait eu une déception si à Balbec je
ne lui avais offert à boire que du verjus. Il aimait
les vins les plus coûteux, sans doute par privation,
par connaissance approfondie de ce dont il était
278 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré.
Aussi quand je l'invitais à dîner à Balbec, iJ comman-
dait le repas avec une science raffinée, mais mangeait
un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les
vins qui doivent l'être, frapper ceux qui exigent
d'être dans de la glace. Avant le dîner et après, iJ
indiquait la date ou le numéro qu'il voulait pour
un porto ou une fine, comme il eût fait pour l'érec-
tion, généralement ignorée, d'un marquisat, mais
qu'il connaissait aussi bien.
Comme j'étais pour Aimé un client préféré, il
était ravi que je donnasse de ces dîners extras et
criait aux garçons : « Vite, dressez la table 25 », il
ne disait même pas « dressez », mais « dressez-moi »,
comme si c'avait été pour lui. Et comme le langage
des maîtres d'hôtel n'est pas tout à fait le même
que celui des chefs de rang, demi-chefs, commis,
etc., au moment oii je demandais l'addition, il
disait au garçon qui nous avait servis, avec un geste
répété et apaisant du revers de la main, comme s'il
voulait calmer un cheval prêt à prendre le mors aux
dents : « N'allez pas trop fort (pour l'addition),
allez doucement, très doucement. » Puis, comme le
garçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé,
craignant que ses recommandations ne fussent pas
exactement sui\'ies, le rappelait : « Attendez, je vais
chiffrer moi-même. » Et comme je lui disais que
cela ne faisait rien : « J'ai pour principe que, comme
on dit vulgairement, on ne doit pas estamper le
client. » Quant au directeur, comme les vêtements
de mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et
assez usés (et pourtant personne n'eût si bien pra-
tiqué l'art de s'habiller fastueusement, comme un
élégant de Balzac, s'il en avait eu les moyens), il se
contentait, à cause de moi, d'inspecter de loin si
tout allait bien, et d'un regard, de faire mettre une
cale sous un pied de la table qui n'était pas d'à-
SODOME ET GOMORRHE 279
plomb. Ce n'est pas qu'il n'eût su, bien qu'il cachât
ses débuts comme plongeur, mettre la mam à la pâte
comme un autre. Il fallut pourtant une circonstance
exceptionnelle pour qu'un jcfur il découpât lui-même
les dindonneaux. J'étais sorti, mais j'ai su qu'il
l'avait fait avec une majesté sacerdotale, entouré, à
distance respectueuse du dressoir, d'un cercle de gar-
çons qui cherchaient, par là, moins à apprendre
qu'à se faire bien voir et avaient un air béat d'admi-
ration. Vus d'ailleurs par le directeur (plongeant
d'un geste lent dans le flanc des victimes et n'en
détachant pas plus ses yeux pénétrés de sa haute
fonction que s'il avait dû y lire quelque augure) ils
ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s'aperçut
même pas de mon absence. Quand il l'apprit, elle le
désola. «Comment, vous ne m'avez pas vu découper
moi-même les dindonneaux ?» Je lui répondis que,
n'ayant pu voir jusqu'ici Rome, Venise, Sienne, le
Prado, le musée de Dresde, les Indes, Sarah dans
Phèdre, je connaissais la résignation et que j'ajoute-
rais son découpage des dindonneaux à ma liste. La
comparaison avec l'art dramatique (Sarah dans
Phèdre) fut la seule qu'il parut comprendre, car il
savait par moi que, les jours de grandes représenta-
tions, Coquelin aîné avait accepté des rôles de
débutant, celui même d'un personnage qui ne dit
qu'un mot ou ne dit rien. « C'est égal, je suis désolé
pour vous. Quand est-ce que je découperai de nou-
veau ? Il faudrait un événement, il faudrait une
guerre. » (Il fallut en effet l'armistice.) Depuis ce
jour-là le calendrier fut changé, on compta ainsi :
«C'est le lendemain du jour 011 j'ai découpé moi-
même les dindonneaux. » « C'est juste huit jours
apf'ès que le directeur a découpé lui-même les din-
donneaux. » Ainsi cette prosectomie donna-t-elle,
comme la naissance du Christ ou l'Hégire, le point
de départ d'un calendrier différent des autres, mais
28o A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
qui ne prit pas leur extension et n'égala pas leur
durée.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout
autant que de ne plus avoir de chevaux et une
table succulente, de ne voisiner qu'avec des gens
qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes
étaient tout un. Quand il vit que je savais que
Legrandin, lequel se faisait maintenant appeler
Legrand de Méséglise, n'y avait aucune espèce de
droit, allumé d'ailleurs par le vin qu'il buvait, il
eut une espèce de transport de joie. Sa sœur me
disait d'un air entendu : « Mon frère n'est jamais si
heureux que quand il peut causer avec vous. » Il se
sentait en effet exister depuis qu'il avait découvert
quelqu'un qui savait la médiocrité des Cambremer
et la grandeur des Guermantes, quelqu'un pour qui
l'univers social existait. Tel, après l'incendie de
toutes les bibliothèques du globe et l'ascension d'une
race entièrement ignorante, un vieux latiniste
reprendrait pied et confiance dans la vie en entendant
quelqu'un lui citer im vers d'Horace. Aussi, s'il ne
quittait jamais le wagon sans me dire : « A quand
notre petite réunion ? » c'était autant par avidité
de parasite, par gourmandise d'érudit, et parce qu'il
considérait les agapes de Balbec comme une occasion
de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient
chers et dont il ne pouvait parler avec personne, et
analogues en cela à ces dîners où se réunit à dates
fixes, devant la table particulièrement succulente
du Cercle de l'Union, la Société des bibliophiles. Très
modeste en ce qui concernait sa propre tamilie, ce
ne fut pas par M. de Crécy que j'appris qu'elle était
très grande et un authentique rameau, détaché en
France, de la famille anglaise qui porte le titre de
Crécy. Quand je sus qu'il était un vrai Crécy, ie lui
racontai qu'une nièce de M™« de Guermantes avait
épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui
SODOME ET GUMORRHE 281
dis qne je pensais qu'il n'avait aucun rapport avec
lui. « Aucun, me dit-il. Pas plus — bien, du reste, que
ma famille n'ait pas autant d'illustration — que
beaucoup d'Américains qui s'appellent Montgom-
mery, Berry, Chandos ou Capel, n'ont de rapport
avec les familles de Pembroke, de Buckingham,
d'Essex, ou avec le duc de Berry. » Je pensai plu-
sieurs fois à lui dire, pour l'amuser, que je connais-
sais M™* Swann qui, comme cocotte, était connue
autrefois sous le nom d'Odette de Crécy ; mais, bien
que le duc d'Aiençon n'eût pu se froisser qu'on parlât
avec lui d'Émilienne d'Aiençon, je ne me sentis pas
assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la
plaisanterie jusque-là. a II est d'une très grande
famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Son
patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son
vieux castel au-dessus d'Incarvûle, d'ailleurs devenu
presque inhabitable et que, bien que né fort riche,
il était aujourd'hui trop ruiné pour réparer, se lisait
encore l'antique devise de la famille. Je trouvai cette
devise très belle, qu'on l'appliquât soit à l'impatience
d'une race de proie nichée dans cette aire, d'oii elle
devait jadis prendre son vol, soit, aujourd'hui, à la
contemplation du déchn, à l'attente de la mort pro-
chaine dans cette retraite dominante et sauvage. C'est
en ce double sens, en effet, que joue avec le nom
de Saylor cette devise qui est : > Ne sçais l'heure. »
A Hermenonville montait quelquefois M. de
Chevntjny, dont le nom, nous dit Bnchot, signifiait,
comme celui de Mgr de Cabrières, « lieu où s'assem-
blent les chèvres ». Il était parent des Cambremer et,
à cause ae cela et par une fausse appréciation de
l'élégance, ceux-ci l'invitaieni souvent à Féterne,
mais seulement quand ils n'avaient pai d'invités à
éblouir. Vivant toute l'année à Beausoieil, M. de
Chevngny était resté plus provincial qu'eux Aussi,
quand il allait passer quelques semaines à Paris, il
282 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
n'y avait pas un seul iour de perdu pour tout ce
qu'« il y avait à voir o ; c'était au point que parfois,
un peu étourdi par le nombre de spectacles trop
rapidement digérés, quand on lui demandait s'il
avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n'en
être plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il
connaissait les choses de Pans avec ce détail parti-
culier aux gens qui y viennent rarement. Il me
conseillait les «nouveautés» à aller voir («Cela en
vaut la peine »), ne les considérant, du reste, qu'au
point de vue de la bonne soirée qu elles font passer,
et ignorant du point de vue esthétique jusqu'à ne
pas se douter qu'elles pouvaient en effet constituer
parfois une « nouveauté » dans l'histoire de l'art.
C'est ainsi que, pariant de tout sur le même plan, il
nous disait : « Nous sommes allés une fois à I Opéra-
Comique, mais le sjDectacle n'est pas fameux. Cela
s'appelle Pelléaa et Mélisande. C'est insignifiant.
Péner joue toujours bien, mais il vaut mieux le
voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase
on donne La Châtelaine Nous y sommes retournés
deux fois ; ne manquez pas d'y aUer, cela mérite
d'être vu ; et puis c'est joué à ravir ; vous avez
Frévalles, Marie Magnier, Baron fils » ; il me citait
même des noms d'acteurs que je n'avais jamais
entendu prononcer, et sans les faire précéder de
Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût
fait le duc de Guerraantes, lequel parlait du même
ton cérémonieusement méprisant des o chansons de
Mademoiselle Yvette Guilbert » et des « expénences
de Monsieur Charcot ». M. de Chevrigny n'en usait
pas ainsi, il disait Cornaglia et Dehelly, comme il
eût dit Voltaire et Montesquieu. Car chez lui, à l'égard
des acteurs comme de tout ce qiu était parisien, le
désir de se montrer dédaigneux qu'avait l'aristocrate
était vaincu par celui de paraître familier qu'avait le
provincial.
SODOME ET GOMORRHE 283
Dès après le premier dîner que j'avais fait à la
Raspelière avec ce qu'on appelait encore à Féterne
« le jeune mariage », bien que M. et M™^ de Cambremer
ne tussent plus, tant s'en fallait, de la première
jeunesse, la vieille marquise m'avait écrit une de
ces lettres dont on reconnaît l'écriture entre des
milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine
délicieuse — charmante — agréable. Ce sera un
enchantement, un plaisir », manquant toujours avec
une telle infaillibilité la progression attendue par
celui qui recevait sa lettre que le finis par changer
d'avis sur la nature de ces diminue ndos, par les
croire voulus, et y trouver la même dépravation du
goût — transposée dans l'ordre mondain — qui
poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances
de mots, à altérer toute expression un peu habituelle.
Deux méthodes, enseignas sans doute par des
maîtres différents, se contrariaient dans ce style
épistolaire, la deuxième faisant racheter à M^^^ de
Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les
employant en gamme descendante, en évitant de
finir sur l'accord parfait. En revanche, je penchais à
voir dans ces gradations inverses, non plus du raffi-
nement, comme quand elles étaient l'oeuvre de la
marquise douairière, mais de la maladresse toutes
les (Dis qu'elles étaient employées par le marquis
son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille,
jusqu'à un degré assez éloigné, et par une imitation
admirative de tante Zélia la règle des trois adiectifs
était très en honneur, de même qu'une certaine
manière enthousiaste de reprendre sa respiration en
parlant. Imitation passée dans le sang, d'ailleurs ; et
quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance,
s'arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait :
« Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard
ses lèvres tendraient assez vite à s'ombrager d'une
légère moustache, et on se promettait de cultiver chez
284 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
elle les dispositions qu'elle aurait pour la musique.
Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être
moins parfaites avec M™« Verdurin qu'avec moi, pour
différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La
a jeune » marquise me disait dédaigneusement : a Je
ne vois pas pourquoi nous ne l'inviterions pas, cette
femme ; à la campagne on voit n'importe qui, ça ne
tire pas à conséquence. » Mais, au fond, assez im-
pressionnés, ils ne cessaient de me consulter sur la
façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse.
Je pensais que, comme ils nous avaient invités à
dîner, Aibertine et moi, avec des amis de Saint-Loup,
gens élégants de la région, propriétaires du château
de Gourville et qui représentaient un peu plus que
le gratin normand, dont M™^ Verdurin, sans avoir
l'air d'y toucher, était friande, je conseillai aux
Cambremer d'inviter avec eux la Patronne. Mais les
châtelains de Féteme, par crainte (tant ils étaient
timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant
ils étaient naïfs) que M. et M°^« Verdurin s'ennuyas-
sent avec des gens qui n'étaient pas des intellectuels,
ou encore (comme ils étaient imprégnés d'un esprit
de routine que l'expérience n'avait pas fécondé) de
mêler les genres et de commettre un « impair »,
déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que
cela ne « bicherait » pas et qu'il valait mieux réserver
M"^ Verdunn (qu'on inHterait avec tout son petit .,
groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain — Il
l'élégant, avec les amis de Saint-Loup — ils ne
convièrent du petit noyau que Morel, afin que M. de
Charlus fût indirectement informé des gens brillants
qu'ils recevaient, et aussi c ue le musicien fût un
élément de distraction pour les invités, car on lui
demanderait d'apporter son violon. On lui adjoignit
Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu'il
avait de l'entrain et «faisait bien » dans un dîner;
puis que cela pourrait être commode d'être en bons
SODOME ET GOMORRHE 285
termes avec un médecin si on avait jamais quelqu'un
de malade. Mais on l'invita seul, pour ne « rien com-
mencer avec la femme ». M"*® Verdurin fut outrée
quand elle apprit que deux membres du petit groupe
étaient iijvités sans elle à dîner à Féteme «en petit
comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier
mouvement avait été d'accepter, une fière réponse
où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez M™« Ver-
durin », pluriel qui devait être une leçon pour les
Cambremer et leur montrer qu'il n'était pas séparable
de M°»« Cottard. Quant à Morel, M™« Verdurin n'eut
pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu'il
tint spontanément, voici pourquoi. S'il avait, à
l'égard de M. de Charlus, en ce qui concernait ses
plaisirs, une indépendance qui affligeait le baron,
nous avons vu que l'influence de ce dernier se faisait
sentir davantage dans d'autres domaines et qu'il
avait, par exemple, élargi les connaissances musicales
et rendu plus pur le style du virtuose. Mais ce n'était
encore, au moins à ce point de notre récit, qu'une
influence. En revanche, il y avait un terrain sur lequel
ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et
exécuté par Morel, Aveuglément et follement, car
non seulement les enseignements de M. de Charlus
étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables
pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par
Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel
devenait si crédule et était si docile à son maître,
c'était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant
de connaître M. de Charlus, n'avait aucune notion du
monde, avait pris à la lettre l'esquisse hautaine et
sommaire que lui en avait tracée le baron : « Il y a
un certain nombre de familles prépondérantes, lui
avait dit M. de Charlus, avant tout les Guei mantes,
qui comptent quatorze alliances avec la Maison ae
France, ce qui est d'ailleurs surtout flatteur pour la
Maison de France, car c'était à Aidonce de Guer-
286 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
mantes et non à Louis le Gros, son frère consanguin
mais puîné, qu'aurait dû revenir le trône d'=> France.
Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Mon-
sieur, comme ayant la même grand'mère que le
Roi ; fort au-dessous des Guermantes, on peut
cependant citer les La Trémoïlle, descendants des
rois de Naples et des comtes de Poitiers ; les d'Uzès,
peu anciens comme famille mais qui sont les plus
anciens pairs ; les Luynes, tout à fait récents mais
avec l'éclat de grandes alliances ; les Choiseul, les
Harcourt, les La Rochefoucauld. Ajoutez encore les
Noailles, malgré le comte de Toulouse, les Montes-
quiou, les Castellane et, sauf oubli, c'est tout. Quant
à tous les petits messieurs qui s'appellent marquis de
Cambremerde ou de Vatefairefiche, il n'y a aucune
différence entre eux et le dernier pioupiou de votre
régiment. Que vous alliez faire pipi chez la comtesse
Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c'est la même
chose, vous aurez compromis votre réputation et pris
un torchon breneux comme papier hygiénique. Ce
qui est malpropre. » Morel avait recueilli pieusement
cette leçon d'histoire, peut-être un peu sommaire ; il
jugeait les choses comme s'il était lui-même un
Guermantes et souhaitait une occasion de se trouver
avec les faux La Tour d'Auvergne pour leur faire
sentir, par une poignée de main dédaigneuse, qu'il
ne les prenait guère au sérieux. Quant aux Cam-
bremer, justement voici qu'il pouvait leur témoigner
qu'ils n'étaient pas « plus que le dernier pioupiou
de son régiment b. Il ne répondit pas à leur invitation,
et le soir du dîner s'excusa à la dernière heure par
un télégramme, ravi comme s'il venait d'agir en
prince du sang. Il faut, du reste, ajouter qu'on ne
peut imaginer combien, d'une façon plus générale,
M. de Charlus pouvait être insupportable, tatillon,
et même lui si fin, bête, dans toutes les occasions où
entraient en jeu les défauts de son caractère. On peut
SODOME ET GOMORRHE 287
dire, en effet, que ceux-ci sont comme une maladie
intermittente de l'esprit. Oui n'a remarqué le îait
sur des femmes, et même des hommes, doués d intel-
ligence remarquable, mais affligée de nervosité ?
Quand ils sont heureux, calmes, satisfaits de leur
entourage, ils font admirer leurs dons précieux ;
c'est, à la lettre, la vérité qui parle par leur bouche.
Une migraine, une petite pique d'amour-propre suffit
à tout changer. La lumineuse intelligence, brusque,
convulsive et rétrécie, ne reflète plus qu'un moi
irrité, soupçonneux, coquet, faisant tout ce qu'il faut
pour déplaire. La colère des Cambremer fut vive ;
et, dans l'intervalle, d'autres incidents amenèrent
une certaine tension dans leurs rapports avec le petit
clan. Comme nous revenions, les Cottard, Charlus,
Brichot, More! et moi, d'un dîner à la Raspelière
et que les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des
amis à Harambou ville, avaient fait à l'aller une
partie du trajet avec nous : « Vous qui aimez tant
Balzac et savez le reconnaître dans la société con-
temporaine, avais-je dit à M. de Charlus, vous devez
trouver que ces Cambremer sont échappés des Scènes
de la vie de Province. » Mais M. de Charlus, absolu-
ment comme s'il avait été leur ami et si je l'eusse
froissé pai" ma remarque, me coupa brusquement la
parole : « Vous dites cela parce que la femme est
supérieure au mari, me dit-il d'un ton sec. — Oh I
je ne voulais pas dire que c'était la Muse du dépar-
tement, m' Madame de Bargeton bien que... » M. de
Charlus m'interrompit encore : « Dites plutôt M™« de
Mortsauf. » Le train s'arrêta et Brichot descendit,
a Nous avions beau vous faire des signes, vous êtes
terrible. — Comment cela ? — Voyons, ne vous
êtes-vous pas aperçu que Brichot est amoureux fou
de M°»e de Cambremer ?» Je vis par l'attitude des
Cottard et de Charhe que cela ne faisait pas l'ombre
d'un doute dans le petit noyau. Je crus qu'il y avait
288 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de la malveillance de leur part. « Voyons, vous n'avez
pas remarqué comme il a été troublé quand vous
avez parlé d'elle », reprit M. de Charlus, qui aimait
montrer qu'il avait l'expérience des femmes et parlait
du sentiment qu'elles inspirent d'un air naturel et
comme si ce sentiment était celui qu'il éprouvait lui-
même habituellement. Mais un certain ton d'équi-
voque paternité avec tous les jeunes gens — malgré
son amour exclusif pour Morel — démentit par le
ton les vues d'homme à femmes qu'il émettait :
« Oh ! ces enfants, dit-il, d'une voix aiguë, mièvre
et cadencée, il faut tout leur apprendre, ils sont
innocents comme l'enfant qui vient de naître, us ne
savent pas reconnaître quand un homme est amou-
reux d'une femme. A votre âge i 'étais plus dessalé
que cela », ajouta-t-il, car il aimait employer les
expressions du monde apache, peut-être par goût,
peut-être pour ne pas avoir l'air, en les évitant,
d'avouer qu'il fréquentait ceux dont c'était le voca-
bulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut
bien me rendre à l'évidence et reconnaître que
Brichot était épris de la marquise. Malheureusement
il accepta plusieurs déjeuners chez elle. M^^ Verdurin
estima qu'il était temps de mettre le holà. En dehors
de l'utilité qu'elle voyait à une intervention, pour la
politique du petit noyau, elle prenait à ces sortes
d'explications et aux drames qu'ils déchaînaient un
goût de plus en plus vif et que l'oisiveté fait naître,
aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la
bourgeoisie. Ce fut un jour de grande émotion à la
Raspelière quand on vit M°^« Verdurin disparaître
pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu'elle
avait dit que M™« de Cambremer se moquait de lui,
qu'il était la fable de son salon, qu'il allait déshonorer
sa vieiDesse, compromettre sa situation dans l'en-
seignement. EUe alla jusqu'à lui parler en termes
touchants de la blanchisseuse avec qui il vivait à
SODOME ET GOMORRHE 289
Paris, et de leur petite fille. Elle l'emporta, Brichot
cessa d'aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que
pendant deux jours on crut qu'il allait perdre com-
plètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait
fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant
les Cambremer, dont la colère contre Morel était
grande, invitèrent une lois, et tout exprès, M. de
Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse
du baron, ils craignirent d'avoir fait une gaSe et,
trouvant que la rancune est mauvaise conseillère,
écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui
fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir.
«Vous répondrez pour nous deux que j'accepte»,
dit le baron à Morel. Le jour du dîner venu, on atten-
dait dans le grand salon de Féterne. Les Cambremer
donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic
qu'étaient M. et M™*^ Féré. Mais ils craignaient
tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien
qu'ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, M°»«
de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du
dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à
Féterne. On inventa tous les prétextes pour le ren-
voyer à Beausoieil au plus vite, pas assez pourtant
pour qu'il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui
furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux.
Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épar-
gner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny,
jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu'on
néglige en famille, mais dont on ne tient compte que
vis-à-vis des étrangers, qui sont précisément les seuls
qui ne s'en apercevraient pas. Mais on n'aime pas leur
montrer les parents qui sont restés ce que l'on s'est
efforcé de cesser d'être. Quant à M. et M°»e Féré, ils
étaient au plus haut degré ce qu'on appelle des gens
« très bien ». Aux yeux de ceux qui les qualifiaient
ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et bien
d'autres étaient aussi des gen^ très bien, mais leur
Vol. X. 19
290 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
nom dispensait de le dire. Comme tout le monde ne
savait pas la grande naissance de la mère de M""^ Féré,
et le cercle extraordinairement fermé qu'elle et son
mari fréquentaient, quand on venait de les nommer,
pour expliquer on ajoutait toujours que c'était des
gens u tout ce qu'il y a ae mieux ». Leur nom obscur
leur dictait-il une sorte de hautaine réserve ? Toujours
est-il que les Féré ne voyaient pas des gens que des
La Trémoïlle auraient Iréquentés. il avait fallu la situ-
ation de reine du bord de la mer, que la vieille mar-
quise de Cambremer avait dans la Manche, pour que
les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année.
On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup
sur l'effet qu'allait produire sur eux M. de Charlus. On
annonça discrètement qu'il était au nombre des convi-
ves. Par hasard M™* Féré ne le connaissait pas. M°»«
de Cambremei en ressentit une vive satisfaction, et
le sourire du chimiste qui va mettre en rapport
peur la prenjière fois deux corps particulièrement
importants erra sur son visage. La porte s'ouvrit
et M°»6 de Cambremer faillit se trouver mal en vovant
More) entrer seul. Comme un secrétaire des com-
mandements chargé d'excuser son ministre, comme
une épouse morganatique qui exprime le regret qu'a
le prince d'être souffrant (ainsi en usait M"** de
Clfnchamp à l'égard du duc d'Aumale), Morel dit
du ton le plus léger : « Le baron ne pourra pas venir.
Il est un peu indisposé, du moins je crois que c'est
pour cela... Je ne l'ai pas rencontré cette semaine »,
ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernières
paroles, M""' de Cambremer qui avait dit à M. et
M"°« Féré que More; voyait M.^e Charlus à toutes les
heures du jour. Les Cambremer teignirent que
l'absence du baron était un agrément de plus à la
réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient
à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n est-ce
pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient
SODOME ET GOMORRHE 291
furieux, soupçonnèrent une cabale montée par
M""* Verdurm, et, du tac au tac, quand celle-ci les
réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne
pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de
se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul,
en disant que la marquise était désolée, mais que son
médecin lui avait ordonné de garder la chambre.
Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à
la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer
aux Verdurin qu'ils n'étaient tenus envers eux qu'à
ime politesse limitée, comme les princesses du sang
autrefois reconduisaient les duchesses, mais seulement
jusqu'à la moitié de la seconde chambre. Au bout de
quelques semaines Us étaient à peu près brouillés.
M. de Cambremer m'en donnait ce.s explications :
«Je vous dirai qu'avec M. de Charlus c'était difficile.
H est extrêmement dreyfusard... — Mais non ! —
Si..., en tout cas son cousin le prince de Guermantes
l'est, on leur lette assez la pierre pour ça. J'ai des
parents très a l'œil là-dessus. Je ne peux pas fré-
quenter ces gens-là, je me brouillerais avec toute
ma famille. — Puisque le prince de Guermantes est
dreyfusard, cela ira d'autant mieux, dit M™» de
Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sa
nièce, l'est aussi. C'est même peut-être la raison du
mariage. — Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-
Loup, que nous aimons beaucoup, est dreyfusard.
On ne doit pas répandre ces allégations à la légère,
dit M. de Cambremer. Vous le fenez bien voir dans
l'armée ' — Il l'a été, mais il ne l'est plus, dis-je à
M. de Cambremer. Quant à son mariage avec M'^^
de Guermantes-Bra^sac, est-ce vrai ? — On ne parle
que de ça mais vous êtes bien placé pour le savoir.
— Mais je vous répète qu'il me l'a dit à moi-même
qu'il était dreytusard, dit M"*' de Cambremer. C'est,
du reste, très excusable, les Guermantes sont à moi-
tié allemands. — Pour les Guermantes de la rue de
292 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan
Mais Saint-Loup, c'est une autre paire de manches
il a beau avoir toute une parenté allemande, son père
revendiquait avant tout son titre de grand seigneur
français, il a repris du service en 187 1 et a été tué
pendant la guerre de la plus belle façon. J'ai beau
être très à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d'exa-
gération ni dans un sens ni dans l'autre. In medio...
virtus, ah ! je ne peux pas me rappeler. C'est quelque
chose que dit le docteur Cottard. En voilà un qui a
toujours le mot. Vous devriez avoir ici un petit
Larousse. » Pour éviter de se prononcer sur la citation
latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son
mari semblait trouver qu'elle manquait de tact,
M™« de Cambremei se rabattit sur la Patronne, dont
la brouille avec eux était encore plus nécessaire à
expliquer. « Nous avons loué volontiers la Raspelière
à Mp-*^ Verdurin, dit la marquise. Seulement elle a
eu l'air de croire qu'avec la maison et tout ce qu'elle
a trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance
du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n'é-
taient nullement dans le baU, elle aurait en plus le
droit d'être liée avec nous. Ce sont des choses abso-
lument distinctes. Notre tort est de n'avoir pas fait
faire les choses simplement par un gérant ou par
une agence. A Féterne ça n'a pas d'importance, mais
je vois d'ici la tête que ferait ma tante de Ch'nouville
si elle voyait s'amener, à mon jour, la mère Verdurin
avec ses cheveux en l'air. Pour M. de Charius, natu-
rellemeni. û connaît des gens très bien, mais iJ en
connaît aussi de très mal. » Je demandai lesqueis.
Pressée de questions, M™« de Cambremer finit par
dire: «On prétend que c'est lui qui taisait Vivre un
monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus.
Aucun rapport, bien entendu, avec Morel. le violo-
niste, ajouta-t-elle en rougissant. Quand j'ai senti
que M""e Verdurm s'imaginait que, parce qu'elle
SODOME ET GOMORRHE 293
était notre locataire dans la Manche, elle aurait le
droit de me taire des visites à Paris, j'ai compns qu'il
tallait couper le câble. »
Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cam-
bremer n'étaient peis mal avec les fidèles, et montaient
volontiers dans notre wagon quand ils étaient sur
la ligne. Quand on était sur le point d'arriver à
DouviUe, Albertine, tirant une dernière fois son mi-
roir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants
ou d'ôter un instant son chapeau et, avec le peigne
d'écaillé que je lui avais donné et qu'elle avait dans
les cheveux, elle en lissait les coques, en relevait le
bouffant, et, s'il était nécessaire, au-dessus des
ondulations qui descendaient en vallées régulières
jusqu'à la nuque, remontait son chignon. Une fois
dans les voitures qui nous attendaient, on ne savait
plus du tout 011 on se trouvait ; les routes n'étaient
pas éclairées ; on reconnaissait au bruit plus fort des
roues qu'on traversait un village, on se croyait
arrivé, on se retrouvait en pleins champs, on enten-
dait des cloches lointaines, on oubliait qu'on était en
smoking, et on s'était presque assoupi quand, au
bout de cette longue marge d 'obscurité qui, à cause
de la distance parcourue et des incidents caracté-
ristiques de tout trajet en chemin de fer, semblait
nous avoir portés jusqu'à une heure avancée de la nuit
et presque à moitié chemm d'un retour vers Paris,
tout à coup, après que le glissement de la voiture
sur un sable plus fin avait décelé qu'on venait d'en-
trer dans le parc, explosaient, nous réintroduisant
dans la vie mondaine, les éclatantes lumières du saion,
puis de la salle à manger, où nous éprou\aons un vif
mouvement de recul en entendant sonner ces huit
heures que nous croyions passées depuis longtemps,
tandis que les services nombreux et les vins fins
allaient se succéder autour des hommes en frac et des
femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de
294 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
clarté comme un rentable dîner en ville et qu'entou-
rait seuJement, chantjeant par là son caractère, la
double écharpe sombre et singulière qu'avaient
tissée, détournées par cette utilisation mondaine de
leur solennité première, les heures nocturnes cham-
pêtres et marines de l'aller et du retour. Celui-ci
nous forçait, en effet, à quitter la splendeur rayon-
nante et vite oubliée du salon lumineux pour les
voitures, où je m'arrangeais à être avec Albertine
afin que mon amie ne pût être avec d'autres sans
moi, et souvent pour une autre cause encore, qui
est que nous pouvions tous deux faire bien des
choses dans une voiture noire où les heurts de la
descente nous excusaient, d'ailleurs, au cas où un
brusque rayon filtrerait, d'être cramponnés l'un à
l'autre. Quand M. de Cambremer n'était pas encore
brouillé avec les Verdurin, il me demandait : « Vous
ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allez
avoir vos étouffements ? Ma sœur en a eu de terribles
ce m.atin. Ah ! vous en avez aussi, disait -il avec
satisfaction. Je le lui dirai ce soir. Je sais qu en
rentrant eUe s'informera tout de suite s'il y a long-
temps que vous ne les avez pas eus. » Il ne me parlait,
d'ailleurs, des miens que pour arriver à ceux de sa
sœur, et ne me faisait décrire les particularités des
premiers que pour mieux marquer les difiérences
qu'il y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci,
comme les étouffements de sa sœur lui paraissaient
devoir faire autorité, il ne pouvait croire que ce qui
«réussissait » aux siens ne fût pas indiqué pour les
miens, et il s'irritait que je n'en essayasse pas, car
il y a une chose plus difficile encore que de s'astreindre
à un régime, c'est de ne pas l'imposer aux autres.
« D'ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous êtes
ici devant l'aréopage, à la source. Qu'en pense le
professeur Cottard ?» Je revis, du reste, sa femme
une autre fois parce qu'elle avait dit que ma « cou-
SODOME ET GOMORRHE 295
sine » avait un drôle de genre et que je voulus savoir
ce qu'elle entendait par là. Elle nia l'avoir dit, mais
finit par avouer qu'elle avait parlé d'une personne
qu'elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Klle ne
savait pas son nom et dit finalement que, si elle ne
se trompait pas, c'était la femme d'un banquier,
laquelle s'appelait Lina, Linette, Lisette, Lia enfin
quelque chose de ce genre. Je pensais que « temme
d'un banquier b n'était mis que pour plus de démar-
quage. Je voulus demander à Albertine si c'était
vrai. Mais j'aimais mieux avoir l'air de celui qui sait
que de celui qui questionne. D'ailleurs Albertine ne
m'eût rien répondu ou un non dont le « n » eût été
trop hésitant et le 0 on » trop éclatant. Albertine ne
racontait iamais de faits pouvant lui faire du tort,
mais d'autres qui ne pouvaient s'expliquer que par
les premiers, la vérité étant plutôt un courant qui
part de ce qu'on nous dit et qu'on capte, tout invi-
sible qu'il soit, que la chose même qu'on nous a dite.
Ainsi, quand je lui assurai qu'une femme qu'elle
avait connue à Vichy avait mauvais genre, elle me
jura que cette femme n'était nullement ce que je
croyais et n'avait jamais essayé de lui faire faire le
mal. Mais elle ajouta un autre jour, comme je parlais
de ma curiosité de ce genre de personnes, que la
dame de Vichy avait une amie aussi, qu'elle, Alber-
tine, ne connaissait pas, mais que la dame lui avait
« promis de lui faire connaître ». Pour qu'elle le lui
eût promis, c'était donc qu'Albertine le désirait, ou
que 'a dame avait, en le lui offrant, su lui faire
plaisir Mais si je l'avais objecté à Albertine, j'aurais
eu l'air de ne tenir mes révélations que d'elle, je les
aurais arrêtées aussitôt, je n'eusse plus rien su,
j'eusse cessé de me faire craindre. D'ailleurs, nous
étions à Balbec, la dame de Vichy et son amie
habitaient .Menton , l'éloi^nement, l'impossibilité du
danger eut tôt lait de détruire mes soupçons. Souvent,
296 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
quand M. de Cambremer m'interpellait de la gare, je
venais avec Albertine de profiter des ténèbres, et
avec d'autant plus de peine que celle-ci s'était vin
peu débattue, craignant qu'elles ne fussent pas
assez complètes. « Vous savez que je suis sûre que
Cottard nous a vus ; du reste, même sans voir il a
bien entendu notre voix étouffée, juste au moment où
on parlait de vos étoufiements d'un autre genre »,
me disait Albertine en arrivant à la gare de Douville
où nous reprenions le petit chemin de fer pour le
retour. Mais ce retour, de même que l'aller, si, en me
donnant quelque impression de poésie, il réveillait
en moi le désir de faire des voyages, de mener une
vie nouvelle, et me faisait par là souhaiter d'abandon-
ner tout projet de mariage avec Albertme, et même
de rompre définitivement nos relations, me rendait
aussi, et à cause même de leur nature contradic-
toire, cette rupture plus facile. Car, au retour aussi
bien qu'à l'aller, à chaque station montaient avec
nous ou nous disaient bonjour du quai des gens de
connaissance ; sur les plaisirs turtifs de l'imagination
dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui
sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les
stations elles-mêmes, leurs noms (qui m'avaient
tant fait rêver depuis le jour où je les avais entendus,
le premier soir où j'avais voyagé avec ma grand'mère)
s'étaient humanisés, avaient perdu leur singularité
depuis le soir où Brichot, à la prière d 'Albertine,
nous en avait plus complètement expliqué les éty-
mologies. J'avais trouvé charmant la fleur qui ter-
minait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur,
Fiers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf
qu'il y a à la fin de Bricquebœuf. Mais la fleur dis-
parut, et aussi le bœuf, quand Brichot (et cela, il
me l'avait dit le premier jour dans le train) nous
apprit que fleur veut dire « port » (comme fiord) et que
bœuf, en normand budh, signifie « cabane ». Comme il
SODOME ET GOMORRHE 297
citait plusieurs exemples, ce qui m'avait paru parti-
culier se généralisait : Bricquebœuf allait rejoindre
Elbeuf . et même, dans un nom au premier abord aussi
indivrJuei que le lieu, comme le nom de Pennedepie,
où les étrangetés les plus impossibles à éluciaer par
la raison me semblaient amalgamées depuis un temps
immémorial en un vocable vilain, savoureux et
durci comme certain fromage normand, je fus désolé
de retrouver le pen gaulois qui signifie « montagne »
et se retrouve aussi bien dans Pennemarck que dans
les Apennins. Comme, à chaque arrêt du tram, je
sentais que nous aunons des mains amies à serrer,
sinon des visites à recevoir, je disais à Albertine :
a Dépêchez-vous de demander à Brichot les noms
que vous voulez savoir. Vous m'aviez parié de Mar-
cou ville l'Orgueilleuse. — Oui, j'aime beaucoup cet
orgueil, c'est un village fier, dit Albertme. — Vous
le trouvenez, répondit Brichot, plus fier encore si,
au lieu de se taire française ou m^me de basse latinité,
telle qu'on la trouve dans le cartulaire de l'évêque
de Bayeux, Matcouvilla super ba, vous preniez la
forme plus ancienne, plus voisine du normand
Marculphivilla super ha, le village, le domaine de
Merculph. Dans presque tous ces noms qui se ter-
minent en vtUe, vous pourriez voir, encore dressé
sur cette côte, le fantôme des rudes envahisseurs
normands. A Harambou ville, vous n'avez eu, debout
à la portière du wagon, que notre excellent docteur
qui, évidemment, n'a rien d'un chef norois. Mais en
fermant les yeux vous pourriez voir l'illustre Heri-
mund (H ertmundivilla). Bien que je ne sache pour-
quoi on aille sur ces routes-ci, comprises entre
Loigny et Balbec-Plage, plutôt que sur celles, fort
pittoresques, qui conduisent de Loigny au vieux
Balbec, M°"^ Verdurin vous a peut-être promenés de
ce côté-là en voiture. Alors vous avez vu Irjcarville
ou village de Wiscar, et Tourville, avant d'arriver
298 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
chez M™e Verdurin, c'est le village de Turold. D'ail-
leurs il n'y eut pas que des Normands. Il semble que
des Allemands soient venus iusqu'ici (Aumenancourt,
Alemantcums' ; iiC le disons pas à ce jeune officier
que j'aperçois ; il serait capable de ne plus vouloir
aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons,
comme en témoigne la fontaine de Sissonne (un des
buts de promenade favoris de M""' Verdunn et à
juste titre), aussi bien qu'en Angleterre le Middlesex,
le Wessex. Chose inexplicable, il semble que des
Goths, des « gueux » comme on disait, soient venus
jusqu'ici, et même les Maures, car Mortagne vient
de Mauretama. La trace en est restée à Gourville
(Gothorumvilla) . Quelque vestige des Latins subsiste
d'ailleurs aussi, Lagny (Latiniacum). — Moi je
demande l'explication de Thorpehomme, dit M. de
Charlus. Je comprends « homme », ajouta-t-il. tandis
que le sculpteur et Cottard échangeaient un regard
d'intelligence. Mais Thorph ? — a Homme » ne
signifie nullement ce que vous êtes naturellement
porté à croire, baron, répondit Bnchot, en regardant
malicieusement Cottard et le sculpteur. « Homme »
n'a rien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas
ma mère. « Homme » c'est Holm, qui signifie « îlot »,
etc.. Quant à Thorph, ou a village », on le retrouve
dans cent mots dont j'ai déjà ennuyé notre jeune
ami. Ainsi dans Thoipehomme il n'y a pas de
nom de chef normand, mais des mots de la langue
normande. Vous voyez comme tout ce pays a *^té
germanisé. — Je crois, qu'il exagère, dit M. de Charlus.
J'ai été hier à Orgeville. — Cette fois-n je vous rer.ds
l'homme que je vous avais ôté dans Thorpehomme,
baron. Soit dit sans pédant isme, une charte de
Robert I" ni.us donne pour Orgeville Ot^f^vtUa, le
domaine d'Otger. Tous ces noms sont ceux d'anciens
seigneurs. Octeville la Venelle est pour l'Avenel. Les
Avenel étaient une famiile connue au moyen âge.
SODOME ET GOMORRHE 299
BourguenoUes, où M^^ Verdurin nous a emmenés
l'autre jour, s'écrivait « Bourg de Môles », car ce
village appartint, au xi« siècle, à Baudoin de Môles,
ainsi que la Chaise-Baudom ; mais nous voici à Don-
cières. — Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer
de monter, dit M. de Charlus, avec un effroi simulé.
Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas,
puisque je descends. — Vous entendez, docteur ?
dit Brichot. Le baron a peur que des officiers ne lui
passent sur le corps. Et pourtant, Us sont dans leur
rôle en se trouvant massés ici, car Doncières, c'est
exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriaous. Il y a
beaucoup de noms de villes oia sanctus et sancta sont
remplacés par dominus e' par domina. Du reste, cette
ville calme et militaire a parfois de faux airs de
Saint-Cyr, de Versailles, et même de Fontainebleau.»
U*endant ces retours (comme à l'aller), le disais à ^.y-
Albertine de se vêtir, car je savais bien qu'à Amnan- 11/
court, à Doncières, à Épreville, à Saint- Vast, nous
aurions de courtes visites à recevoir Elles ne m'é-
taient d'ailleurs pas désagréables, que ce fût, à
Hermenonville (le domaine d'Herimund), celle de
M. de Chevngny, profitant de ce qu'il était venu
chercher des invités pour me demander de venir le
lendemain déjeuner à Montsurvent, ou, à Doncières,
la brusque invasion d'un des charmants amis de
Saint-Loup envoyé par lui (s'il n'était pas libre)
pour me transmettre une invitation du capitaine de
Borodino, du mess des officiers au Coq Hardi, ou
des sous-officiers au Faisan Dôï^ Saint-Loup venait '
souvent lui-même, et pendant tout le temps qu'il
était là, sans qu'on pût s'en apercevoir, je tenais
Albertine prisonnière sous mon regard, d'ailleur
inutilement vigilant. Une tois pourtant j'interrompis
ma garde. Comme il y avait un long arrêt, Bloch,
nous avant salué, se sauva presque aussitôt pour
rejoindre son père, lequel venait d'hénter de son
^oo A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
oncle et, ayant loué un château qui s'appelait la
Commanderie, trouvait grand seigneur de ne cir-
culer qu'en une chaise de poste, avec des postillons
en livrée. Bloch me pria de l'accompagner jusqu'à la
voiture. « Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sont
impatients ; viens, homme cher aux dieux, tu feras
plaisir à mon pèrp. » Mais je souffrais trop de laisser
Aibertine dans le train avec Saint-Loup, ils auraient
pu, pendant que j'avais le dos tourné, se parier,
aller dans un autre wagon, se sourire, se toucher ;
mon regard adhérent à Aibertine ne pouvait se déta-
cher d'elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis
très bien que Bloch, qui m'avait demandé comme
un service d'aller dire bonjour à son père, d'abord
trouva peu gentil que je le lu] refusasse quand nen
ne m'en empêchait, es employés ayant prévenu que le
train resterait encore au moins un quart d'heure en
gare, et que presque tous les voyageurs, sans lesquels
il ne repartirai, pas. éiaient descendus ; et ensuite ne
douta pas que ce tût parce que décidément — ma
conduite en cette occasion lui était une réponse
décisive — j'étais snob. Car il n'ignorait pas le nom
des personnes avec qui je me trouvais. En effet, M. de
Charlus m'avait dit, quelque temps auparavant et
sans se souvenir ou se soucier que cela eût jadis été
fait pour se rapprocher de lui : o Mais présentez-moi
donc votre ami, ce que vous faites est un manque de
respect pour moi », et il avait causé avec Bloch, qui
avait paru lui plaire extrêmement au point qu'il
l'avait gratifié d'un «j'espère vous revoir». 'Alors
c'est irrévocable, tu ne veux pas faire ceî^ cent
mètres pour dire bonjour à mon père, à qui ça terait
tant de plaisir ? » me dit Bloch. J'étais malheureux
d'avoir l'air de manquer à la bonne camaraderie,
plus encore de la cause pour laquelle B.och croyait que
j'y manquais, et de sentir qu'il s'imaginait que je
n'étais pas le même avec mes amis bourgeois quand
SODOME ET GOMOFRHE 301
il y avait des gens « nés ». De ce jour il cessa de me
témoigner la même amitié, et, ce qui m'était plus
pénible, n'eut plus pour mon caractère la même
estime. Mais pour le détromper sur le motil qui
m'avait fait rester dans le wagon, il m'eût fallu lui
dire quelque chose — à savoir que j'étais jaloux
d'Albertine — qui m'eût été encore plus douloureux
que de le laisser croire que j'étais stupidement mon-
dain. C'est ainsi que, théoriquement, on trouve qu'on
devrait toujours s'expliquer franchement, éviter les
malentendus. Mais bien souvent la vie les combine
de telle manière que pour les dissiper, dans les
rares cu"constances où ce serait possible, il faudrait
révéler ou bien — ce qui n'est pas le cas ici — quelque
chose qui froisserait encore plus notre ami que le
tort imaginaire qu'il nous impute, ou un secret dont
la divulgation — et c'était et qui venait de m 'arriver
— nous paraît pire encore que le malentendu. Et
d'ailleurs, même sans expliquer à Bloch, puisque je
ne le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne l'avais
pas accompagné, si je l'avais prié de ne pas être
froissé je n'aurais fait que redoubler ce froissement
en montrant que je m'en étais aperçu. Il n'y avait
rien à faire qu'à s'incliner devant ce fatum qui avait
voulu que la présence d'Albertine empêchât de le
reconduire et qu'il pût croire que c'était au contraire
celle de gens brillants, laquelle, l'eussent-ils été cent
fois plus, n'aurait eu pour effet que de me faire
occuper exclusivement de Bloch et réserver potir lui
toute ma politesse. Il sufi&t, de la sorte, qu'acciden-
tellement, absurdement, un incident (ici la mise en
présence d'Albertine et de Saint-Loup) s'interpose
entre deux destinées dont les hgnes convergeaient
l'une vers l'autre pour qu'elles soient déviées,
s'écartent de plus en plus et ne se rapprochent
jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle de
Bloch pour moi, qui se sont trouvées détniites, sans
302 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
que l'auteur involontaire de la brouille ait iamais pu
expliquer au brouillé ce qui sans doute eût guéri
son amour-propre et ramené sa sympathie fuyante.
Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas,
du reste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts
qui me déplaisaient le plus. Ma tendresse pour Alber-
tine se troyvait, par accident, les rendre tout à fait
insupportables. Ainsi, dans ce simple moment où je
causai avec lui tout en surveillant Robert de l'oeil,
Bloch me dit qu'il avait déjeuné chez M™« Bontemps
et que chacun avait parlé de moi avec les plus grands
éloges jusqu'au « déclin d'Hélios », « Bon, pensai-je,
comme M™« Bontemps croit Bloch un génie, le suf-
frage enthousiaste qu'il m'aura accordé fera plus
que ce que tous les autres ont pu dire, cela reviendra
à Albertine. D'un jour à l'autre elle ne peut manquer
d'apprendre, et cela m étonne que sa tante ne lui
ait pas déjà redit, que je suis un homme « suy^érieur ».
0 Oui, ajouta Bloch, tout le monde a fait ton éloge.
Moi seul j'ai gardé un silence aussi profond que si
j'eusse absorbé, au lieu du repas, d ailleurs médiocre,
qu'on nous servait, des pavots, chers au bienheureux
frère de Tanathos et de Léthé, le divin Hypnos, qui
enveloppe de doux hens le corps et la langue. Ce
n'est pas que je t'admire moins que la bande de chiens
avides avec lesquels on m'avait invité. Mais moi, je
t'admire parce que je te comprends, et eux t'admirent
sans te comprendre. Pour bien dire, je t'admire trop
pour parler de toi ainsi au public, cela m'eût semblé
une profanation de louer à haute voix ce que je
porte au plus profond de mon coeur. On eut beau
me questionner à ton sujet, une Pudeur sacrée,
fille du Kronion, me fit rester muet. » Je n'eus pas le
mauvais goût de paraître mécontent, mais cette
Pudeur-là me sembla apparentée — beaucoup plus
qu'au Kronion — à la pudeur qui empêche un
critique qui vous admire de parler de vous parce que
SODOME ET GOMORRHE 303
le temple secret où vous trônez serait envahi par la
tourbe des lecteurs ignares et des iournalistes ; à la
pudeur de l'homme d'iîtat qui ne vous décore pas
pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de
gens qui ne vous valent pas ; à la pudeur de l'aca-
démicien qui ne vote pas pour vous, afin de vous
épargner la honte d'être le collègue de X.,, qui n'a
pas de talent ; à, la pudeur enfin, plus respectable
et plus criminelle pourtant, des fils qui nous prient
de ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de
mérites, afin d'assurer le silence et le repos, d'empê-
cher qu'on entretienne la vie et qu'on crée de la gloire
autour du pauvre mort, qui préférerait son nom
prononcé par les bouches des hommes aux couronnes,
fort pieusement portées, d'ailleurs, sur son tombeau.
Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant
comprendre la raison qui m'empêchait d'aller saluer
son père, m'avait exaspéré en m'avouant qu'il
m'avait déconsidéré chez M°»« Bontemps (je compre-
nais maintenant pourquoi Albertine ne m'avait jamais
fait allusion à ce déjeuner .et restait silencieuse
quand je lui parlais de l'affection de Bloch pour moi),
le jeune Israélite avait produit sur M. de Charlus une
impression tout autre que l'agacement.
Certes, Bloch croyait maintenant que non seule-
ment je ne pouvais rester une seconde loin de gens
"élégants, mais que, jaloux des avances qu'ils avaient
pu lui faire (comme M. de Charlus), je tâchais de
mettre des bâtons dans les roues et de l'empêcher
de se lier avec eux ; mais de son côté le baron rrgret-
tait de n'avoir pas vu davantage mon camarade.
Selon son habitude, il se garda de le montrer. Il
commença par me poser, sans en avoir l'air, quelques
questions sur Bloch, mais d'un ton si nonchalant,
avec un intérêt qui semblait tellement simulé, qu'on
n'aurait pas cru qu'il entendait les réponses. D'un air
de détachement, sur une mélopée qui exprimait plus
304 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
que l'indifférence, la distraction, et comme par
simple politesse pour moi : « Il a l'air intelligent, il
a dit qu'il écrivait, a-t-ii du talent ?» Je dis à M. de
Charlus qu'il avait été bien aimable de lui dire
qu'il espérait le revoir. Pas un mouvement ne révéla
'chez le baron qu'il eût entendu ma phrase, et comme
je la répétai quatre fois sans avoir de réponse, je
finis par douter si je n'avais pas été le jouet d'un
mirage acoustique quand j'avais cru entendre ce que
M. de Charlus avait dit. « Il habite Balbec ? » chan-
tonna le baron, d'un air si peu questionneur qu'il est
fâcheux que la langue f^-ançaise ne possède pas un
signe autre que le point d'interrogation pour terminer
ces phrases apparemment si peu interrogatives. Il est
vrai que ce signe ne servirait guère pour M. de
Charlus. « Non, ils ont loué près d'ici « la Comman-
dene ». Ayant appris ce qu'il désirait, M. de Charlus
feignit de mépriser Bloch. « QueDe horreur ! s'écria-
t-O, en rendant à sa voix toute sa vigueur clairon-
nante. Toutes les localités ou propriétés appelées
Œ la Commanderie » ont été bâties ou possédées par
les Chevaliers de l'Ordre de Malte (dont je suis),
comme les heux dits le Temple ou la Cavalerie par
les Templiers. J'habiterais la Commanderie que rien
ne serait plus naturel. Mais un Juif ! Du reste, cela
ne m'étonne pas ; cela tient à un curieux goût du
sacrilège, particulier à cette race. Dès qu'un Juif a
assez d'argent pour acheter un château, il en choisit
toujours un qui s'appelle le Prieuré, l'Abbaye, le
Monastère, la Maison-Dieu. J'ai eu affaire à un
fonctionnaire juif, devinez où il résidait ? à Pont-
l'Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bre-
tagne, à Pont-l'Abbé. Quand on donne, dans la
Semaine Sainte, ces indécents spectacles qu'on appelle
la Passion, la moitié de la salle est remplie de Juifs,
exultant à la pensée qu'ils vont mettre une seconde
fois le Christ sur la Croix, au moins en efîîgie. Au
SODOME ET GOMORRHE 305
concert Lamoureux, j'avais pour voisin, un jour, un
riche banquier iuif. On joua l'Enfance du Christ, de
Berlioz, il était consterné. Mais il retrouva bientôt
l'expression de béatitude qui lui est habituelle en
entendant l' Enchantement du Vendredi- Saint. Votre
ami habite la Commanderie, le malheureux ! Quel
sadisme ! Vous m'indiquerez le chemin, ajouta-t-il en
reprenant l'air d'indifférence, pour que j'aille un jour
voir comment nos antiques domaines supportent
une pareille profanation. C'est malheureux, car il
est poli, il semble fin. Il ne lui manquerait plus que
de demeurer à Paris, rue du Temple !» M. de Charlus
avait l'air, par ces mots, de vouloir seulement trouver
à l'appui de sa théorie, im nouvel exemple ; mais il
me posait en réalité une question à deux fins, dont
la principale était de s voir l'adresse de Bloch. «En
effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s'appe-
lait rue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos,
me permettez-vous une remarque, baron ? dit
l'universitaire. — Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? dit
sèchement M. de Charlus, que cette observation
empêchait d'avoir son renseignement. — Non, rien,
répondit Brichot intimidé. C'était à propos de l'éty-
mologie de Balbec qu'on m'avait demandée. La rue
du Temple s'appelait autrefois la rue Barre-du-Bac,
parce que l'Abbaye du Bac, en Normandie, avait là
à Paris sa barre de justice. » M. de Charlus ne répondit
rien et fit semblant de ne pas avoir entendu, ce qui
était chez lui une des formes de l'insolence. « Ovi
votre ami demeure-t-il à Paris ? Comme les trois
quarts des rues tirent leur nom d'une église ou d'une
abbaye, il y a chance pour que le sacrilège continue.
On ne peut pas empêcher des Juifs de demeurer
boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré
ou place Saint-Augustin. Tant qu'ils ne raffinent pas
par perfidie, en élisant domicile place du Parvis-
Notre-Dame, quai de l'Archevêché, rue Chanomesse,
Vol. X. M
3o6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
ou rue de l'Ave-Maria, il faut leur tenir compte des
difficultés. » Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus,
l'adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais
je savais que les bureaux de son père étajeni rue des
Blancs-Manteaux. «Oh ! quel comble de perversité,
s'écria M. de Charlus. en paraissant trouver, dans son
propre cri d'ironique indignation, une satisfaction
profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il en
pressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacri-
lège ! Pensez que ces Blancs-Manteaux pollués par
M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits
serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là.
Et la rue a toujours été à des ordres religieux. La
profanation est d'autant plus diabolique qu'à deux
pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y a une rue,
dont le nom m'échappe, et qui est tout entière
concédée aux Juifs ; il y a des caractères hébreux sur
les boutiques, des fabriques de pains azymes, des
boucheries juives, c'est tout à tait la Judengasse de
Pans. C'est là que M. Bloch aurait dû demeurer.
Naturellement, reprit-il sur im ton assez emphatique
et fier et pour tenir des propos esthétiques, donnant,
par une réponse que lui adressait malgré lui son
hérédité, un air de vieux mousquetaire Louis XIII
à son visage redressé en arrière, je ne m'occupe de
tout cela qu'au point de vue de l'art. La politique
n'est pas de mon ressort et je ne peux pas condamner
en bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte
Spinoza parmi ses enfants illustres. Et j'admire trop
Rembrandt pour ne pas savoir la beauté qu on peut
tirer oe !a fréquentation de la synagogue. Mais enfin
un ghetto est d'autant plus beau qu'il est plus
homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant
l'instinct pratique et la cupidité se mêlent chez ce
peuple au sadisme, que la proximité de la rue hébraï-
que dont je vous parle, la commodité d'avoir sous la
mam les boucheries d'Israël a fait choisir à votre
SODOME ET GOMORRHE 307
ami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c'est
curieux ! C'est, du reste, par là que demeurait un
étrange Juif qui avait tait bouillir des hosties, après
quoi je pense qu'on le fit bouillir lui-même, ce qui
est plus étrange encore puisque cela a l'air de signifier
que le corps d'un Juif peut valoir autant que le corps
du Bon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque
chose, avec votre ami pour qu'il nous mène voir
l'église des Blancs-Manteaux. Pen.sez que c'est là*
qu'on déposa le corps de Louis d'Orléans après son
assassinat par Jean sans Peur, lequel malheureus©-
mert ne nous a pas délivrés des Orléans. Je suis,
d'ailleurs, personnellement très bien avec mon cousm
le duc de Chartres, mais enfin c'est une race d usur-
pateurs qui a fait assassiner Louis XVI, dépomller
Charles X et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir,
ayant pour ancêtres Monsieur, qu'on appelait sans
djute ainsi parce que c'était la plus étonnante
des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quelle
famille ! » Ce discours antiiuif ou prohébreu — selon
qu'on s'attachera à l'extérieur des phrases ou aux
intentions qu'elles recelaient — avait été comique-
ment coupé, pour moi, par une phrase que Morel
me chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus.
Morel, qui n'avait pas été sans s'apercevoir de
l'impression que Bloch avait produite, me remerciait
à l'oreille de l'avoir « expédié », ajoutant cynique-
ment : « Il aurait voulu rester, tout ça c'est la jalousie,
il voudrait me prendre ma place. C'est bien d'un
youpin ! » « On aurait pu profiter de cet arrêt, qui
se prolçnge, pour demander quelques explications
rituelles à votre ami. Est-ce que vous ne pourriez
pas le rattraper ? me demanda M. de Charlus, avec
l'anxiété du doute. — Non, c'est impossible, il est
parti en voiture et d'ailleurs fâché avec moi. — Merci,
merci, me souffla Morel. — La raison est absurde, on
peut toujours rejoindre une voiture, rien ne vous
3o8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
empêcherait de prendre une auto », répondit M. de
Charlus, en homme habitué à ce que tout pliâtdevant
lui. Mais remarquant mon silence : « Quelle est cette
voiture plus ou moins imaginaire ? me dit -il avec
insolence et un dernier espoir. — C'est une chaise
de poste ouverte et qui doit être déjà arrivée à la
Commanderie. » Devant l'impossible, M. de Charlus
se résigna et affecta de plaisanter. « Je comprends
qu'ils aient reculé devart le « coupé » superfétatoire.
C'aurait été un recoupé. » Enfin on fut avisé que le
train repartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce
jour fut le seul où, en montant dans notre wagon, il
me fit, à son insu, souffrir par la pensée que i'eus
un instant de le laisser avec Albert ine pour accom-
pagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me
tortura pas. Car d'elle-même Albertine, pour m'éviter
toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quel-
conque, de telle façon qu'elle n'aurait pas, même
involontairement, frôlé Robert, presque trop loin
pour avoir même à lui tendre la main ; détournant
de lui les yeux, elle se mettait, dès qu'il était là, à
causer ostensiblement et presque avec affectation
avec l'un quelconque des autres voyageurs, conti-
nuant ce jeu jusqu'à ce que Saint-Loup fût parti.
De la sorte, les visites qu'il nous faisait à Doncières
ne me causant aucune souffrance, même aucune
gêne, ne mettaient pas une exception parmi les autres
qui toutes m'étaient agréables en m'apportant en
quelque sorte l'hommage et l'invitation de cette
terre. Déjà, dès la fin de l'été, dans notre trajet de
Balbec à Douville, quand j'apercevais au loin cette
station de Saint-Pierre-des-Ifs, oii le soir, pendant
un instant, la crête des falaises scintillait toute rose,
comme au soleil couchant la neige d'une montagne,
elle ne me laisait plus penser, je ne dis pas même à la
tristesse que la vue de son étrange relèvement
soudain m'avait causée le premier soir en me donnant
SODOME ET GOMORRHE 309
si grande envie de reprendre le train pour Paris au
lieu de continuer jusqu'à Balbec, au spectacle que,
le matin, on pouvait avoir de là, m'avait dit Elstir,
à l'heure qui précède le soleil levé, où toutes les
couleurs de l'arc-en-ciel se réfractent sur les rochers,
et où tant de fois il avait réveillé le petit garçon
qui, une année, lui avait servi de modèle pour le
peindre tout nu, sur le sable. Le nom de Saint-
Pierre-des-Ifs m'annonçait seulement qu'allait appa-
raître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé,
avec qui je pourrais parler de Chateaubriand et de
Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir,
derrière cette falaise d'Incarville, qui m'avait tant
fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son
grès antique était devenu transparent, c'était la
belle maison d'un oncle de M. de Cambremer et dans
laquelle je savais qu'on serait toujours content de
me recueillir si je ne voulais pas dîner à la Raspelière
ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n'était pas seulement
les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur
mystère du début, mais ces heux eux-mêmes. Les
noms, déjà vidés à demi d'un mystère que l'étymo-
logie avait remplacé par le raisonnement, étaient
encore descendus d'un degré. Dans nos retours à
Hermenonville, à Saint-Vast, à Harambouville, au
moment où le train s'arrêtait, nous apercevions
des ombres que nous ne reconnaissions pas d'abord
et que Brichot, qui n'y voyait goutte, aurait peut-
être pu prendre dans la nuit pour les fantômes
d'Hérimund, de Wiscar, et d'Herimbald. Mais elles
approchaient du wagon. C'était simplement M. de
Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin,
qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa
mère et de sa femme, venait me demander si je ne
voulais pas qu'il « m'enlevât » pour me garder quel-
ques jours à Féteme où allaient se succéder une
excellente musicienne qui me chanterait tout Gluck
3IO A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
et un joueur d'échecs réputé avec qui je ferais
d'excellentes parties qui ne feraient pas ton à celles
de pêche et de yachting dans la baie, m même aux
dîners Verdurin, pour lesquels le marquis s'eneageait
sur l'honneur à me « prêter », en me faisant conduire
et rechercher pour plus de facilité, et de sûreté aussi,
a Mais je ne peux pas croire que ce soit bon pour vous
d'ailer si haut. Je sais que ma sœur ne pourrait pas
le supporter. Elle reviendrait dans un état ! ÉUe
n'est, du reste, pas très bien fichue en ce moment...
Vraiment, vous avez eu une crise si forte ! Demain
vous ne pourrez pas vous tenir debout !» Et il se
tordait, non par méchanceté, mais pour la même
raison qu'il ne pouvait sans rire voir dans la rue un
boiteux qui s'étalait, ou causer avec un sourd. « Et
avant ? Comment, vous n'en avez pas eu depuis
quinze jours ? Savez- vous que c'est très beau. Vrai-
ment vous devriez venir vous installer à Féterne,
vous causeriez de vos étouffements avec ma sœur. »
A Incarville c'était le marquis de Montpeyroux qui,
n'ayant pas pu aller à Féterne, car il s'était absenté
pour la chasse, était venu a au train », en bottes et le
chapeau orné d'une plume de faisan, serrer la main des
partants et à moi par la même occasion, en m 'annon-
çant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait
pas, la visite de son fils, qu'il me remerciait de
recevoir et qu'il serait très heureux que je fisse un
peu lire ; ou bien M. de Crécy, venu faire sa digestion,
dis9it-il, fumant sa pipe, acceptant un ou même
plusieurs cigares, et qui me disait : « Hé bien ! vous
ne me dites pas de jour pour notre prochaine réunion
à la Lucullus ? Nous n'avons rien à nous dire ?
permettez-moi de vous rappeler que nous avons
laissé en train la question des deux familles de
Montgommery, Il faut que nous finissions cela. Je
compte sur vous. » D'autres étaient venus seulement
acheter leurs journaux. £t aussi beaucoup faisaient
SODOME ET GOMORRHE 311
la causette avec nous que j'ai toujours soupçonnés
ne b'être trouvés sur le quai, à la station la plus proche
de leur petit château, que parce qu'ils n'avaient
rien d'autre à taire que de retrouver un moment des
gens de connaissance. Un cadre de vie mondaine
comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit
chemin de fer Lui-même semblait avoir conscience
de ce rôle qui lui était dévolu, avait contracté
quelque amabilité humaine ; patient, d'un caractère
docile, il attendait aussi longtemps qu'on voulait les
retardataires, et, même une fois parti, s'arrêtait
pour recueillir ceux qui lui taisaient signe ; ils
couraient alors après lui en soufflant, en quoi ils
lui ressemblaient, mais différaient de lui en ce qu'ils
le rattrapaient à toute vitesse, alors que lui n'usait
que d'une sage lenteur. Ainsi Hermenonville, Haram-
bouville, IncarviJle, ne m'évoquaient même plus les
farouches grandeurs de la conquête normande, non
contents de s'être entièrement dépouillés de la
tristesse inexplicable où je les avais vus baigner
jadis dans l'humidité du soir. Doncières ! Pour
moi, même après l'avoir connu et m'être éveillé de
mon rêve, combien il était resté longtemps, dans
ce nom, des rue*= agréablement glaciales , des vitrines
éclairées, des succulentes volailles ! Doncières ! Main-
tenant ce n'était plus que la station où montait
Morel : Egleville {Aquilœvilla'S, cehe où nous attendait
généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville,
la station où descendait Albertine les soirs de beau
temps, quand, n'étant pas trop fatiguée, elle avait
envie de prolonger encore un moment avec moi,
n'ayant, par un raidillon, guère plus à marcher que
si elle était descendue à Parville iPaterni villa)\^on '
seulement je n'éprouvais plus la crainte anxieuse
d'isolement qui m'avait étreint le premier soir, mais
je n'avais plus à craindre qu'elle se réveillât, ni de
me sentu" dépaysé ou de me trouver seul sur cette
312 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
terre productive non seulement de châtaigniers et
de tamaris, mais d'amitiés qui tout le long du par-
cours formaient une longue chaîne, interrompue
comme celle des collines bleuâtres, cachées parfois
dans l'anfractuosité du roc ou derrière les tilleuls de
l'avenue, mais déléguant à chaque relais un airrable
gentilhomme qui venait, d'une poignée de main
cordiale, interrompre ma route, m'empêcher d'en
sentir la longueur, m'ofirir au besoin de la continuer
avec moi. Un autre serait à la gare suivante, si bien
que le sifflet du petit tram ne nous faisait quitter
un amjque pour nous permettre d'en retrouver
- d'autreV/Entre les châteaux les moins rapprochés et
le chemm de fer qui les côtoyait presque au pas
d'une personne qui marche vite, la distance était si
faible qu'au moment où, sur le quai, devant la
salle d'attente, nous interpellaient leurs propriétaires,
nous aurions presque pu croire qu'ils le faisaient du
seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre,
comme si la petite voie départementale n'avait été
qu'une rue de province et la gentilhommière isolée
qu'xm hôtel citadin ; et même aux rares stations où
je n'entendais le «bonsoir» de personne, le silence
avait une plénitude nourricière et calmante, parce
que je le savais formé du sommeil d'amis couchés
tôt dans le manoir proche, où mon arrivée eût été
saluée avec joie si j'avais eu à les réveiller pour leur
demander quelque service d'hospitalité. Outre que
l'habitude remplit tellement notre temps qu'il ne
nous reste plus, au bout de quelques mois, un instant
de hbre dans une ville où, à l'arrivée, la journée nous
offrait la disponibilité de ses douze heures, si une
par hasard était devenue vacante, je n'aurais plus
eu l'idée de l'employer à voir quelque église pour
laquelle j'étais jadis venu à Balbec, ni même à con-
fronter un site peint par Elstir avec l'esquisse que
j'en avais vue chez lui, mais à aller faire une parue
SODOME ET GOMORRHE 313
d'échecs de plus chez M. Féré. C'était, en effet, la
dégradante influence, comme le charme aussi, qu'a-
vait eue ce pays de Bal bec de devenir pour moi
un vrai pays de connaissances iTsPsa répartition'
territoriale, son ensemencement extensit, tout le
long de la côte, en cultures diverses, donnaient
forcément aux visites que ie faisais à ces différents
amis la torme du voyage. Us restreignaient aussi le
voyage à n'avoir plus que l'agrément social d'une
suite de visi^esTjLes mêmes noms de lieux, si trou^
blants pour moi jadis que le simple Annuaire des
Châteaux, feuilleté au chapitre du département de
la Manche, me causait autant d'émotion que l'Indi-
cateur des chemins de fer, m'étaient devenus si
familiers que cet indicateur même, j'aurais pu le
consulter, à la page Balbec-Dou\àlle par Doncières,
avec la même heureuse tranquillité qu'un diction-
naire a 'adresses. Dans cette vallée trop sociale, aux
flancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou
non, une compagnie d'amis nombreux, le poétique
cri du soir n'était plus celui de la chouette ou de la
grenouille, mais le a comment va ? » de M. de Cri-
quetot ou le « Kairé » de Brichot. L'atmosphère n'y
éveillait plus d'angoisses et, chargée d'elïiuves
purement humains, y était aisément respirable, trop
calmante même. Le bénéhce que j'en tirais, au moins,
était de ne plus voir les choses qu'au point de vue
pratique Lp m an âge avec Albertine m 'apparaissait
comme uue loue.
CHAPITRE QUATRIÊIME
Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever
du soleil. Je pars immédiatement avec Alberîtne
pour Paris.
Je n'attendais qu'une occasion pour la rupture
définitive. Et, un soir, comme maman partait le
lendemain pour Combray où elle allait assister dans
sa dernière maladie une sœur de sa mère, me laissant
pour que je protitasse comme grand' mère aurait
voulu, de l'air de la mer, ie lui avais annoncé qu'ir-
révocablement l'étais décidé à ne pas épouser Alber-
tine et allais cesser prochainement de la voir. J'étais
content d'avoir pu, par ces mots, donner satisfaction
à ma mère la veille de son départ. Elle ne m'avait pas
caché que c en avait été en effet une très vive pour
elle. Il fallait aussi m'en expliquer avec Atbertme.
Comme je revenais avec elle de la Raspehère les
fidèles étant descendus, tels à Saint- Mar?-e- Vêtu,
tels à Saint- Pierr2-des-Ifs, d'autres à Donc.eres, me
sentant particulièrement heureux et détaché d'elle,
je m'étais décidé, maintenant qu'il n'y avait plus
que nous deux dans le wagon, à aborder enfin cet
entretien. La venté, d'ailleurs, est que celle des jeunes
3i6 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
filles de Balbec que j'aimais, bien qu'absente en ce
moment ainsi que ses amies, mais qui allait revenir
(je me plaisais avec toutes, parce que chacune avait
pour moi, comme le premier jour, quelque chose de
l'essence des autres, était comme d'un race à part),
c'était Andrée. Puisqu'elle allait arriver de nouveau,
dans quelques jours, à Balbec, certes aussitôt elle
viendrait me voir, et alors, pour rester libre, ne pas
l'épouser si je ne voulais pas, pour pouvoir aller à
Venise, mais pourtant l'avoir d'ici là toute à moi,
le moyen que je prendrais ce serait de ne pas trop
avoir l'air de venir à elle, et dès son arrivée, quand
nous causerions ensemble, je lui dirais : « Quel dom-
mage que je ne vous aie pas vue quelques semaines
plus tôt ! Je vous aurais aimée ; maintenant mon cœur
est pns. Mais cela ne fait rien, nous nous verrons
souvent, car je suis triste de mon autre amour et
vous m'aiderez à me consoler. » Je souriais intérieu-
rement en pensant à cette conversation, car de cette
façon je donnerais à Andrée l'illusion que je ne l'ai-
mais pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de
moi et je profiterais joyeusement et doucement de
sa tendresse. Mais tout cela ne faisait que rendre
plus nécessaire de parler enfin sérieusement à Alber-
tine afin de ne pas agir indélicatement, et puisque
j'étais décidé à me consacrer à son amie, il fallait
qu'elle siit bien, elle, Albertme, que je ne l'aimais
pas. Il fallait le lui dire tout de suite, Andrée pouvant
venir d'un jour à l'autre. Mais comme nous appro-
chions de Parville, je sentis que nous n 'aurions pas
le temps ce soir-là et qu'il valait mieux remettre au
lendemain ce qui maintenant était irrévocablement
résolu. Je me contentai donc de parler avec elle du
dîner que nous avions tait chez les Verdunn. Au
moment où elle remettait son manteau, le tram
venant de quitter Incarville, dernière station avant
Parville, elle me dit : « Alors demain, re-Verdurin,
SODOME ET COMORRHE 317
VOUS n'oubliez pas que c'est vous qui venez me pren-
dre. » Je ne pus m'empêcher de répondre assez
sèchement : « Oui, à moins que je ne « lâche », car je
commence à trouver cette vie vraiment stupide. En
tout cas, si nous y allons, pour que mon temps à la
Raspelière ne soit pas du temps absolument perdu,
il faudra que je pense à demander à M™« Verdunn
quelque chose qui pourra m'intéresser beaucoup,
être un objet d'études, et me donner du plaisir, car
j'en ai vraiment bien peu cette année à Balbec. —
Ce n'est pas aimable pour moi, mais je ne vous en
veux pas, parce que je sens que vous êtes nerveux.
Quel est ce plaisir ? — Que M™^ Verdurin me fasse
jouer des choses d'un musicien dont elle connaît
très bien les œuvres. Moi aussi j'en connais une, mais
il paraît qu'il y en a d'autres et j'aurais besoin de
savoir si c'est édité, si cela diffère des premières. —
Quel musicien ? — Ma petite chérie, quand je t'aurai
dit qu'il s'appelle Vinteuil, en seras-tu beaucoup
plus avancée ? » Nous pouvons avoir roulé toutes les
idées possibles, la vérité n'y est jamais entrée, et
c'est du dehors, quand on s'y attend le moins, qu'elle
nous fait son affreuse piqûre et nous blesse pour
toujours. « Vous ne savez pas comme vous m'amusez,
me répondit Albertine en se levant, car le train
allait s'arrêter. Non seulement cela me dit beaucoup
plus que vous ne croyez, mais, même sans M™^ Ver-
durin, je pourrai vous avoir tous les renseignements
que vous voudrez. Vous vous rappelez que je vous
ai parlé d'une amie plus âgée que moi, qui m'a servi
de mère, de sœur, avec qui j'ai passé à Trieste mes
meilleures années et que, d'ailleurs, je dois dans
quelques semaines retrouver à Cherbourg, d'où nous
voyagerons ensemble (c'est un peu baroque, mais
vous savez comme j'aime la mer), hé, bien ! cette
amie (oh ! pas du tout le genre de femmes que vous
pourriez croire !), regardez comme c'est extraordi-
31 8 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
naire, est justement la meilleure amie de la fille de
ce Vinteuil, et je connais presque autant la fille de
Vinteuil. Je ne les appelle jamais que mes deux
grandes sœurs. Je ne suis pas fâchée de vous montrer
que votre petite Albertme pourra vous être utile
pour ces choses de musique, où vous dites, du reste
avec raison, que je n'entends rien. » A ces mots
prononcés comme nous entrions en gare de Parville,
si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps
après la mort de Vinteuil, une image s'agitait dans
mon coeur, une image tenue en réserve pendant tant
d'années que, même si j'avais pu deviner, en l'em-
magasinant jadis, qu'elle avait un pouvoir nocif,
j'eusse cru qu'à la longue elle l'avait entièrement
perdu ; conservée vivante au fond de moi — comme
Oreste dont les Dieux avaient empêché la mort
pour qu'au jour désigné il revînt dans 'son pays
punir le meurtre d'Agarpemnon — pour mon supplice,
pour mon châtiment, qui sait ? d'avoir laissé mourir
ma grand 'mère, peut-être ; surgissant tout à coup du
fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie
et frappant comme un Vengeur, afin d'inaugurer
pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-
être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes
conséquences que les actes mauvais engendrent
indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont
commis, mais pour ceux qui n'ont fait, qui n'ont
cru, que contempler un spectacle curieux et diver-
tissant, comme moi, hélas ! en cette fin de journée
lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson
où (comme quand j'avais complaisamment écouté le
récit des amours de Swann) j'avais dangereusement
laissé s'élargir en moi la voie funeste et destinée à
être douloureuse du Savoir. Et dans ce même temps,
de ma plus grande douleur j'eus un sentiment presque
orgueilleux, presque joyeux, d'un homme à qui le
choc qu'il aurait reçu fait faire un bond tel qu'il
SODOME ET GOMORRHE 319
serait parvenu à un point où nul effort n'aurait pu
le hisser. Albertine amie de M''* Vinteuil et de son
amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme,
c'était, auprès de ce que j'avais imaginé dans les plus
grands doutes, ce qu'est au petit acoustique de l'Expo-
sition de 1880, dont on espérait à peine qu'il pourrait
aller du bout d'une maison à une autre, les téléphones
planant sur les rues, les villes, les champs, les mers,
reliant les pays/C'était une « terra incooni<a » terrible
où je venais d'atterrir, une phase nouvelle de souf-
frances insoupçonnées qui s'ouvrait. Et pourtant ce
déluge de la réalité qui nous submerge, s'il est énorme
auprès de nos timides et infimes suppositions, il était
pressenti par elles. C'est sans doute quelque chose
comme ce que je venais d'apprendre, c'était quelque
chose comme l'amitié d'Albertine et M^^« Vinteuil,
quelque chose que mon esprit n'aurait su inventer,
mais que j'appréhendais obscurément quand je
m'inquiétais tout en voyant Albertine auprès d'An-
dréeT) C'est souvent seulement par manque d'esprit
créateur qu'on ne va pas assez loin dans la souffrance.
Et la réalité la plus terrible donne, en même temps (
que la souffrance, la joie d'une belle découverte, i
parce qu'elle ne fait que donner une forme neuve et \
claire à ce que nous remâchions depuis longtemps;
sans nous en douter. Le train s'était arrêté à ParviUe,
et comme nous étions les seuls voyageurs qu'il y
eût dedans, c'était d'une voix amollie par le senti-
ment de l'inutilité de la tâche, par la même habitude
qui la lui faisait pourtant remplir et lui inspirait à
la fois l'exactitude et l'indolence, et plus encore
par l'envie de dormir que l'employé cria : « Parville ! »
Albertine, placée en face de moi et voyant qu'elle
était arrivée à destination, fit quelques pas du fond
du wagon où nous étions et ouvrit la portière. Mais
ce mouvement qu'elle accomplissait ainsi pour
descendre me déchirait intolérablement le cœur
320 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
comme si, contrairement à la position indépendante
de mon corps que, à deux pas de lui, semblait occu-
per celui d'Albertine, cette séparation spatiale, qu'iui
dessinateur véridique eût été obligé de figurer entre
nous, n'était qu'une apparence et comme si, pour
qui eût voulu, selon la réalité véritable, redessiner
les choses, il eût fallu placer maintenant Albertine,
non pas à quelque distance de moi, mais en moi.
Elle me faisait si mal en s'éloignant que, la rattrapant,
je la tirai désespérément par le bras. « Est-ce qu'ii
serait matériellement impossible, lui demandai-je,
que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? — Maté-
riellement, non. Mais je tombe de sommeil. — Vous
me rendriez un service immense... — Alors soit,
quoique je ne comprenne pas ; pourquoi ne l'avez-
vous pas dit plus tôt ? Enfin je reste. » Ma mère
dormait quand, après avoir fait donner à Albertine
une chambre située à un autre étage, je rentrai dans
la mienne. Je m'assis près de la fenêtre, réprimant
mes sanglots pour que ma mère, qui n'était séparée
de moi que par une mince cloison, ne m'entendît
pas. Je n'avais même pas pensé à fermer les volets,
car à un moment, levant les yeux, je vis, en face de
moi, dans le ciel, cette même petite lueur d'un
rouge éteint qu'on voyait au restaurant de Rive belle
dans une étude qu'Elstir avait faite d'un soleil
couché. Je me rappelai l'exaltation que m'avait
donnée, quand je l'avais aperçue du chemin de fer,
le premier jour de mon arrivée à Balbec, cette même
image d'un soir qui ne précédait pas la nuit, mais une
nouvelle journée. Mais nulle journée maintenant ne
serait plus pour moi nouvelle, n'éveillerait plus en
moi le désir d'un bonheur inconnu, et prolongerait
seulement mes souffrances, jusqu'à ce que je n'eusse
plus la force de les supporter. La vérité de ce que
Cottard m'avait dit au casino de Parville ne faisait
plus doute pour moi. Ce que j'avais redouté, vague-
SODOME ET GOMORRHE 321
ment soupçonné depuis longtemps d'Albertine, ce
que mon instinct dégageait de tout son être, et ce
que mes raisonnements dirigés par mon désir m'a-
vaient peu à peu fait nier, c'était vrai I Derrière
AJbertine je ne voyais plus les montagnes bleues
de la mer, mais la chambre de Montjouvain où elle
tombait dans les bras de M^^* Vinteuil avec ce rire
oti eUe faisait entendre comme le son inconnu de
sa jouissance. Car, jolie comme était Albertine,
comment M'^« Vinteuil, avec les goûts qu'elle avait,
ne lui eût-elle pas demandé de les satisfaire ? Et la
preuve qu'Albertine n'en avait pas été choquée et
avait consenti, c'est qu'elles ne s'étaient pas brouil-
lées, mais que leur intimité n'avait pcis cessé de
grandir. Et ce mouvement gracieux d'Albertine
posant son menton sur l'épaule de Rosemonde, la
regardant en souriant et lui posant un baiser dans le
cou, ce mouvement qui m'avait rappelé M^'^ Vinteuil
et pour l'interprétation duquel j'avais hésité pour-
tant à admettre qu'une même ligne tracée par un
geste résultât forcément d'xin même penchant, qui
sait si Albertine ne l'avait pas tout simplement
appris de M^^* Vinteuil ? Peu à peu le ciel éteint
s'allumait. Moi qui ne m'étais jusqu'ici jamais
éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au
bol de café au lait, au bruit de la pliaie, au tonnerre
du vent, je sentis que le jour qui allait se lever dans
un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne
m'apporteraient plus jamais l'espérance d'un bonheur
inconnu, mais le prolongement de mon martyre. Je
tenais encoie à la vie ; je savais que je n'avais plus
rien que de cruel à en attendre. Je courus à l'ascen-
seur, malgré l'heure indue, sonner le lift qui faisait
fonction de veilleur de nuit, et je lui demandai
d'aller à la chambre d'Albertine, lui dire que j'avais
quelque chose d'important à lui communiquer, si
eUe pourrait me recevoir. « Mademoiselle aime nxieaz
VoL X. SI
322 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
que ce soit elle qui vienne, vint-il me répondre. Elle
sera ici dans un instant. » Et bientôt, en effet, Alber-
tine entra en robe de chambre, a AJbertine, lui dis-je
très bas et en lui recommandant de ne pas élever
la VOIX pour ne pas éveiller ma mère, de qui nous
n'étions séparés que par cette cloison — dont la
minceur, aujourd'hui importune et qui forçait à
chuchoter, ressemblait jadis, quand s'y peignirent
si bien les intentions de ma grand'mère. à une sorte
de diaphanéité musicale — ]e suis honteux de vous
déranger. Voici. Pour que vous compreniez, il faut
que je vous dise une chose que vous ne savez pas.
Quand je suis venu ici, j'ai quitté une femme que j'ai
dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour
moi. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis
une semaine, tous les jours je me demandais si j'au-
rais le courage de ne pas lui télégraphier que je
revenais. J'ai eu ce courage, mais j'étais si malheu-
reux que j'ai cru que je me tuerais. C'est pour cela
que je vous ai demandé hier soir si vous ne pourriez
pas venir coucher à Bal bec. Si j'avais dû mourir,
j'aurais aimé vous dire adieu. » Et je donnai Hbre
cours aux larmes que ma fiction rendait naturelles.
a Mon pauvre petit, si j'avéus su, j'aurais passé la
nuit auprès de vous », s'écria Albertine, à l'esprit
de qui l'idée que j'épouserais peut-être cette femme
et que l'occasion de faire, elle, un « beau mariage »
s'évanouissait ne vint même pas, tant elle était
sincèrement émue d'un chagnn dont je pouvais lui
cacher la cause, mais non la réalité et la force. « Du
reste, me dit-elle, hier, pendant tout le trajet depuis
la Raspelière, j'avais bien senti que vous étiez
rjierveux et triste, je craignais quelque chose. » En
î réalité, mon chagrin n'avait commencé qu'à ParviUe,
\et la nervosité, bien différen te mais qu'heureusement
JAlbertine confondait avec lui, venait de l'ennui de
Wivre encore quelques jours avec elle. Elle ajouta:
SODOME ET GOMORRHE 323
t Je ne vous quitte plus, je vais rester tout le temps
ici. » Elle m'offrait justement — et elle seule pouvait
me l'offrir — l'unique remède contre le poison qui me
brûlait, homogène à Itii d'ailleurs ; l'un doux, l'autre
cruel, tous deux étaient également dérivés d'Alber-
tine. En ce moment Albertine — mon mai — se
relâchant de me causer des souffrances, me naissait
— elle, Albertine remède — attendri comme un
convalescent. Mais je pensais qu'elle allait bientôt
partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour
Trieste. Ses habitudes d'autrefois allaiert renaître.
Ce que je voulais avant tout, c'était empêcher
Albertme de prendre le bateau, tâcher de l'emmener
à Pans. Certes, de Pans, plus facilement encore que
de Balbec, elle pourrait, si elle le voulait, aller à
Trieste, mais à Paris nous verrions ; peut-être je
pourrais demander à M"® de Guermantes d'agir
indirectement sur l'amie de M*^« Vinteuil pour qu'elle
ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une
situation ailleurs, peut-être chez le pnnce de... que
j'avais rencontré chez M™« de Villeparisis et chez
M™« de Guermantes même. Et celui-ci, même si
Albertine voulait aller chez Im voir son amie, pour-
rait, prévenu par M™^ de Guermantes, les empêcher
de se joindre. Certes, j'aurais pu me dire qu'à Pans, si
Albertine avait ces goûts, elle trouverait bien d'autres
personnes avec qui les assouvir. Mais chaque mou-
vement de jalousie est particulier et porte !a marque
de la créature — pour cette fois-ci l'amie de M*i"
Vinteuii — 'qui l'a suscité. C'était l'amie de M^^«
Vinteuil qui restait ma grande préoccupation. La
passion mj'sténeuse avec laquelle j'avais pensé
autrefois à l'Autnche parce que c'était le pays d'oii
venait Albertine (son oncle y avait été conseiller
d'ambassade), que sa singularité géographique, la
race qui l'habitait, ses monuments, ses paysages, je
pouvais les considérer ainsi que dans un atlas, comme
324 A LA RECHERCHt: DU TEMPS PERDU
dans un recueil de vues, dans le sourire, dans les
manières d'Albertine, cette passion mystérieuse, je
l'éprouvais encore mais, par une mterversion des
signes, dans le domaine de l'horreur. Oui, c'était de
là qu'Albertine venait. C'était là que, dans chaque
maison, elle était sûre de retrouver, soit l'amie de
jyjiie Vinteuil, soit d'autres. Les habitudes d'enfance
allaient renaître, on se réunirait dans trois mois
pour la Noël, puis le i^^ janvier, dates qui m'étaient
déjà tristes en elles-mêmes, de par le souvenir incon-
scient du chagrin que j'y avais ressenti quand,
autrefois, elles me séparaient, tout le temps des
vacances du jour de l'an, de Gilberte. Après les longs
dîners, après les réveillons, quand tout le monde serait
joyeux, animé, Albertine allait avoir, avec ses ainies
de là-bas, ces mêmes poses que je lui avais vu prendre
avec Andrée, alors que l'amitié d'Albertme pour elle
était innocente ; qui sait ? peut-être celles qui avaient
rapproché devant moi M^^^ Virteuil poursuivie par
son amie, à Montjouvain. A M^^* Vinteuil maintenant,
tandis que son amie la chatouillait avant de s'abattre
sur elle, je donnais le visage enflammé d'Albertine,
d'Albertine que j'entendis lancer en s'enfuyant, puis
en s'abandonnant, son rire étrange et profond.
Qu'était, à côté de la souffrance que je ressentais,
la jalousie que j'avais pu éprouver le jour où Saint-
Loup avait rencontré Albertine avec moi à Doncières
et où elle lui avait fait des agaceries ? celle aussi que
j'avais éprouvée en repensant à l'initiateur inconnu
auquel j'avais pu devoir les premiers baisers qu'elle
m'avait donnés à Paris, le jour où j'attendais la lettre
de M'i* de Stermaria ? Cette autre jalousie, provoquée
par Saint-Loup, par un jeune homme quelconque,
n'était rien. J'aurais pu, dans ce cas, cra.ndre tout au
plus un rival sur lequel j'eusse essayé de l'emporter.
Mais ici le rival n'était pas semblable à moi, ses
armes étaient différentes, je ne pouvais pas lutter
SODOME ET GOMORRHE 325
sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes
plaisirs, ni même les concevoir exactement. Dans
bien des moments de notre vie nous troquerionè tout
l'avenir contre un pouvoir en soi-même insignifiant.
J'aurais jadis renoncé à tous les avantages de la vie
pour connaître M™** Blatin, parce qu'elle était une
amie de M""* Swann. Aujourd'hui, pour qu'Albertine
n'allât pas à Tneste, j'aurais supporté toutes les
souffrances, et si c'eiàt été insuffisant, je lui en aurais
infligé, je 1 aurais isolée, enfermée, je lui eusse pns
le peu d'argent qu'elle avait pour que le dénuement
l'empêchât matériellement de faire le voyage.
Comme jadis quand je voulais aller à Balbec, ce qui
me poussait à partir c'était le désir d'une église
persane, d'une tempête à l'aube, ce qui maintenant
me déchirait le cœur en pensant qu'Albertine irait
peut-être à Trieste, c'était qu'elle y passerait la
nuit de Noël avec l'amie de M^^^ Vinteuil : car l'ima-
gination, quand elle change de nature et se tourne
en sensibilité, ne dispose pas pour cela d'un nombre
plus grand d'images simultanées. On m'aurait dit
qu'elle ne se trouvait pas en ce moment à Cherbourg
ou à Trieste, qu'elle ne pourrait pas voir Albertine,
comme j'aurais pleuré de douceur et de joie ! Comme
ma vie et son avenir eussent changé ! Et pourtant je
savais bien que cette localisation de ma jalousie
était arbitraire, que si Albertine avait ces goiîts elle
pouvait les assouvir avec d'autres. D'ailleurs, peut-
être même ces mêmes jeunes filles, si elles avaient
pu la voir a'Ueurs, n'auraient pas tant torturé mon
cœur. C'était de Trieste, de ce monde inconnu oii je
sentais que se plaisait Albertine, oti étaient ses souve-
nirs, ses amitiés, ses amours d'enfance, que s'exhalait
cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle
qui montait jadis jusqu'à ma chambre de Combray,
de la salle à manger où j'entendais causer et rire
avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes.
326 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
maman qui ne viendrait pas me dire bonsoir ; comme
celle qui avait rempli, pour Swann, les maisons où
Odette allait chercher en soirée d'inconcevables
joies. Ce n'était plus comme vers un pays déhcieux
où la race est pensive, les couchants dorés, les caril-
lons tristes, que je pensais mamtenant à Tneste,
mais comme à une cité maudite que j'aurais voulu
faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde
réel. Cette ville était enfoncée dans mon cœur comme
vme pointe permanente. Laisser partir bientôt
Albertine pour Cherbourg et Trieste me faisait
horreur ; et même rester à Bal bec. Car maintenant
que la révélation de l'intimité de mon amje avec
Mlle Vinteuil me devenait une quasi-certitude, il
me semblait que, dans tous les moments où Albertine
n'était pas avec moi (et il y avait des jours entiers
où, à cause de sa tante, je ne pouvais pas la voir),
elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à
d'autres. L'idée que ce soir même elle pourrait voir
les cousines de Bloch me rendait fou. Aussi, après
qu'elle m'eût dit que pendant quelques jours elle ne
me quitterait pas, je lui répondis : « Mais c'est que
je voudrais partir pour Paris. Ne partiriez-vous pas
avec moi ? Et ne voudriez-vous pas venir habiter
un peu avec nous à Paris ?» A tout prix il fallait
l'empêcher d'être seule, au moins quelques jours, la
garder près de moi pour être sûr qu'elle ne pût voir
l'amie de M^^*^ Vinteuil. Ce serait, en réalité, habiter
seule avec moi, car ma mère, profitant d'un voyage
d'inspection qu'allait taire mon père, s'était prescrit
comme un devoir d'obéir à une volonté de ma
grand'mère qui désirait qu'elle allât quelques jours à
Combray auprès d'une de ses sœurs. Maman n'ai-
mait pas sa tante parce qu'elle n'avait pas été pour
grand'mère, si tendre pour elle, la sœur qu'elle aurait
dû. Ainsi, devenus grands, les enfants se rappellent
avec rancune ceux qui ont été mauvais pour eux.
SODOME ET GOMORRHE 327
Mais maman, devenue ma grand'mère, elle était
incapable de rancune ; la vie de sa mère était pour
elle comme une pure et innocente enfance où elle
allait puiser ces souvenirs dont la douceur ou l'amer-
tume réglait ses actions avec les uns et les autres.
Ma tante aurait pu fournir à maman certams détails
inestimables, mais maintenant elle les aurait diffi-
cilement, sa tante était tombée très malade (on disait
d'un cancer), et elle se reprochait de ne pas être
allée plus tôt pour tenir compagnie à mon père, n'y
trouvait qu'une raison de plus de faire ce que sa
mère aurait fait et, comme elle, allait, à l'anniversaire
du père de ma grand'mère, lequel avait été si mauvais
père, porter sur sa tombe des fleurs que ma grand'-
mère avait l'habitude d'y porter. Ainsi, auprès de
la tombe qui allait s'entr 'ouvrir, ma mère voulait-
elle apporter les doux entretiens que ma tante
n'était pas venue offrir à ma grand'mère. Pendant
qu'elle serait à Combray, ma mère s'occuperait de
certains travaux que ma grand'mère avait toujours
désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous
la surveillance de sa tille. Aussi n'avaient-ils pas en-
core été commencés, maman ne voulant pas, en
quittant Paris avant mon père, lui faire trop sentir
le poids d'un deuil auquel il s'associait, mais qui ne
pouvait pas l'affliger autant qu'elle. « Ah ! ça ne
serait pas possible en ce moment, me répondit
Albertine. D'ailleurs, quel besoin avez-vous de
rentrer si vite à Paris, puisque cette dame est partie?
— Parce que je serai plus calme dans un endroit
oix ie l'ai connue, plutôt qu'à Balbec qu'elle n'a
jamais vu et que i'ai pns en horreur » AJbertine
a-t-eile compris plus tard que cette autre temme
n'existait pas, et que si, cette nuit-là, j'avais par-
faitement voulu mourir, c'est parce qu'elle m'avait ^
étourdiment révélé qu'elle était liée avec l'amie de
Mlle Vinteuil ? C'est possible. Il y a des moments
328 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
où cela me paraît probable. En tout cas, ce matin-là,
elle crut à l'existence de cette femme. « Mais vous
devriez épouser cette dame, me dit-elle, mon petit,
vous seriez heureux, et elle sûrement aussi serait
heureuse. » Je lui répondis que l'idée que je pourrais
rendre cette femme heureuse avait, en effet, failli
me décider ; dernièrement, quand j'avais fait un gros
héritage qui me permettrait de donner beaucoup de
luxe, de plaisirs à ma femme, j'avais été sur le point
d'accepter le sacrifice de ceUe que j'aimais. Grisé
par la reconnaissance que m'inspirait la gentillesse
d'Albertine si près de la souffrance atroce qu'elle
m'avait causée, de même qu'on promettrait volontiers
une fortune au garçon de café qui vous verse un
sixième verre d'eau-de-vie, je lui dis que ma femme
aurait une auto, un yacht ; qu'à ce point de vue,
puisque Albertine aimait tant faire de l'auto et du
yachting, il était malheureux qu'elle ne fût pas celle
que j'aimasse ; que j'eusse été le mari parfait pour
elle, mais qu'on verrait, qu'on pourrait peut-être se
voir agréablement. Malgré tout, comme dans l'ivresse
même on se retient d'interpeller les passants, par
peur des coups, je ne commis pas l'imprudence
(si c'en était une), comme j'aurais fait au temps de
Gilberte, en lui disant que c'était eUe, Albertine, que
j'aimais. «Vous voyez, j'ai failh l'épouser. Mais je
n'ai pas osé le faire pourtant, je n'aurais pas voulu
faire vivre une jeune femme auprès de quelqu'un de
si souffrant et de si ennuyeux. — Mais vous êtes
fou, tout le monde voudrait vivre auprès de vous,
regardez comme tout le monde vous recherche. On
ne parle que de vous chez M"*^ Verdurin, et dans le
plus grand monde aussi, on me l'a dit. Elle n'a donc
pas été gentiUe avec vous, cette dame, pour vous
donner cette unpression de doute sur vous-même ?
Je vois ce que c'est, c'est une méchante, je la déteste,
ah ! si j'avais été à sa place... — Mais non, elle est
SODOME ET GOMORRHE 329
très gentille, trop gentille. Quant aux Verdurin et
au reste, je m'en moque bien. En dehors de celle
que j'aime et à laquelle, du reste, j'ai renoncé, je ne
tiens qu'à ma petite Albertine, il n'y a qu'eUe, en me
voyant beaucoup — du moins les premiers jouis,
ajoutais-je pour ne pas l'effrayer et pouvoir demander
beaucoup ces jours-là — qui pourra un peu me
consoler. » Je ne fis que vaguement allusion à une
possibilité de mariage, tout en disant que c'était
irréalisable parce que nos caractères ne concorderaient
pas. Malgré moi, toujours poursuivi dans ma jalousie'
par le souvenir des relations de Saint-Loup avec
a Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec
Odette, j'étais trop porté à croire que, du moment
que j'aimais, je ne pouvais pas être aimé et que
l'intérêt seul pouvait attacher à moi une femme.
Sans doute c'était une folie de juger Albertine d'après
Odette et Rachel. Mais ce n'était pas elle, c'était
moi ; c'étaient les sentiments que je pouvais inspirer
que ma jalousie me faisait trop sous-estimer. Et de
ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute
bien des malheurs qui allaient fondre sur nous.
« Alors, vous refusez mon invitation pour Paris ? —
Ma tante ne voudrait pas que je parte en ce moment.
D'ailleurs, même si plus tard je peux, est-ce que cela
n'aurait pas l'air drôle que je dfescende ainsi chez
vous ? A Paris on saura bien que je ne suis pas votre
cousine. — Hé bien ! nous dirons que nous sommes
un peu fiancés. Qu'est-ce que cela tait, puisque
vous savez que cela n'est pas vrai ?» Le cou d'Al-
bertine, qui sortait tout entier de sa chemise, était
puissant, doré, à gros grains. Je l'embrassai aussi
purement que si j'avais embrassé ma mère pour
calmer un chagrin d'enfant que je croyais alors ne
pouvoir jamais arracher de mon cœur. Albertine me
quitta pour aller s'habiller. D'ailleurs son dévouement
fléchissait déjà ; tout à l'heure, elle m'avait dit qu'elle
330 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
ne me quitterait pas d'une seconde. (Et je sentais
bien que sa résolution ne durerait pas puisque je
craignais, si nous restions à Balbec, qu'elle vit ce
soir même, sans moi, les cousines de Bloch.) Or elle
venait maintenant de me dire qu'elle voiilait passer
à Mamevilie et qu'elle reviendrait me voir dans l'a-
près-midi. Elle n'était pas rentrée la veille au soir,
il pouvait y avoir des lettres pour elle ; de plus, sa
tante pouvait être inquiète. J'avais répondu : « Si
ce n'est que pour cela, on peut envoyer le lift dire
à votre tante que vous êtes ici et chercher vos
lettres. » Et désireuse de se montrer gentille mais
contrariée d'être asservie, elle avait plissé le front
puis, tout de suite, très gentiment, dit : « C'est cela »,
et elle avait envoyé le lift. Albertine ne m'avait pas
quitté depuis un moment que le lift vint frapper
légèrement. Je ne m'attendais pas à ce que, pendant
que je causais avec Albertine, il eût eu le temps d'aller
à Maineville et d'en revenir. Il venait me dire qu'Al-
bert ine avait écrit un mot à sa tante et qu'elle
pouvait, si je voulais, venir à Paris le jour même.
Elle avait, du reste, eu tort de lui donner la commis-
sion de vive voix, car déjà, malgré l'heure matinale,
le directeur était au courant et, affolé, venait me
demander si j'étais mécontent de quelque chose, si
vraiment je partais, si je ne pourrais pas attendre
au moms quelques jours, le vent étant aujourd'hui
assez craintif (à craindre). Je ne voulais pas lui
expliquer que je voulais à tout prix qu'Albertine
ne fût plus à Balbec à l'heure où les cousines de
Bloch faisaient leur promenade, surtout Andrée, qui
seule eût pu la protéger, n'étant pas là, et que Balbec
était comme ces endroits où un malade qui n'y respire
plus est décidé, dût-il mourir en route, à ne pas
passer la nuit suivante. Du reste, j'allais avoir à
lutter contre des prières du même genre, dans l'hôtel
d'abord, où Marie Gmeste et Céleste Albaret avaient
SODOME ET GOMORRIIL 331
les yeux rouges. (Marie, du reste, faisait entendre le
sanglot pressé d'un torrent. Céleste, plus molle, lui
recommandait le calme ; mais Marie ayant murmuré
les seuls vers qu'elle connût : Ici-bas tous les lilas
meurent, Céleste ne put se retenir et une nappe de
larmes s'épandit sur sa figure couleur de lilas ; je
pense, du reste, qu'elles m'oublièrent dès le soir
même.) Ensuite, dans le petit chemin de fer d'intérêt
locaJ, malgré toutes mes précautions pour ne pas
être vu, je rencontrai M. de Cambremer qui, à la vue
de mes malles, blêmit, car il comptait sur moi pour
le surlendemain ; il m'exaspéra en voulant me
persuader que mes étouffements tenaient au chan-
gement de temps et qu'octobre serait excellent pour
eux, et il me demanda si, en tout ca3, « je ne pourrais
pas remettre mon départ à huitaine », expression
dont la bêtise ne me mit peut-être en fureur que
parce que ce qu'il me proposait me faisait mal. Et
tandis qu'il me parlait dans le wagon, à chaque
station je craignais de voir apparaître, plus terribles
qu'Heribald ou Guiscard, M. de Crécy implorant
d'être invité, ou, plus redoutable encore. M"»® Ver-
durin tenant à m'inviter. Mais cela ne devait arriver
que dans quelques heures. Je n'en étais pas encore
là. Je n'avais à faire face qu'aux plaintes désespérées
du directeur. Je réconduisis, car je craignais que, tout
en chuchotant, il ne finît par éveiller maman. Je
restai seul dans la chambre, cette même chambre
trop haute de plafond où j'avais été si malheureux
à la première arrivée, où j'avais pensé avec tant de
tendresse à M^^^ de Stermaria, guetté le passage
d'Albertine et de ses amies comme d'oiseaux migra-
teurs arrêtés sur la plage, où je l'avais possédée avec
tant d'indifférence quand je l'avais fait chercher
par le lift, où j'avais connu la bonté de ma grand'-
mère, puis appns qu'elle était morte ; ces volets,
au pied desquels tombait la lumière du matin, je les
332 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
avais ouverts la première fois pour apercevoir les
premiers contreforts de la mer (ces volets qu'Alber-
tine me faisait fermer pour qu'on ne nous vît pas
nous embrasser). Je prenais conscience de mes propres
transformations en les confrontant à l'identité des
choses. On s'habitue pourtant à elles comme aux
personnes et quand, tout d'un coup, on se rappelle
la signification différente qu'elles comportèrent, puis,
quand elles eurent perdu toute signification, les
événements bien différents de ceux d'aujourd'hui
qu'elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous
le même plafond, entre les mêmes bibhothèques
vitrées, le changement dans le cœur et dans la vie
que cette diversité implique, semblent encore accrus
par la permanence immuable du décor, renforcés par
l'unité du lieu.
~'=-\^T>e\XK. ou trois fois, pendant un instant, j'eus
1 idée que le monde où était cette chambre et ces
bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu
de chose, était peut-être un monde intellectuel,
qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque
chose comme celui que dorme la lecture d'un roman
et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable
et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu'il
suffirait peut-être d'un petit mouvement de ma
volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en
dépassant ma douleur comme un cerceau de papier
qu'on crève, et ne plus me soucier davantage de ce
qu'avait fait Albertine que nous ne nous soucions des
actions de l'héroïne imaginaire d'un roman après
que nous en avons fini la lecti^r^ Au reste, les maî-
tresses que j'ai le plus aimées n'ont coïncidé jamais
r avec mon amour pour elles, ^et amour était vrai,
puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à
les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un
soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt
la propriété d'éveiller cet amour, de le porter à sou
SODOME ET GOMORRHE 333
paroxysme, qu'elles n'en étaient l'image. Quand je
les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais
rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût
l'expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir,
ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu'une
vertu n'ayant aucun rapport avec elles leur avait
été accessoirement adjointe par la nature, et que
cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour
effet sur moi d'exciter mon amour, c'est-à-dire de
diriger toutes mes actions et de causer toutes mes
souffrancèOMais de cela la beauté, ou l'intelligence,
ou la booJe de ces femmes étaient entièrement dis-
tincte^Comme par un courant électrique qui vous
meut, j ai été secoué par mes amours, je les ai vécus,
je les ai sentis : jamais je n'ai pu arriver à les voir
ou à les penser. J'incline même à croire que dans
ces amours (je mets de côté le plaisir physique, qui
les accompagne d'ailleurs habituellement, mais ne
sufl&t pas à les constituer), sous l'apparence de la
femme, c'est à ces forces invisibles dont elle est
accessoirement accompagnée que nous nous adres-
sons comme à d'obscures divinités. C'est el'es dont
la bienveillance nous est nécessaire, dont nous
recherchons le contact sans y trouver de plaisir
positif. Avec ces déesses, la femme, durant le rendez-
vous, nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous
avons, comme des offrandes, promis des bijoux, des
voyages, prononcé des formules qui signifient que
nous adorons et des formules contraires qui signifient
que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de
tout notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-
vous, mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour
la femme elle-même, si elle n'était pas complétée de
ces forces occultes, que nous prendrions tant de peine,
alors que, quand elle est partie, nous ne saurions
dire comment elle était habillée et que nous nous
apercevons que nous ne l'avons même pas regardée ?
334 ^ ^^ RECHERCHE DU TEMPS PERDU
\ Comme la vue est un sens trompeur, un corps
humain, même aimé, comme était celui d'Albertine,
nous semble, à quelques mètres, à quelques centi-
mètres, distant de nous. Et l'âme qui est à lui de
même. Seulement, que quelque chose change violem-
ment la place de cette âme par rapport à nous, nous
montre qu'elle aime d'autres êtres et pas nous, alors,
aux battements de notre cœur disloqué, nous sentons
que c'est, non pas à quelques pas de nous, mais en
nous, qu'était la créature chérie. En nous, dans des
régions plus ou moins superficielles. Mais les mots :
«Cette amie, c'est M^i^^Vinteuil» avaient été le Sésame,
que j'eusse été incapable de trouver moi-même, qui
avait fait entrer Albertine dans la profondeur de
mon cœur déchiré. Et la porte qui s'était refermée
sur elle, j'aurais pu chercher pendant cent ains sans
savoir comment on pourrait la rouvrir.
Ces mots, j'avais cessé de les entendre un instant
pendant qu'AJbertine était auprès de moi tout à
l'heure. En l'embrassant comme j'embrassais ma
mère, à Combray, pour calmer mon angoisse, je
croyais presque à l'innocence d'Albertine ou, du
moins, je ne pensais pas avec continuité à la décou-
verte que j'avais faite de son vice. Mais maintenant
que j'étais seul, les mots retentissaient à nouveau,
comme ces bruits intérieurs de l'oreille qu'on entend
dès que quelqu'un cesse de vous parler. Son vice
maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La
lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les
choses autour de moi, me fit prendre à nouveau, com-
me en me déplaçant un instant par rapport à elle,
conscience plus cruelle encore de ma souftrance.
Je n'avais jamais vu commencer une matinée si
belle ni si douloureuse. En pensant à tous les pay-
sages indifférents qui allaient s'illuminer et qui, la
veille encore, ne m'eussent rempU que du désir de
les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans
SODOME ET GOMORRHE 335
un geste d'offertoire mécaniquement accompli et
qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que
j'allais avoir à faire de toute joie, chaque matin,
jusqu'à la fin de ma vie, renouvellement, solennelle-
ment célébré à chaque aurore, de mon chagrin quoti-
dien et du sang de ma plaie, l'oeuf d'or du soleil, comme
propulsé par la rupture d'équilibre qu'amènerait au
moment de la coagulation un changement de densité,
barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva
d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait
depuis un moment frémissant et prêt à entrer en
scène et à s'élancer, et dont il effaça sous des flots
de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m'en-
tendis moi-même pleurer. Mais à ce moment, contre
toute attente, la porte s'ouvrit et, le cœur battant,
il me sembla voir ma grand'mère devant moi, comme
en une de ces apparitions que j'avais déjà eues, mais
seulement en dormant. Tout cela n'était-il donc
qu'un rêve ? Hélas, j'étais bien éveillé. «Tu trouves
que je ressemble à ta pauvre grand'mère », me dit
maman — car c'était elle — avec douceur, comme
pour calmer mon effroi, avouant, du reste, cette
ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste
qui n'avait jamais connu la coquetterie. Ses cheveux
en désordre, oii les mèches grises n'étaient point
cachées et serpentaient autour de ses yeux inquiets,
de ses joues vieillies, la robe de chambre même de
ma grand'mère qu'eUe portait, tout m'avait, pendant
une seconde, empêché de la reconnaître et fait hésiter
si je dormais ou s* ma grand'mère était ressuscitée.
Depuis longtemps déjà ma mère ressemblait à ma
grand'mère bien plus qu'à la jeune et rieuse maman
qu'avait connue mon enfance. Mais je n'y avais plus
soneé. Ainsi, quand on est resté longtemps à lire,
distrait, on ne s'est pas aperçu que passait l'heure,
et tout d'vm coup on voit autour de soi le soleil,
qu'il y avait la veille à la même heure, éveiller autour
336 A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
de lui les mêmes harmonies, les mêmes correspon-
dances qui préparent le couchant. Ce fut en souriant
que ma mère me signala à moi-même mon erreur, car
il lui était doux d'avoir avec sa mère ime telle
ressemblance. « Je suis venue, me dit ma mère, parce
qu'en dormant il me semblait entendre quelqu'un
qui pleurait. Cela m'a réveillée. Mais comment se
fait-il que tu ne sois pas couché ? Et tu as les yeux
pleins de larmes. Qu'y a-t-il ?» Je pris sa tête dans
mes bras : o Maman, voilà, j'ai peur que tu me croies
bien changeant. Mais d'abord, hier je ne t'ai pas
parlé très gentiment d'Albertine ; ce que je t'ai dit
était injuste. — Mais qu'est-ce que cela peut faire ? »
me dit ma mère, et, apercevant le soleil levant, elle
sourit tristement en pensant à sa mère, et pour que
je ne perdisse pas le fruit d'un spectacle que ma
grand'mère regrettait que je ne contemplasse jamais,
elle me montra la fenêtre. Mais derrière la plage de
Balbec, la mer, le lever du soleil, que maman me
montrait, je voyais, avec des mouvements de déses-
poir qui ne lui échappaient pas, la chambre de
Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme
une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place
de l'amie de M^^* Vinteuil et disait avec des éclats
de son rire voluptueux : « Eh bien 1 si on nous voit,
ce n'en sera que meilleur. Moi ! je n'oserais pas
cracher sur ce vieux singe ? » C'est cette scène que
je voyais derrière celle qui s'étendait dans la fenêtre
et qui n'était sur l'autre qu'un voile morne, super-
posé comme un reflet. Elle semblait 3lle-même, en
effet, presque irréelle, comme une vue peinte. En face
de nous, à la saillie de la falaise de Par ville, le petit
bois où nous avions joué au furet inclinait en pente
jusqu'à la mer, sous le vernis encore tout doré de
l'eau, le tableau de ses feuillages, comme à l'heure
où souvent, à la fin du jour, quand j'étais allé y
faire une sieste avec Albertme, nous nous étions levés
SODOME ET GOMORRHE 337
en voyant le soleil descendre. Dans le désordre des
brouillards de la nuit qui tramaient encore en loques
roses et bleues sur les eaux encombrées des débris
de nacre de l'aurore, des bateaux passaient en sou-
riant à la lumière oblique qui jaunissait leur voile
et la pointe de leur beaupré comme quand ils rentrent
le soir : scène imaginaire, grelottante et déserte, pure
évocation du couchant, qui ne reposait pas, comme le
soir, sur la suite des heures du jour que j'avais
l'habitude de voir le précéder, déliée, interpolée, plus
inconsistante encore que l'image horrible de Mont-
jouvain qu'elle ne parvenait pas à annuler, à couvriir,
à cacher — poétique et vaine image du souvenir et
du songe. « Mais voj'ons, me dit ma mère, tu ne m'as
dit aucun mal d'elle, tu m'as dit qu'elle t'ermuyait
un peu, que tu étais content d'avoir renoncé à l'idée
de l'épouser. Ce n'est pas une raison pour pleurer
comme cela. Pense que ta maman part aujourd'hui
et va être désolée de laisser son grand loup dans cet
état-là. D'autant plus, pauvre petit, que je n'ai
guère le temps de te consoler. Car mes affaires ont
beau être prêtes, on n'a pas trop de temps un jour de
départ. — Ce n'est pas cela. » Et alors, calculant
l'avenir, pesant bien ma volonté, comprenant qu'une
telle tendresse d'Albertine pour l'amie de M^^*
Vinteuil, et pendant si longtemps, n'avait pu être
innocente, qu'Albertine avait été initiée, et, autant
que tous ses gestes me le montraient, était d'ailleurs
née avec la prédisposition du vice que mes inquiétudes
n'avaient que trop de fois pressenti, auquel elle
n'avait jamais dû cesser de se livrer (auquel elle se
livrait peut-être en ce moment, profitant d'un
instant où je n'étais pas là), je dis à ma mère, sachant
la peine que je lui faisais, qu'eUe ne me montra pas
et qui se trahit seulement chez elle par cet air de
sérieuse préoccupation qu'elle avait quand elle
compcirait la gravité de me faire du chagrin ou de
33^ A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
me laire du mai, cet air qu'elle avait eu à Combray
pour la première fois quand elle s'était résignée à
passer la nuit auprès de moi, cet air qui en ce moment
ressemblait extraordinairement à celui de ma grand'-
mère me permettant de boire du cognac, ie dis à
ma mère : a Je sais la peine que je vais te faire.
D'abord, au lieu de rester ici comme tu le voulais,
je vais partir en même temps que toi. Mais cela
n'est encore nen. Je me porte mal ici, j'aime mieux
rentrer. Mais écoute-mo n'aie pas trop de chagnn.
Voici. Oe me suis trompé, je t'ai trompée de bonne
foi hier, l'ai réfléchi toute la nuit. Il faut absolument,
et décidons-le tout de suite, parce que je me rends
bien compte maintenant, parce que je ne changerai
plus, et que je ne pourrais pas vivre sans cela, il
faut absolument que j'épouse Albertine.7^
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Proust, Marcel
.\ la recherche du temps
perdu
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Proust, Marcel
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A la recherche du temps
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perdu
1919a
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